ACTE II - Scène III



(Prusias, Nicomède, Flaminius, Araspe)

Flaminius
Sur le point de partir, Rome, seigneur, me mande
Que je vous fasse encor pour elle une demande.
Elle a nourri vingt ans un prince votre fils ;
Et vous pouvez juger les soins qu'elle en a pris
Par les hautes vertus et les illustres marques
Qui font briller en lui le sang de vos monarques.
Surtout il est instruit en l'art de bien régner :
C'est à vous de le croire et de le témoigner.
Si vous faites état de cette nourriture,
Donnez ordre qu'il règne, elle vous en conjure ;
Et vous offenseriez l'estime qu'elle en fait
Si vous le laissiez vivre et mourir en sujet.
Faites donc aujourd'hui que je lui puisse dire
Où vous lui destinez un souverain empire.

Prusias
Les soins qu'ont pris de lui le peuple et le sénat
Ne trouveront en moi jamais un père ingrat ;
Je crois que pour régner il en a les mérites,
Et n'en veux point douter après ce que vous dites.
Mais vous voyez, seigneur, le prince son aîné^
Dont le bras généreux trois fois m'a couronné ;
Il ne fait que sortir encor d'une victoire,
Et pour tant de hauts faits je lui dois quelque gloire.
Souffrez qu'il ait l'honneur de répondre pour moi.

Nicomède
Seigneur, c'est à vous seul de faire Attale roi.

Prusias
C'est votre intérêt seul que sa demande touche.

Nicomède
Le vôtre toutefois m'ouvrira seul la bouche.
De quoi se mêle Rome ? et d'où prend le sénat.
Vous vivant, vous régnant, ce droit sur votre Etat ?
Vivez, régnez, seigneur, jusqu'à la sépulture ;
Et laissez faire après ou Rome ou la nature.

Prusias
Pour de pareils amis il faut se faire effort.

Nicomède
Qui partage vos biens aspire à votre mort,
Et de pareils amis, en bonne politique…

Prusias
Ah ne me brouillez point avec la république ;
Portez plus de respect à de tels alliés.

Nicomède
Je ne puis voir sous eux les rois humiliés ;
Et, quel que soit ce fils que Rome vous renvoie,
Seigneur, je lui rendrais son présent avec joie.
S'il est si bien instruit en l'art de commander,
C'est un rare trésor qu'elle devrait garder,
Et conserver chez soi sa chère nourriture,
Ou pour le consulat ou pour la dictature.

Flaminius(à Prusias.)
Seigneur, dans ce discours qui nous traite si mal,
Vous voyez un effet des leçons d'Annibal :
Ce perfide ennemi de la grandeur romaine
N'en a mis en son cœur que mépris et que haine.

Nicomède
Non ; mais il m'a surtout laissé ferme en ce point,
D'estimer beaucoup Rome, et ne la craindre point,
On me croit son disciple, et je le tiens à gloire ;
Et quand Flaminius attaque sa mémoire,
Il doit savoir qu'un jour il me fera raison
D'avoir réduit mon maître au secours du poison,
Et n'oublier jamais qu'autrefois ce grand homme
Commença par son père à triompher de Rome.

Flaminius
Ah ! c'est trop m'outrager.

Nicomède
N'outragez plus les morts.

Prusias
Et vous, ne cherchez point à former de discorde.
Parlez, et nettement, sur ce qu'il me propose.

Nicomède
Hé bien ! s'il est besoin de répondre autre autre chose,
Attale doit régner, Rome l'a résolu :.
Et puisqu'elle a partout un pouvoir absolu,
C'est aux rois d'obéir alors qu'elle commande.
Attale a le cœur grand, l'esprit grand, l'âme grande,
Et toutes lès grandeurs dont se fait un grand roi.
Mais c'est trop que d'en croire un Romain sur sa foi.
Par quelque grand effet voyons s'il en est digne :
S'il a cette vertu, cette valeur insigne,
Donnez-lui votre armée, et voyons ces grands coups ;
Qu'il fasse pour lui ce que j'ai fait pour vous ;
Qu'il régne avec éclat sur sa propre conquête,
Et que de sa victoire il couronne sa tête.
Je lui prête mon bras, et veux dès maintenant,
S'il daigne s'en servir, être son lieutenant.
L'exemple des Romains m'autorise à le faire :
Le fameux Scipion le fut bien de son frère ;
Et, lorsque Antiochus fut par eux détrôné,
Sous les lois du plus jeune on vit marcher l'aîné.
Les bords de l'hellespont, ceux de la mer Egée.
Le reste de l'Asie à nos côtés rangée,
Offrent une matière à son ambition…

Flaminius
Rome prend tout ce reste en sa protection ;
Et vous n'y pouvez plus étendre vos conquêtes
Sans attirer sur vous d'effroyables tempêtes.

Nicomède
J'ignore sur ce point les volontés du roi :
Mais peut-être qu'un jour je dépendrai de moi ;
Et nous verrons alors l'effet de ces menaces.
Vous pouvez cependant faire munir ces places,
Préparer un obstacle à mes nouveaux desseins,
Disposer de bonne heure un secours de Romains ;
Et si Flaminius en est le capitaine,
Nous pourrons lui trouver un lac de Trasimène.

Prusias
Prince, vous abusez trop tôt de ma bonté.
Le rang d'ambassadeur doit être respecté :
Et l'honneur souverain qu'ici je vous défère…

Nicomède
Ou laissez-moi parler, sire, bu faites-moi taire ;
Je ne sais point répondre autrement pour un roi
A qui dessus son trône on veut faire la loi.

Prusias
Vous m'offensez moi-même en parlant de la sorte ;
Et vous devez dompter l'ardeur qui vous emporte.

Nicomède
Quoi ! je verrai, seigneur, qu'on borne vos Etats,
Qu'au milieu de ma course on m'arrête le bras,
Que e vous menacer on ait même l'audace,
Et je ne rendrai point menace pour menace !
Et je remercierai qui me dit hautement
Qu'il ne m'est plus permis de vaincre impunément !

Prusias(à Flaminius.)
Seigneur, vous pardonnez aux chaleurs de son âge :
Le temps et la raison pourront le rendre sage.

Nicomède
La raison et le temps m'ouvrent assez les yeux,
Et l'âge ne fera que me les ouvrir mieux.
Si j'avais jusqu'ici vécu comme ce frère
Avec une vertu qui fût imaginaire
Car je l'appelle ainsi quand elle est sans effets ;
Et l'admiration de tant d'hommes parfaits
Dont il a vu dans Rome éclater le mérite
N'est pas grande Vertu si l'on ne les imite :
Si j'avais donc vécu dans ce même repos
Qu'il a vécu dans Rome auprès de ses héros,
Elle me laisserait la Bithynie entière
Telle que de tout temps l'aîné la tient d'un père,
Et s'empresserait moins à le faire régner,
Si vos armes sous moi n'avaient su rien gagner :
Mais parce qu'elle voit avec la Bithynie
Par trois sceptres conquis trop de puissance unie,
Il faut la diviser ; et, dans ce beau projet,
Ce prince est trop bien né pour vivre mon sujet !
Puisqu'il peut la servir à me faire descendre,
Il a plus de vertu que n'en eut Alexandre ;
Et je lui dois quitter, pour le mettre en mon rang,
Le bien de mes aïeux ou le prix de mon sang.
Grâces aux immortels, l'effort de mon courage
Et ma grandeur future ont mis Rome en ombrage :
Vous pouvez l'en guérir, seigneur, et promptement ;
Mais n'exigez d'un fils aucun consentement :
Le maître qui prit soin d'instruire ma jeunesse
Ne m'a jamais appris à faire une bassesse.

Flaminius
À ce que je puis voir, vous avez combattu,
Prince, par intérêt plutôt que par vertu.
Les plus rares exploits que vous ayez pu faire
N'ont jeté qu'un dépôt sur la terre d'un père ;
Il n'est que gardien de leur illustre prix ;
Et ce n'est que pour vous que vous avez conquis,
Puisque cette grandeur à son trône attachée
Sur nul autre que vous ne peut être épanchée.
Certes, je vous croyais un peu plus généreux.
Quand les Romains le sont, ils ne font rien pour eux.
Scipion, dont tantôt vous vantiez le courage,
Ne voulait point régner sur les murs de Carthage ;
Et de tout ce qu'il fit pour l'empire romain
Il n'en eut que la gloire et le nom d'Africain.
Mais on ne voit qu'à Rome une vertu si pure ;
Le reste de la terre est d'une autre nature.
Quant aux raisons d'Etat qui vous font concevoir
Que nous craignions en vous l'union du pouvoir ;
Si vous en consultiez des têtes bien sensées,
Elles vous déferaient de ces belles pensées.
Par respect pour le roi je ne dis rien de plus.
Prenez quelque loisir de rêver là-dessus.
Laissez moins de fumée à vos feux militaires,
Et vous pourrez avoir des visions plus claires.

Nicomède
Le temps pourra donner quelque décision
Si la pensée est belle, ou si c'est vision.
Cependant…

Flaminius
Cependant si vous trouvez des charmes
A pousser plus avant la gloire de vos armes,
Nous ne la bornons point ; mais comme il est permis,
Contre qui que ce soit, de servir ses amis,
Si vous ne le savez, je veux bien vous l'apprendre,
Et vous en donne avis pour ne vous pas surprendre.
Au reste, soyez sûr que vous posséderez
Tout ce qu'en votre cœur déjà vous dévorez :
Le Pont sera pour vous, avec la Galatie,.
Avec la Cappadoce, avec la Bithynie.
Ce bien de vos aïeux, ces prix de votre sang,
Ne mettront point Attale en votre illustre rang ;
Et, puisque leur partage est pour vous un supplice,
Rome n'a pas dessein de vous faire injustice.
Ce prince régnera sans rien prendre sur vous.
(à Prusias.)
La reine d'Arménie a besoin d'un époux,
Seigneur, l'occasion ne peut être plus belle ;
Elle vit sous vos lois, et vous disposez d'elle.

Nicomède
Voilà le vrai secret de faire Attale roi,
Comme vous l'avez dit, sans rien prendre sur moi.
La pièce est délicate, et ceux qui l'ont tissue
A de si longs détours font une digne issue.
Je n'y réponds qu'un mot, étant sans intérêt.
Traitez cette princesse en reine comme elle est ;
Ne touchez point en elle aux droits du diadème :
Ou pour les maintenir je périrai moi-même.
Je vous en donne avis, et que jamais les rois,
Pour vivre en nos Etats, ne vivent sous nos lois ;
Qu'elle seule en ces lieux d'elle-même dispose.

Prusias
N'avez-vous, Nicomède, à lui dire autre chose ?

Nicomède
Non, seigneur, si ce n'est que la reine, après tout,
Sachant ce que je puis, me pousse trop à bout.

Prusias
Contre elle dans ma cour que peut votre insolence ?

Nicomède
Rien du tout, que garder ou rompre le silence.
Une seconde fois avisez, s'il vous plaît,
A traiter Laodice en reine comme elle est :
C'est moi qui vous en prie.

Autres textes de Pierre Corneille

Tite et Bérénice

"Tite et Bérénice" est une tragédie en cinq actes écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1670. Cette pièce est inspirée de l'histoire réelle de l'empereur romain...

Théodore

"Théodore" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1645. Cette œuvre est notable dans le répertoire de Corneille pour son sujet religieux et son...

Suréna

"Suréna" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1674. C'est la dernière pièce écrite par Corneille, et elle est souvent considérée comme une de...

Sophonisbe

"Sophonisbe" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1663. Cette pièce s'inspire de l'histoire de Sophonisbe, une figure historique de l'Antiquité, connue pour son...

Sertorius

"Sertorius" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1662. Cette pièce se distingue dans l'œuvre de Corneille par son sujet historique et politique, tiré...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024