ACTE I - Scène V
(Arsinoé, Cléone)
Cléone
Vous lui cachez, madame, un dessein qui le touche !
Arsinoé
Je crains qu'en l'apprenant son cœur ne s'effarouche :
Je crains qu'à la vertu par les Romains instruit
De ce que je prépare il ne m'ôte le fruit,
Et ne conçoive mal qu'il n'est fourbe ni crime
Qu'un trône acquis par là ne rende légitime.
Cléone
J'aurais cru les Romains un peu moins scrupuleux,
Et la mort d'Annibal m'eût fait mal juger d'eux.
Arsinoé
Ne leur impute pas une telle injustice ;
Un Romain seul l'a faite et par mon artifice.
Rome l'eût laissé vivre, et sa légalité
N'eût point forcé les lois de l'hospitalité :
Savante à ses dépens de ce qu'il savait faire,
Elle le souffrait mal auprès d'un adversaire ;
Mais, quoique par ce triste et prudent souvenir
De chez Antiochus elle l'ait fait bannir,
Elle aurait vu couler sans crainte et sans envie
Chez un prince allié les restes de sa vie.
Le seul Flaminius, trop piqué de l'affront
Que son père défait lui laisse sur le front
Car je crois que tu sais que, quand l'aigle romaine
Vit choir ses légions aux bords de Trasimène,
Flaminius son père en était général,
Et qu'il y tomba mort de la main d'Annibal ;
Ce fils donc qu'a pressé la soif de sa vengeance
S'est aisément rendu de mon intelligence.
L'espoir d'en voir l'objet entre ses mains remis
A pratiqué par lui le retour de mon fils ;
Par lui j'ai jeté Rome en haute jalousie
De ce que Nicomède a conquis dans l'Asie,
Et de voir Laodice unir tous ses Etats,
Par l'hymen de ce prince à ceux de Prusias ;
Si bien que le sénat prenant un juste ombrage
D'un empire si grand sous un si grand courage,
Il s'en est fait nommer lui-même ambassadeur
Pour rompre cet hymen et borner sa grandeurEt voilà le seul point où Rome s'intéresse.
Cléone
Attale à ce dessein entreprend sa maîtresse !
Mais que n'agissait Rome avant que le retour
De cet amant si cher affermît son amour ?
Arsinoé
Irriter un vainqueur en tête d'une armée
Prête à suivre en tous lieux sa colère allumée,
C'était trop hasarder ; et j'ai cru pour le mieux
Qu'il fallait de son fort l'attirer en ces lieux.
Métrobate l'a fait par des terreurs paniques,
Feignant de lui trahir mes ordres tyranniques ;
Et, pour l'assassiner se disant suborné,
Il l'a, grâces aux dieux, doucement amené.
Il vient s'en plaindre au roi, lui demander justice ;
Et sa plainte le jette au bord du précipice.
Sans prendre aucun souci de m'en justifier,
Je saurai m'en servir à me fortifier.
Tantôt en le voyant j'ai fait de l'effrayée,
J'ai changé de couleur, je me suis écriée ;
Il a cru me surprendre et l'a cru bien en vain,
Puisque son retour même est l'œuvre de ma main.
Cléone
Biais, quoi que Rome fasse et qu'Attale prétende,
Le moyen qu'à ses yeux Laodice se rende ?
Arsinoé
Et je n'engage aussi mon fils en cet amour
Qu'à dessein d'éblouir le roi, Rome et la cour.
Je n'en veux pas, Cléone, au sceptre d'Arménie ;
Je cherche à m'assurer celui de Bithynie ;
Et si ce diadème une fois est à nous,
Que cette reine après se choisisse un époux.
Je ne la vais presser que pour la voir rebelle,
Que pour aigrir les cœurs de son amant et d'elle.
Le roi, que le Romain poussera vivement,
De peur d'offenser Rome agira chaudement ;
Et ce prince, piqué d'une juste colère,
S'emportera sans doute et bravera son père.
S'il est prompt et bouillant, le roi ne l'est pas moins ;
Et comme à l'échauffer j'appliquerai mes soins,
Pour peu qu'à de tels coups cet amant soit sensible,
Mon entreprise est sûre et sa perte infaillible.
Voilà mon cœur ouvert et tout ce qu'il prétend.
Mais dans mon cabinet Flaminius m'attend ;
Allons, et garde bien le secret de ta reine.
Cléone
Vous me connaissez trop pour vous en mettre en peine.