Scène XII
(L'AMOUR, CUPIDON, MERCURE, LA VERTU)
MERCURE
L'expédient est très bon.
CUPIDON
Dites-moi, Déesse, ne vaudrait-il pas mieux que nous vous tirassions chacun un petit coup de dard ? Vous jugeriez mieux de ce que nous valons par nos coups.
LA VERTU
Cela serait inutile. Je suis invulnérable. Et d'ailleurs, je veux vous écouter de sang-froid, sans le secours d'aucune impression étrangère.
MERCURE
C'est bien dit, point de prévention.
L'AMOUR
Il est bien humiliant pour moi de me voir tant de fois réduit à lutter contre lui.
CUPIDON
Mon ancien recule ici ? Ses flammes héroïques ont peur de mon feu bourgeois. C'est le brodequin qui épouvante le cothurne.
L'AMOUR
Je pourrais avoir peur, si nous avions pour juge une âme commune ; mais avec la Vertu, je n'ai rien à craindre.
CUPIDON
Il fait toujours des exordes. Il a pillé celui-ci dans Cléopâtre.
LA VERTU
Qu'importe ? Allons, je vous entends.
MERCURE
Le pas est réglé entre vous. C'est à l'Amour à commencer.
CUPIDON
Sans doute. Il est la tragédie, lui ; moi, je ne suis que la petite pièce. Qu'il vous glace d'abord, je vous réchaufferai après.
Mercure et la Vertu sourient.
L'AMOUR
Quoi ! met-il déjà les rieurs de son côté ?
LA VERTU
Laissez-le dire. Commencez, je vous écoute.
MERCURE
Motus.
(L'Amour s'écarte, et fait la révérence en abordant la Vertu.)
Permettez-moi, Madame, de vous demander un moment d'entretien. Jusques ici mon respect a réduit mes sentiments à se taire.
CUPIDON
(bâille.)
Ha, ha, ha.
L'AMOUR
Ne m'interrompez donc pas.
CUPIDON
Je vous demande pardon ; mais je suis l'Amour et le respect m'a toujours fait bâiller. N'y prenez pas garde.
MERCURE
Ce début me paraît froid.
LA VERTU
(, à l'Amour.)
Recommencez.
L'AMOUR
Je vous disais, Madame, que mon respect a réduit mes sentiments à se taire. Ils n'ont osé se produire que dans mes timides regards ; mais il n'est plus temps de feindre, ni de vous dérober votre victime. Je sais tout ce que je risque à vous déclarer ma flamme. Vos rigueurs vont punir mon audace. Vous allez accabler un téméraire ; mais, Madame, au milieu du courroux qui va vous saisir, souvenez-vous du moins que ma témérité n'a jamais passé jusqu'à l'espérance, et que ma respectueuse ardeur…
CUPIDON
Encore du respect ! Voilà mes vapeurs qui me reprennent.
MERCURE
Et les voilà qui me gagnent aussi, moi.
L'AMOUR
Déesse, rendez-moi justice. Vous sentez bien qu'on m'arrête au milieu d'une période assez touchante, et qui avait quelque dignité.
LA VERTU
Voilà qui est bien ; votre langage est décent. Il n'étourdit point la raison. On a le temps de se reconnaître ; et j'en rendrai bon compte.
MERCURE
Cela fait une belle pièce d'éloquence. On dirait d'une harangue.
CUPIDON
Oui-da ; cette flamme, avec les rigueurs de Madame, la témérité qu'on accable à cause de cette audace qui met en courroux, en dépit de l'espérance qu'on n'a point, avec cette victime qui vient brocher sur le tout : cela est très beau, très touchant, assurément.
L'AMOUR
(, à Cupidon.)
Ce n'est pas votre sentiment qu'on demande. Voulez-vous que je continue, Déesse ?
LA VERTU
Ce n'est pas la peine. En voilà assez. Je vois bien ce que vous savez faire. À vous, Cupidon.
MERCURE
Voyons.
CUPIDON
Non, Déesse adorable, ne m'exposez point à vous dire que je vous aime. Vous regardez ceci comme une feinte ; mais vous êtes trop aimable ; et mon cœur pourrait s'y méprendre. Je vous dis la vérité ; ce n'est pas d'aujourd'hui que vous me touchez. Je me connais en charmes. Ni sur la terre ni dans les cieux, je ne vois rien qui ne le cède aux vôtres. Combien de fois n'ai-je pas été tenté de me jeter à vos genoux ! Quelles délices pour moi d'aimer la Vertu, si je pouvais être aimé d'elle ! Eh ! pourquoi ne m'aimeriez-vous pas ? Que veut dire ce penchant qui me porte à vous, s'il n'annonce pas que vous y serez sensible ? Je sens que tout mon cœur vous est dû. N'avez-vous pas quelque répugnance à me refuser le vôtre ? Aimable Vertu, me fuyez-vous toujours ? Regardez-moi ! Vous ne me connaissez pas. C'est l'Amour à vos genoux qui vous parle. Essayez de le voir. Il est soumis : il ne veut que vous fléchir. Je vous aime, je vous le dis ; vous m'entendez ; mais vos yeux ne me rassurent pas. Un regard achèverait mon bonheur. Un regard ? Ah ! quel plaisir, vous me l'accordez. Chère main que j'idolâtre, recevez mes transports. Voici le plus heureux instant qui me soit échu en partage.
LA VERTU
(, soupirant.)
Ah ! finissez, Cupidon ; je vous défends de parler davantage.
L'AMOUR
Quoi ! la Vertu se laisse baiser la main ?
LA VERTU
Il va si vite que je ne la lui ai pas vu prendre.
MERCURE
Ce fripon-là m'a attendri aussi.
CUPIDON
Déesse, pour m'expliquer comme lui, vous plaît-il d'écouter encore deux ou trois petites périodes de conséquence ?
LA VERTU
Quoi, voulez-vous continuer ? Adieu.
CUPIDON
Mais vous vous en allez et ne décidez rien.
LA VERTU
Je me sauve et vais faire mon rapport à Minerve.
L'AMOUR
Adieu, Mercure, je vous quitte, et je vais la suivre.
CUPIDON
(, riant.)
Allez, allez lui servir d'antidote.