Scène X



(MINERVE, L'AMOUR, CUPIDON, MERCURE)

MINERVE
Allons, Cupidon, je vous écouterai, malgré les défauts qu'on vous reproche.

CUPIDON
Mais qu'est-ce que c'est que mes défauts ? Où cela va-t-il ? On dit que je suis un peu libertin ; mais on n'a jamais dit que j'étais un benêt.

L'AMOUR
Eh ! de qui l'a-t-on dit ?

CUPIDON
À votre place, je ne ferais point cette question-là.

MINERVE
Il ne s'agit point de cela. Terminons. Je ne suis venue ici que pour vous écouter. Voyons (à l'Amour)
vous êtes l'ancien, vous ; parlez le premier.

L'AMOUR
(tousse et crache.)
Sage Minerve, vous devant qui je m'estime heureux de réclamer mes droits…

CUPIDON
Je défends les coups d'encensoir.

MINERVE
Retranchez l'encens.

L'AMOUR
Je croirais manquer de respect et faire outrage à vos lumières, si je vous soupçonnais capable d'hésiter entre lui et moi.

CUPIDON
La cour remarquera qu'il la flatte.

MINERVE
(, à Cupidon.)
Laissez-le donc dire.

CUPIDON
Je ne parle pas. Je ne fais qu'apostiller son exorde.

L'AMOUR
Ah ! c'en est trop. Votre audace m'irrite, et me fait sortir de la modération que je voulais garder. Qui êtes-vous, pour oser me disputer quelque chose ? Vous, qui n'avez pour attribut que le vice, digne héritage d'une origine aussi impure que la vôtre ? Divinité scandaleuse, dont le culte est un crime, à qui la seule corruption des hommes a dressé des autels ? Vous, à qui les devoirs les plus sacrés servent de victimes ? Vous, qu'on ne peut honorer qu'en immolant la vertu ? Funeste auteur des plus honteuses flétrissures des hommes, qui, pour récompense à ceux qui vous suivent, ne leur laissez que le déshonneur, le repentir et la misère en partage : osez-vous vous comparer à moi, au dieu de la plus noble, de la plus estimable, de la plus tendre des passions et j'ose dire, de la plus féconde en héros ?

CUPIDON
Bon, des héros ! Nous voilà bien riches ! Est-ce que vous croyez que la terre ne se passera pas bien de ces messieurs-là ? Allez, ils sont plus curieux à voir que nécessaires : leur gloire a trop d'attirail. Si l'on rabattait tous les frais qu'il en coûte pour les avoir, on verrait qu'on les achète plus qu'ils ne valent. On est bien dupe de les admirer, puisqu'on en paie la façon. Il faut que les hommes vivent un peu plus bourgeoisement les uns avec les autres, pour être en repos. Vos héros sortent du niveau et ne font que du tintamarre. Poursuivez.

MINERVE
Laissons là les héros. Il est beau de l'être ; mais la raison n'admire que les sages.

CUPIDON
Oh ! de ceux-là, il n'en a jamais fait, ni moi non plus.

L'AMOUR
De grâce, écoutez-moi, Déesse. Qu'est-ce que c'était autrefois que l'envie de plaire ? Je vous en atteste vous-même. Qu'est-ce que c'était que l'amour ? je l'appelais tout à l'heure une passion. C'était une vertu, Déesse ; c'était du moins l'origine de toutes les vertus ensemble. La nature me présentait des hommes grossiers, je les polissais ; des féroces, je les humanisais ; des fainéants, dont je ressuscitais les talents enfouis dans l'oisiveté et dans la paresse. Avec moi, le méchant rougissait de l'être. L'espoir de plaire, l'impossibilité d'y arriver autrement que par la vertu, forçaient son âme à devenir estimable. De mon temps, la Pudeur était la plus estimable des Grâces.

CUPIDON
Eh bien ! il ne faut pas faire tant de bruit ; c'est encore de même. Je n'en connais point de si piquante, moi, que la pudeur. Je l'adore, et mes sujets aussi. Ils la trouvent si charmante, qu'ils la poursuivent partout où ils la trouvent. Mais je m'appelle l'Amour ; mon métier n'est pas d'avoir soin d'elle. Il y a le respect, la sagesse, l'honneur, qui sont commis à sa garde. Voilà ses officiers ; c'est à eux à la défendre du danger qu'elle court ; et ce danger, c'est moi. Je suis fait pour être ou son vainqueur ou son vaincu. Nous ne saurions vivre autrement ensemble ; et sauve qui peut. Quand je la bats, elle me le pardonne : quand elle me bat, je ne l'en estime pas moins, et elle ne m'en hait pas davantage. Chaque chose a son contraire ; je suis le sien. C'est sur la bataille des contraires que tout roule dans la nature. Vous ne savez pas cela, vous ; vous n'êtes point philosophe.

L'AMOUR
Jugez-nous, Déesse, sur ce qu'il vient d'avouer lui-même. N'est-il pas condamnable ? Quelle différence des amants de mon temps aux siens ! Que de décence dans les sentiments des miens ! Que de dignité dans les transports mêmes !

CUPIDON
De la dignité dans l'amour ! de la décence pour la durée du monde ! voilà des agréments d'une grande ressource ! Il ne sait plus ce qu'il dit. Minerve, toute la nature est intéressée à ce que vous renvoyiez ce vieux garçon-là. Il va l'appauvrir à un point qu'il n'y aura plus que des déserts. Vivra-t-elle de soupirs ? Il n'a que cela vaillant. Autant en emporte le vent : et rien ne reste que des romans de douze tomes. Encore, à la fin, n'y aura-t-il personne pour les lire. Prenez garde à ce que vous allez faire.

L'AMOUR
Juste ciel ! faut-il… ?

CUPIDON
Bon ! des apostrophes au ciel ! voilà encore de son jargon. Eh ! morbleu ! qu'il s'en aille. Tenez, mon ami, je veux bien encore vous parler raison. Vous me reprochez ma naissance, parce qu'elle n'est pas méthodique, et qu'il y manque une petite formalité, n'est-ce pas ? Eh bien ! mon enfant, c'est en quoi elle est excellente, admirable ; et vous n'y entendez rien.

MERCURE
Ceci est nouveau.

CUPIDON
Doucement. La nature avait besoin d'un Amour, n'est-il pas vrai ? Comment fallait-il qu'il fût, à votre avis ? Un conteur de fades sornettes ? Un trembleur qui a toujours peur d'offenser, qui n'eût fait dire aux femmes que ma gloire ! et aux hommes que vos divins appas ? Non, cela ne valait rien. C'était un espiègle tel que moi qu'il fallait à la nature ; un étourdi, sans souci, plus vif que délicat ; qui mît toute sa noblesse à tout prendre et à ne rien laisser. Et cet enfant-là, je vous prie, y avait-il rien de plus sage que de lui donner pour père et pour mère des parents joyeux qui le fissent naître sans cérémonie dans le sein de la joie ? Il ne fallait que le sens commun pour sentir cela. Mais, dites-vous, vous êtes le dieu du vice ? Cela n'est pas vrai ; je donne de l'amour, voilà tout : le reste vient du cœur des hommes. Les uns y perdent, les autres y gagnent ; je ne m'en embarrasse pas. J'allume le feu ; c'est à la raison à le conduire : et je m'en tiens à mon métier de distributeur de flammes au profit de l'univers. En voilà assez ; croyez-moi : retirez-vous. C'est l'avis de Minerve.

MINERVE
Je suspends encore mon jugement entre vous deux. Voici la Vertu qui entre ; je ne me prononcerai que lorsqu'elle m'aura donné son avis.

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