Scène première



(L'AMOUR, qui entre d'un côté, CUPIDON, de l'autre.)

CUPIDON (, à part.)
Que vois-je ? Qui est-ce qui a l'audace de porter comme moi un carquois et des flèches ?

L'AMOUR (, à part.)
N'est-ce pas là Cupidon, cet usurpateur de mon empire ?

CUPIDON (, à part.)
Ne serait-ce pas cet Amour gaulois, ce dieu de la fade tendresse, qui sort de la retraite obscure où ma victoire l'a condamné ?

L'AMOUR (, à part.)
Qu'il est laid ! qu'il a l'air débauché !

CUPIDON
(à part.)
Vit-on jamais de figure plus sotte ? Sachons un peu ce que vient faire ici cette ridicule antiquaille. Approchons. (À l'Amour.)
Soyez le bienvenu, mon ancien, le dieu des soupirs timides et des tendres langueurs ; je vous salue.

L'AMOUR
Saluez.

CUPIDON
Le compliment est sec ; mais je vous le pardonne. Un proscrit n'est pas de bonne humeur.

L'AMOUR
Un proscrit ! Vous ne devez ma retraite qu'à l'indignation qui m'a saisi, quand j'ai vu que les hommes étaient capables de vous souffrir.

CUPIDON
Malepeste ! que cela est beau ! C'est-à-dire que vous n'avez fui que parce que vous étiez glorieux : et vous êtes un héros fuyard.

L'AMOUR
Je n'ai rien à vous répondre. Allez, nous ne sommes pas faits pour discourir ensemble.

CUPIDON
Ne vous fâchez point, mon confrère. Dans le fond, je vous plains. Vous me dites des injures : mais votre état me désarme. Tenez, je suis le meilleur garçon du monde. Contez-moi vos chagrins. Que venez-vous faire ici ? Est-ce que vous vous ennuyez dans votre solitude ? Eh bien, il y a remède à tout. Voulez-vous de l'emploi ? je vous en donnerai. Je vous donnerai votre petite provision de flèches ; car celles que vous avez là dans votre carquois ne valent plus rien… Voyez-vous ce dard-là ? Voilà ce qu'il faut. Cela entre dans le cœur, cela le pénètre, cela le brûle ; cela l'embrase : il crie, il s'agite, il demande du secours, il ne saurait attendre.

L'AMOUR
Quelle méprisable espèce de feux !

CUPIDON
Ils ont pourtant décrié les vôtres. Entre vous et moi, de votre temps les amants n'étaient que des benêts ; ils ne savaient que languir, que faire des hélas, et conter leurs peines aux échos d'alentour. Oh ! parbleu ! ce n'est plus de même. J'ai supprimé les échos, moi. Je blesse ; ahi ! vite au remède. On va droit à la cause du mal. Allons, dit-on, je vous aime ; voyez ce que vous pouvez faire pour moi, car le temps est cher ; il faut expédier les hommes. Mes sujets ne disent point : je me meurs ! Il n'y a rien de si vivant qu'eux. Langueurs, timidité, doux martyre, il n'en est plus question. Fadeur, platitude du temps passé que tout cela. Vous ne faisiez que des sots, que des imbéciles ; moi je ne fais que des gens de courage. Je ne les endors pas, je les éveille : ils sont si vifs qu'ils n'ont pas le loisir d'être tendres ; leurs regards sont des désirs : au lieu de soupirer, ils attaquent : ils ne demandent pas d'amour, ils le supposent. Ils ne disent point : faites-moi grâce, ils la prennent. Ils ont du respect, mais ils le perdent. Et voilà celui qu'il faut. En un mot, je n'ai point d'esclaves, je n'ai que des soldats. Allons, déterminez-vous. J'ai besoin de commis ; voulez-vous être le mien ? sur-le-champ je vous donne de l'emploi.

L'AMOUR
Ne rougissez-vous point du récit que vous venez de faire ? quel oubli de la vertu !

CUPIDON
Eh bien ! quoi, la vertu ! que voulez-vous dire ? elle a sa charge, et moi la mienne ; elle est faite pour régir l'univers, et moi pour l'entretenir, déterminez-vous, vous dis-je : mais je ne vous prends qu'à condition que vous quitterez je ne sais quel air de dupe que vous avez sur la physionomie. Je ne veux point de cela ; allons, mon lieutenant, alerte ! un peu de mutinerie dans les yeux ; les vôtres prêchent la résistance : est-ce là la contenance d'un vainqueur ? Avec un Amour aussi poltron que vous, il faudrait qu'un tendron fît tous les frais de la défaite. Eh ! éviteriez-vous… (Il tire une de ses flèches.)
Je suis d'avis de vous égayer le cœur d'une de mes flèches, pour vous ôter cet air timide et langoureux. Gare que je vous rende aussi fol que moi !

L'AMOUR
(, tirant aussi une de ses flèches.)
Et moi, si vous tirez, je vous rendrai sage.

CUPIDON
Non pas, s'il vous plaît, j'y perdrais, et vous y gagneriez.

L'AMOUR
Allez, petit libertin que vous êtes, votre audace ne m'offense point, et votre empire touche peut-être à sa fin. Jupiter aujourd'hui fait assembler tous les dieux ; il veut que chacun d'eux fasse un don au fils d'un grand roi qu'il aime. Je suis invité à l'assemblée. Tremblez des suites que peut avoir cette aventure.

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