Scène VI



(MERCURE, APOLLON, LA VÉRITÉ)

MERCURE
Il est temps de venir, Déesse ; l'assemblée va se tenir bientôt.

LA VÉRITÉ
J'arrive. Je me suis seulement amusée un instant à parler à Minerve sur le choix qu'elle a fait de certains dieux pour la cérémonie dont il est question.

APOLLON
Peut-on vous demander de qui vous parliez, Déesse ?

LA VÉRITÉ
De qui ? de vous.

APOLLON
Cela est net. Et qu'en disiez-vous donc ?

LA VÉRITÉ
Je disais… Mais vous êtes bien hardi d'interroger la Vérité. Vous y tenez-vous ?

APOLLON
Je ne crains rien. Poursuivez.

MERCURE
Courage !

APOLLON
Que disiez-vous de moi ?

LA VÉRITÉ
Du bien et du mal ; beaucoup plus de mal que de bien. Continuez de m'interroger. Il ne vous en coûtera pas plus de savoir le reste.

APOLLON
Eh ! quel mal y a-t-il à dire du dieu qui peut faire le don de l'éloquence et de l'amour des beaux-arts ?

LA VÉRITÉ
Oh ! vos dons sont excellents ; j'en disais du bien ; mais vous ne leur ressemblez pas.

APOLLON
Pourquoi ?

LA VÉRITÉ
C'est que vous flattez, que vous mentez, et que vous êtes un corrupteur des âmes humaines.

APOLLON
Doucement, s'il vous plaît ; comme vous y allez !

LA VÉRITÉ
En un mot, un vrai charlatan.

APOLLON
Arrêtez, car je me fâcherais.

MERCURE
Laissez-la achever ; ce qu'elle dit est amusant.

APOLLON
Il ne m'amuse point du tout, moi. Qu'est-ce que cela signifie ? En quoi donc mérité-je tous ces noms-là ?

LA VÉRITÉ
Vous rougissez ; mais ce n'est pas de vos vices ; ce n'est que du reproche que je vous en fais.

MERCURE
(, à Apollon.)
N'admirez-vous pas son discernement ?

APOLLON
Déesse, vous me poussez à bout.

LA VÉRITÉ
Je vous définis. Vengez-vous en vous corrigeant.

APOLLON
Eh ! de quoi me corriger ?

LA VÉRITÉ
Du métier vénal et mercenaire que vous faites. Tenez, de toutes les eaux de votre Hippocrène, de votre Parnasse et de votre bel esprit, je n'en donnerais pas un fétu ; non plus que de vos neuf Muses, qu'on appelle les chastes sœurs, et qui ne sont que neuf vieilles friponnes que vous n'employez qu'à faire du mal. Si vous êtes le dieu de l'éloquence, de la poésie, du bel esprit, soutenez donc ces grands attributs avec quelque dignité. Car enfin, n'est-ce pas vous qui dictez tous les éloges flatteurs qui se débitent ? Vous êtes si accoutumé à mentir que, lorsque vous louez la vertu, vous n'avez plus d'esprit, vous ne savez plus où vous en êtes.

MERCURE
Elle n'a pas tout le tort. J'ai remarqué que la fiction vous réussit mieux que le reste.

LA VÉRITÉ
Je vous dis qu'il n'y a rien de si plat que lui, quand il ne ment pas. On est toujours mal loué de lui, dès qu'on mérite de l'être. Mais, dans le fabuleux, oh ! il triomphe. Il vous fait un monceau de toutes les vertus, et puis vous les jette à la tête : tiens, prends, enivre-toi d'impertinences et de chimères.

APOLLON
Mais enfin…

LA VÉRITÉ
Mais enfin tant qu'il vous plaira. Vos épîtres dédicatoires, par exemple ?

MERCURE
Oh ! faites-lui grâce là-dessus. On ne les lit point.

LA VÉRITÉ
Dans le grand nombre, il y en a quelques-unes que j'approuve. Quand j'ouvre un livre, et que je vois le nom d'une vertueuse personne à la tête, je m'en réjouis ; mais j'en ouvre un autre, il s'adresse à une personne admirable ; j'en ouvre cent, j'en ouvre mille ; tout est dédié à des prodiges de vertu et de mérite. Et où se tiennent donc tous ces prodiges ? Où sont-ils ? Comment se fait-il que les personnes vraiment louables soient si rares, et que les épîtres dédicatoires soient si communes ? Il me les faut pourtant en nombre égal, ou bien vous n'êtes pas un dieu d'honneur. En un mot, il y a mille épîtres où vous vous écriez : que votre modestie se rassure, Monseigneur. Il me faut donc mille Monseigneurs modestes. Oh ! de bonne foi, me les fourniriez-vous ? Concluez.

APOLLON
Mais, Mercure, approuvez-vous tout ce qu'elle me dit là ?

MERCURE
Moi ? je ne vous trouve pas si coupable qu'elle le croit. On ne sent point qu'on est menteur, quand on a l'habitude de l'être.

APOLLON
La réponse est consolante.

LA VÉRITÉ
En un mot, vous masquez tout. Et ce qu'il y a de plaisant, c'est que ceux que vous travestissez prennent le masque que vous leur donnez pour leur visage. Je connais une très laide femme que vous avez appelée charmante Iris. La folle n'en veut rien rabattre. Son miroir n'y gagne rien ; elle n'y voit plus qu'Iris. C'est sur ce pied-là qu'elle se montre ; et la charmante Iris est une guenon qui vous ferait peur. Je vous pardonnerais tout cela, cependant, si vos flatteries n'attaquaient pas jusqu'aux princes ; mais pour cet article-là, je le trouve affreux.

MERCURE
Malepeste ! c'est l'article de tout le monde.

APOLLON
Quoi ! dire la vérité aux princes !

LA VÉRITÉ
Le plus grand des mortels, c'est le Prince qui l'aime et qui la cherche ; je mets presque à côté de lui le sujet vertueux qui ose la lui dire. Et le plus heureux de tous les peuples est celui chez qui ce Prince et ce sujet se rencontrent ensemble.

APOLLON
Je l'avoue, il me semble que vous avez raison.

LA VÉRITÉ
Au reste, Apollon, tout ce que je vous dis là ne signifie pas que je vous craigne. Vous savez aujourd'hui de quel Prince il est question. Faites tout ce qu'il vous plaira ; la Sagesse et moi, nous remplirons son âme d'un si grand amour pour les vertus, que vos flatteurs seront réduits à parler de lui comme j'en parlerai moi-même. Adieu.

APOLLON
C'en est fait, je me rends, Déesse, et je me raccommode avec vous. Allons, je vous consacre mes veilles. Vous fournirez les actions au Prince, et je me charge du soin de les célébrer.

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