Scène III



(CUPIDON, MERCURE, PLUTUS)

MERCURE
Ah ! vous voilà, seigneur Cupidon ! Je suis votre serviteur.

PLUTUS
Bonjour, mon ami.

CUPIDON
Bonjour, Plutus ; seigneur Mercure, il y a aujourd'hui assemblée générale et c'est vous qui avez averti tous les dieux, de la part de Jupiter, de se trouver ici.

MERCURE
Il est vrai.

CUPIDON
Pourquoi donc n'ai-je rien su de cela, moi ? Est-ce que je ne suis pas une divinité assez considérable ?

MERCURE
Eh ! où vouliez-vous que je vous prisse ? Vous êtes un coureur qu'on ne saurait attraper.

CUPIDON
Vous biaisez, Mercure : parlez-moi franchement. Étais-je sur votre liste ?

MERCURE
Ma foi, non. J'avais ordre exprès de vous oublier tout net.

CUPIDON
Moi ! Et de qui l'aviez-vous reçu ?

MERCURE
De Minerve, à qui Jupiter a donné la direction de l'assemblée.

PLUTUS
Oh ! de Minerve, la déesse de la sagesse ? Ce n'est pas là un grand malheur. Tu sais bien qu'elle ne nous aime pas ; mais elle a beau faire, nous avons un peu plus de crédit qu'elle : nous rendons les gens heureux, nous, morbleu ! et elle ne les rend que raisonnables ; aussi n'a-t-elle pas la presse.

CUPIDON
Apparemment que c'est elle qui vous a aussi chargé du soin d'aller chercher le dieu de la tendresse, lui dont on ne se ressouvenait plus ?

MERCURE
Vous l'avez dit, et ma commission portait même de lui faire de grands compliments.

CUPIDON
(, riant.)
La belle ambassade !

PLUTUS
Va, va, mon ami, laisse-le venir, ce dieu de la tendresse ; quand on le rétablirait, il ne ferait pas grande besogne. On n'est plus dans le goût de l'amoureux martyre ; on ne l'a retenu que dans les chansons. Le métier de cruelle est tombé ; ne t'embarrasse pas de ton rival ; je ne veux que de l'or pour le battre, moi.

CUPIDON
Je le crois. Mais je suis piqué. Il me prend envie de vider mon carquois sur tous les cœurs de l'Olympe.

MERCURE
Point d'étourderie ; Jupiter est le maître : on pourrait bien vous casser, car on n'est pas trop content de vous.

CUPIDON
Eh ! de quoi peut-on se plaindre, je vous prie ?

MERCURE
Oh ! de tant de choses ! Par exemple, il n'y a plus de tranquillité dans le mariage ; vous ne sauriez laisser la tête des maris en repos ; vous mettez toujours après leurs femmes quelque chasseur qui les attrape.

CUPIDON
Et moi, je vous dis que mes chasseurs ne poursuivent que ce qui se présente.

PLUTUS
C'est-à-dire que les femmes sont bien aises d'être courues ?

CUPIDON
Voilà ce que c'est. La plupart sont des coquettes, qui en demeurent là, ou bien qui ne se retirent que pour agacer ; qui n'oublient rien pour exciter l'envie du chasseur, qui lui disent : mirez-moi. On les mire, on les blesse, et elles se rendent. Est-ce ma faute ? Parbleu ! non ; la coquetterie les a déjà bien étourdies avant qu'on les tire.

MERCURE
Vous direz ce qu'il vous plaira. Ce n'est point à moi à vous donner des leçons ; mais prenez-y garde : ce sont les hommes, ce sont les femmes qui crient, qui disent que c'est vous qui passez les contrats de la moitié des mariages. Après cela, ce sont des vieillards que vous donnez à expédier à de jeunes épouses, qui ne les prennent vivants que pour les avoir morts, et qui, au détriment des héritiers, ont tout le profit des funérailles. Ce sont de vieilles femmes dont vous videz le coffre pour l'achat d'un mari fainéant, qu'on ne saurait ni troquer ni revendre. Ce sont des malices qui ne finissent point ; sans compter votre libertinage : car Bacchus, dit-on, vous fait faire tout ce qu'il veut ; Plutus, avec son or, dispose de votre carquois ; pourvu qu'il vous donne, toute votre artillerie est à son service, et cela n'est pas joli ; ainsi, tenez-vous en repos, et changez de conduite.

CUPIDON
Puisque vous m'exhortez à changer, vous avez donc envie de vous retirer, seigneur Mercure ?

MERCURE
Laissons là cette mauvaise plaisanterie.

PLUTUS
Quant à moi, je n'ai que faire d'être dans les caquets. Tout ce que je prends de lui, je l'achète, je marchande, nous convenons, et je paie ; voilà toute la finesse que j'y sache.

CUPIDON
Celui-là est comique ! Se plaindre de ce que j'aime la bonne chère et l'aisance, moi qui suis l'Amour ! À quoi donc voulez-vous que je m'occupe ? à des traités de morale ? Oubliez-vous que c'est moi qui mets tout en mouvement, que c'est moi qui donne la vie ; qu'il faut dans ma charge un fond inépuisable de bonne humeur, et que je dois être à moi seul plus sémillant, plus vivant que tous les dieux ensemble ?

MERCURE
Ce sont vos affaires ; mais je pense que voici Apollon qui vient à nous.

PLUTUS
Adieu donc, je m'en vais. Le dieu du bel esprit et moi ne nous amusons pas extrêmement ensemble. Jusqu'au revoir, Cupidon.

CUPIDON
Adieu, adieu, je vous rejoindrai.

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