ACTE III - SCÈNE V



Clarice, Lucrèce, Isabelle, à la fenêtre ;
Dorante, Cliton, en bas.
Isabelle descend de la fenêtre et ne se montre plus.

CLARICE (à Isabelle.)
Isabelle,
Durant notre entretien demeure en sentinelle.

ISABELLE
Lorsque votre vieillard sera prêt à sortir,
Je ne manquerai pas de vous en avertir.

LUCRÈCE
Il conte assez au long ton histoire à mon père.
Mais parle sous mon nom, c'est à moi de me taire.

CLARICE
Êtes-vous là, Dorante ?

DORANTE
Oui, madame, c'est moi,
Qui veux vivre et mourir sous votre seule loi.

LUCRÈCE (à Clarice.)
Sa fleurette pour toi prend encore même style.

CLARICE (à Lucrèce.)
Il devrait s'épargner cette gêne inutile.
Mais m'aurait-il déjà reconnue à la voix ?

CLITON (à Dorante.)
C'est elle ; et je me rends, monsieur, à cette fois.

DORANTE (à Clarice.)
Oui, c'est moi qui voudrais effacer de ma vie
Les jours que j'ai vécu sans vous avoir servie.
Que vivre sans vous voir est un sort rigoureux !
C'est ou ne vivre point, ou vivre malheureux ;
C'est une longue mort ; et pour moi, je confesse
Que pour vivre il faut être esclave de Lucrèce.

CLARICE (à Lucrèce.)
Chère amie, il en conte à chacune à son tour.

LUCRÈCE (à Clarice.)
Il aime à promener sa fourbe et son amour.

DORANTE
À vos commandements j'apporte donc ma vie,
Trop heureux si pour vous elle m'était ravie !
Disposez-en, madame, et me dites en quoi
Vous avez résolu de vous servir de moi.

CLARICE
Je vous voulais tantôt proposer quelque chose ;
Mais il n'est plus besoin que je vous la propose,
Car elle est impossible.

DORANTE
Impossible ! Ah ! Pour vous
Je pourrai tout, madame, en tous lieux, contre tous.

CLARICE
Jusqu'à vous marier, quand je sais que vous l'êtes ?

DORANTE
Moi, marié ! Ce sont pièces qu'on vous a faites ;
Quiconque vous l'a dit s'est voulu divertir.

CLARICE
Est-il un plus grand fourbe ?

LUCRÈCE (à Clarice.)
Il ne sait que mentir.

DORANTE
Je ne le fus jamais ; et si par cette voie
On pense…

CLARICE
Et vous pensez encore que je vous croie ?

DORANTE
Que le foudre à vos yeux m'écrase, si je mens !

CLARICE
Un menteur est toujours prodigue de serments.

DORANTE
Non, si vous avez eu pour moi quelque pensée
Qui sur ce faux rapport puisse être balancée,
Cessez d'être en balance et de vous défier
De ce qu'il m'est aisé de vous justifier.

CLARICE (à Lucrèce.)
On dirait qu'il dit vrai, tant son effronterie
avec naïveté pousse une menterie.

DORANTE
Pour vous ôter de doute, agréez que demain
En qualité d'époux je vous donne la main.

CLARICE
Eh ! Vous la donneriez en un jour à deux mille.

DORANTE
Certes, vous m'allez mettre en crédit par la ville,
Mais en crédit si grand, que j'en crains les jaloux.

CLARICE
C'est tout ce que mérite un homme tel que vous,
Un homme qui se dit un grand foudre de guerre,
Et n'en a vu qu'à coups d'écritoire ou de verre ;
Qui vint hier de Poitiers, et conte, à son retour,
Que depuis une année il fait ici sa cour ;
Qui donne toute nuit festin, musique et danse,
Bien qu'il l'ait dans son lit passée en tout silence ;
Qui se dit marié, puis soudain s'en dédit :
Sa méthode est jolie à se mettre en crédit !
Vous-même, apprenez-moi comme il faut qu'on le nomme.

CLITON (à Dorante.)
Si vous vous en tirez, je vous tiens habile homme.

DORANTE
Ne t'épouvante point, tout vient en sa saison.
À Clarice.
De ces inventions chacune a sa raison :
Sur toutes quelque jour je vous rendrai contente ;
Mais à présent je passe à la plus importante :
J'ai donc feint cet hymen pourquoi désavouer
Ce qui vous forcera vous-même à me louer ? ;
Je l'ai feint, et ma feinte à vos mépris m'expose ;
Mais si de ces détours vous seule étiez la cause ?

CLARICE
Moi ?

DORANTE
Vous. écoutez-moi. Ne pouvant consentir…

CLITON
De grâce, dites-moi si vous allez mentir.

DORANTE (à Cliton.)
Ah ! Je t'arracherai cette langue importune.
Donc, comme à vous servir j'attache ma fortune,
L'amour que j'ai pour vous ne pouvant consentir
Qu'un père à d'autres lois voulût m'assujettir…

CLARICE (à Lucrèce.)
Il fait pièce nouvelle, écoutons.

DORANTE
Cette adresse
a conservé mon âme à la belle Lucrèce ;
Et par ce mariage au besoin inventé,
J'ai su rompre celui qu'on m'avait apprêté.
Blâmez-moi de tomber en des fautes si lourdes,
appelez-moi grand fourbe et grand donneur de bourdes ;
Mais louez-moi du moins d'aimer si puissamment,
Et joignez à ces noms celui de votre amant.
Je fais par cet hymen banqueroute à tous autres ;
J'évite tous leurs fers pour mourir dans les vôtres ;
Et libre pour entrer en des liens si doux,
Je me fais marié pour toute autre que vous.

CLARICE
Votre flamme en naissant a trop de violence,
Et me laisse toujours en juste défiance.
Le moyen que mes yeux eussent de tels appas
Pour qui m'a si peu vue et ne me connaît pas ?

DORANTE
Je ne vous connais pas ! Vous n'avez plus de mère ;
Périandre est le nom de monsieur votre père ;
Il est homme de robe, adroit et retenu ;
Dix mille écus de rente en font le revenu ;
Vous perdîtes un frère aux guerres d'Italie ;
Vous aviez une soeur qui s'appelait Julie.
Vous connais-je à présent ? Dites encore que non.

CLARICE (à Lucrèce.)
Cousine, il te connaît, et t'en veut tout de bon.

LUCRÈCE (en elle-même.)
Plût à Dieu !

CLARICE (à Lucrèce.)
Découvrons le fond de l'artifice.
À Dorante.
J'avais voulu tantôt vous parler de Clarice,
Quelqu'un de vos amis m'en est venu prier.
Dites-moi, seriez-vous pour elle à marier ?

DORANTE
Par cette question n'éprouvez plus ma flamme.
Je vous ai trop fait voir jusqu'au fond de mon âme,
Et vous ne pouvez plus désormais ignorer
Que j'ai feint cet hymen afin de m'en parer.
Je n'ai ni feux ni voeux que pour votre service,
Et ne puis plus avoir que mépris pour Clarice.

CLARICE
Vous êtes, à vrai dire, un peu bien dégoûté :
Clarice est de maison, et n'est pas sans beauté ;
Si Lucrèce à vos yeux paraît un peu plus belle,
De bien mieux faits que vous se contenteraient d'elle.

DORANTE
Oui, mais un grand défaut ternit tous ses appas.

CLARICE
Quel est-il, ce défaut ?

DORANTE
Elle ne me plaît pas ;
Et plutôt que l'hymen avec elle me lie,
Je serai marié, si l'on veut, en Turquie.

CLARICE
Aujourd'hui cependant on m'a dit qu'en plein jour
Vous lui serriez la main, et lui parliez d'amour.

DORANTE
Quelqu'un auprès de vous m'a fait cette imposture.

CLARICE
Écoutez l'imposteur ; c'est hasard s'il n'en jure.

DORANTE
Que du ciel…

CLARICE (à Lucrèce.)
L'ai-je dit ?

DORANTE
J'éprouve le courroux
Si j'ai parlé, Lucrèce, à personne qu'à vous !

CLARICE
Je ne puis plus souffrir une telle impudence,
après ce que j'ai vu moi-même en ma présence :
Vous couchez d'imposture, et vous osez jurer,
Comme si je pouvais vous croire, ou l'endurer !
Adieu : retirez-vous, et croyez, je vous prie,
Que souvent je m'égaye ainsi par raillerie,
Et que pour me donner des passe-temps si doux,
J'ai donné cette baye à bien d'autres qu'à vous.

Autres textes de Pierre Corneille

Tite et Bérénice

"Tite et Bérénice" est une tragédie en cinq actes écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1670. Cette pièce est inspirée de l'histoire réelle de l'empereur romain...

Théodore

"Théodore" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, jouée pour la première fois en 1645. Cette œuvre est notable dans le répertoire de Corneille pour son sujet religieux et son...

Suréna

"Suréna" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1674. C'est la dernière pièce écrite par Corneille, et elle est souvent considérée comme une de...

Sophonisbe

"Sophonisbe" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1663. Cette pièce s'inspire de l'histoire de Sophonisbe, une figure historique de l'Antiquité, connue pour son...

Sertorius

"Sertorius" est une tragédie écrite par Pierre Corneille, présentée pour la première fois en 1662. Cette pièce se distingue dans l'œuvre de Corneille par son sujet historique et politique, tiré...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024