ACTE I - SCÈNE V



Dorante, Alcippe, Philiste, Cliton.

PHILISTE (à Alcippe)
Quoi ? Sur l'eau la musique et la collation ?

ALCIPPE (à Philiste.)
Oui, la collation avecque la musique.

PHILISTE (à Alcippe.)
Hier au soir ?

ALCIPPE (à Philiste.)
Hier au soir.

PHILISTE (à Alcippe.)
Et belle ?

ALCIPPE (à Philiste.)
Magnifique.

PHILISTE (à Alcippe.)
Et par qui ?

ALCIPPE (à Philiste.)
C'est de quoi je suis mal éclairci.

DORANTE (les saluant.)
Que mon bonheur est grand de vous revoir ici !

ALCIPPE
Le mien est sans pareil, puisque je vous embrasse.

DORANTE
J'ai rompu vos discours d'assez mauvaise grâce :
Vous le pardonnerez à l'aise de vous voir.

PHILISTE
Avec nous, de tout temps, vous avez tout pouvoir.

DORANTE
Mais de quoi parliez-vous ?

ALCIPPE
D'une galanterie.

DORANTE
D'amour ?

ALCIPPE
Je le présume.

DORANTE
Achevez, je vous prie,
Et souffrez qu'à ce mot ma curiosité
Vous demande sa part de cette nouveauté.

ALCIPPE
On dit qu'on a donné musique à quelque dame.

DORANTE
Sur l'eau ?

ALCIPPE
Sur l'eau.

DORANTE
Souvent l'onde irrite la flamme.

PHILISTE
Quelquefois.

DORANTE
Et ce fut hier au soir ?

ALCIPPE
Hier au soir.

DORANTE
Dans l'ombre de la nuit le feu se fait mieux voir :
Le temps était bien pris. Cette dame, elle est belle ?

ALCIPPE
Aux yeux de bien du monde elle passe pour telle.

DORANTE
Et la musique ?

ALCIPPE
Assez pour n'en rien dédaigner.

DORANTE
Quelque collation a pu l'accompagner ?

ALCIPPE
On le dit.

DORANTE
Fort superbe ?

ALCIPPE
Et fort bien ordonnée.

DORANTE
Et vous ne savez point celui qui l'a donnée ?

ALCIPPE
Vous en riez !

DORANTE
Je ris de vous voir étonné
D'un divertissement que je me suis donné.

ALCIPPE
Vous ?

DORANTE
Moi-même.

ALCIPPE
Et déjà vous avez fait maîtresse ?

DORANTE
Si je n'en avais fait, j'aurais bien peu d'adresse,
Moi qui depuis un mois suis ici de retour.
Il est vrai que je sors fort peu souvent de jour :
De nuit, incognito, je rends quelques visites ;
Ainsi…

CLITON (à Dorante, à l'oreille.)
Vous ne savez, Monsieur, ce que vous dites.

DORANTE
Tais-toi ; si jamais plus tu me viens avertir…

CLITON
J'enrage de me taire et d'entendre mentir !

PHILISTE (à Alcippe, tout bas.)
Voyez qu'heureusement dedans cette rencontre
Votre rival lui-même à vous-même se montre.

DORANTE (revenant à eux.)
Comme à mes chers amis je vous veux tout conter.
J'avais pris cinq bateaux pour mieux tout ajuster ;
Les quatre contenaient quatre choeurs de musique,
Capables de charmer le plus mélancolique.
Au premier, violons ; en l'autre, luths et voix ;
Des flûtes, au troisième ; au dernier, des hautbois,
Qui tour à tour dans l'air poussaient des harmonies
Dont on pouvait nommer les douceurs infinies.
Le cinquième était grand, tapissé tout exprès
De rameaux enlacés pour conserver le frais,
Dont chaque extrémité portait un doux mélange
De bouquets de jasmin, de grenade, et d'orange.
Je fis de ce bateau la salle du festin :
Là je menai l'objet qui fait seul mon destin ;
De cinq autres beautés la sienne fut suivie,
Et la collation fut aussitôt servie.
Je ne vous dirai point les différents apprêts,
Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets :
Vous saurez seulement qu'en ce lieu de délices
On servit douze plats, et qu'on fit six services,
Cependant que les eaux, les rochers et les airs
Répondaient aux accents de nos quatre concerts.
Après qu'on eut mangé, mille et mille fusées,
S'élançant vers les cieux, ou droites ou croisées,
Firent un nouveau jour, d'où tant de serpenteaux
D'un déluge de flamme attaquèrent les eaux,
Qu'on crut que, pour leur faire une plus rude guerre,
Tout l'élément du feu tombait du ciel en terre.
Après ce passe-temps on dansa jusqu'au jour,
Dont le soleil jaloux avança le retour :
S'il eût pris notre avis, sa lumière importune
N'eût pas troublé sitôt ma petite fortune ;
Mais n'étant pas d'humeur à suivre nos désirs,
Il sépara la troupe et finit nos plaisirs.

ALCIPPE
Certes, vous avez grâce à conter ces merveilles ;
Paris, tout grand qu'il est, en voit peu de pareilles.

DORANTE
J'avais été surpris ; et l'objet de mes voeux
Ne m'avait tout au plus donné qu'une heure ou deux.

PHILISTE
Cependant l'ordre est rare, et la dépense belle.

DORANTE
Il s'est fallu passer à cette bagatelle :
alors que le temps presse, on n'a pas à choisir.

ALCIPPE
Adieu : nous nous verrons avec plus de loisir.

DORANTE
Faites état de moi.

ALCIPPE (à Philiste, en s'en allant.)
Je meurs de jalousie.

PHILISTE (à Alcippe.)
Sans raison toutefois votre âme en est saisie :
Les signes du festin ne s'accordent pas bien.

ALCIPPE
Le lieu s'accorde, et l'heure ; et le reste n'est rien.

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