ACTE III - SCÈNE III



Clarice, Isabelle.

CLARICE
Isabelle, il est temps, allons trouver Lucrèce.

ISABELLE
Il n'est pas encore tard, et rien ne vous en presse.
Vous avez un pouvoir bien grand sur son esprit :
À peine ai-je parlé, qu'elle a sur l'heure écrit.

CLARICE
Clarice à la servir ne serait pas moins prompte.
Mais dis, par sa fenêtre as-tu bien vu Géronte ?
Et sais-tu que ce fils qu'il m'avait tant vanté
Est ce même inconnu qui m'en a tant conté ?

ISABELLE
À Lucrèce avec moi je l'ai fait reconnaître ;
Et sitôt que Géronte a voulu disparaître,
Le voyant resté seul avec un vieux valet,
Sabine à nos yeux même a rendu le billet.
Vous parlerez à lui.

CLARICE
Qu'il est fourbe, Isabelle.

ISABELLE
Eh bien ! Cette pratique est-elle si nouvelle ?
Dorante est-il le seul qui, de jeune écolier,
Pour être mieux reçu s'érige en cavalier ?
Que j'en sais comme lui qui parlent d'Allemagne,
Et si l'on veut les croire, ont vu chaque campagne ;
Sur chaque occasion tranchent des entendus,
Content quelque défaite, et des chevaux perdus ;
Qui dans une gazette apprenant ce langage,
S'ils sortent de Paris, ne vont qu'à leur village,
Et se donnent ici pour témoins approuvés
De tous ces grands combats qu'ils ont lus ou rêvés !
Il aura cru sans doute, ou je suis fort trompée,
Que les filles de coeur aiment les gens d'épée ;
Et vous prenant pour telle, il a jugé soudain
Qu'une plume au chapeau vous plaît mieux qu'à la main.
Ainsi donc, pour vous plaire, il a voulu paraître,
Non pas pour ce qu'il est, mais pour ce qu'il veut être,
Et s'est osé promettre un traitement plus doux
Dans la condition qu'il veut prendre pour vous.

CLARICE
En matière de fourbe il est maître, il y pipe ;
après m'avoir dupée, il dupe encore Alcippe.
Ce malheureux jaloux s'est blessé le cerveau
D'un festin qu'hier au soir il m'a donné sur l'eau(Juge un peu si la pièce a la moindre apparence)
.
Alcippe cependant m'accuse d'inconstance,
Me fait une querelle où je ne comprends rien.
J'ai, dit-il, toute nuit souffert son entretien ;
Il me parle de bal, de danse, de musique,
D'une collation superbe et magnifique,
Servie à tant de plats, tant de fois redoublés,
Que j'en ai la cervelle et les esprits troublés.

ISABELLE
Reconnaissez par là que Dorante vous aime,
Et que dans son amour son adresse est extrême ;
Il aura su qu'Alcippe était bien avec vous,
Et pour l'en éloigner il l'a rendu jaloux.
Soudain à cet effort il en a joint un autre :
Il a fait que son père est venu voir le vôtre.
Un amant peut-il mieux agir en un moment
Que de gagner un père et brouiller l'autre amant ?
Votre père l'agrée, et le sien vous souhaite ;
Il vous aime, il vous plaît : c'est une affaire faite.

CLARICE
Elle est faite, de vrai, ce qu'elle se fera.

ISABELLE
Quoi ? Votre coeur se change, et désobéira ?

CLARICE
Tu vas sortir de garde, et perdre tes mesures.
Explique, si tu peux, encore ses impostures :
Il était marié sans que l'on en sût rien ;
Et son père a repris sa parole du mien,
Fort triste de visage et fort confus dans l'âme.

ISABELLE
Ah ! Je dis à mon tour : "Qu'il est fourbe, madame !"
C'est bien aimer la fourbe, et l'avoir bien en main,
Que de prendre plaisir à fourber sans dessein ;
Car pour moi, plus j'y songe, et moins je puis comprendre
Quel fruit auprès de vous il en ose prétendre.
Mais qu'allez-vous donc faire ? Et pourquoi lui parler ?
Est-ce à dessein d'en rire, ou de le quereller ?

CLARICE
Je prendrai du plaisir du moins à le confondre.

ISABELLE
J'en prendrais davantage à le laisser morfondre.

CLARICE
Je veux l'entretenir par curiosité.
Mais j'entrevois quelqu'un dans cette obscurité,
Et si c'était lui-même, il pourrait me connaître :
Entrons donc chez Lucrèce, allons à sa fenêtre,
Puisque c'est sous son nom que je lui dois parler.
Mon jaloux, après tout, sera mon pis aller :
Si sa mauvaise humeur déjà n'est apaisée,
Sachant ce que je sais, la chose est fort aisée.

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