Scène XVI



(LE MARQUIS, LA MARQUISE)

LA MARQUISE
Eh bien, Monsieur, nous voici seuls, et vous pouvez en liberté me parler de mon mari ; ne prenez point garde à ma douleur, elle m'est mille fois plus chère que tous les plaisirs du monde.

LE MARQUIS
Non, Madame, j'ai changé d'avis, dispensez-moi de parler : mon ami, s'il pouvait savoir ce qui se passe, approuverait lui-même ma discrétion.

LA MARQUISE
D'où vient donc, Monsieur ? Quel motif avez-vous pour me cacher le reste ?

LE MARQUIS
Ce que vous voulez savoir n'est fait que pour une épouse qui serait restée veuve, Madame. Le Marquis ne l'a adressé qu'à un cœur qui se serait conservé pour lui.

LA MARQUISE
Ah ! Monsieur, comment avez-vous le courage de me tenir ce discours, dans l'attendrissement où vous me voyez ? Que pourrait lui-même me reprocher le Marquis ? Je le pleure depuis que je l'ai perdu et je le pleurerai toute ma vie.

LE MARQUIS
Vous allez cependant donner votre main à un autre, Madame, et ce n'est point à moi à y trouver à redire ; mais je ne saurais m'empêcher d'être sensible à la consternation où il en serait lui-même… Son épouse prête à se remarier ! Ce n'est pas un crime, et cependant il en mourrait, Madame. Je finis ma vie dans les plus grands malheurs, me disait-il ; mais mon cœur a joui d'un bien qui les a tous adoucis : c'est la certitude où je suis que la Marquise n'aimera jamais que moi. Et cependant il se trompait, Madame, et mon amitié en gémit pour lui.

LA MARQUISE
Hélas, Monsieur ! j'aime votre sensibilité, et je la respecte, mais vous n'êtes pas instruit ; c'est l'ami de mon mari même que je vais prendre pour juge : ne vous imaginez pas que mon cœur soit coupable ; que le vôtre ne gémisse point, le Marquis n'est point trompé.

LE MARQUIS
Il est question d'un mariage, Madame, et, suivant toute apparence, vous ne vous mariez pas sans amour.

LA MARQUISE
Attendez, Monsieur, il faut s'expliquer ; oui, les apparences peuvent être contre moi ; mais laissez-moi vous dire ; je mérite bien qu'on m'écoute. Je connaissais bien le Marquis, et j'ai peut-être porté la douleur au delà même de ce qu'un cœur comme le sien l'aurait voulu. Oui, je suis persuadée qu'il aimerait mieux que je l'oubliasse, que de savoir ce que je souffre encore.

LE MARQUIS (, à part.)
Ah ! j'ai peine à me contraindre.

LA MARQUISE
Vous me trouvez prête à terminer un mariage, et je ne vous dis pas que je haïsse celui que j'épouse ; non, je ne le hais point, j'aurais tort : c'est un honnête homme. Mais pensez-vous que je l'épouse avec une tendresse dont mon mari pût se plaindre ? Ai-je pour lui des sentiments qui pussent affliger le Marquis ? Non, Monsieur, non, je n'ai pas le cœur épris, je ne l'ai que reconnaissant de tous les services qu'il m'a rendus, et qui sont sans nombre. C'est d'ailleurs un homme qui depuis près de deux ans vit avec moi dans un respect, dans une soumission, avec une déférence pour ma douleur, enfin dans des chagrins, dans des inquiétudes pour ma santé qui est considérablement altérée, dans des frayeurs de me voir mourir, qu'à moins d'avoir une âme dépouillée de tout sentiment, cela a dû faire quelque impression sur moi ; mais quelle impression, Monsieur ? la moindre de toutes : je l'ai plaint, il m'a fait pitié, voilà tout.

LE MARQUIS
Et vous l'épousez ?

LA MARQUISE
Dites donc que j'y consens, ce qui est bien différent, et que j'y consens tourmentée par une mère à qui je suis chère, qui me doit l'être, qui n'a jamais rien aimé tant que moi, et que mes refus désolent. On n'est pas toujours la maîtresse de son sort, Monsieur, il y a des complaisances inévitables dans la vie, des espèces de combats qu'on ne saurait toujours soutenir. J'ai vu cette mère mille fois désespérée de mon état, elle tomba malade : j'en étais cause ; il ne s'agissait pas moins que de lui sauver la vie, car elle se mourait, mon opiniâtreté la tuait. Je ne sais point être insensible à de pareilles choses, et elle m'arracha une promesse d'épouser Dorante. J'y mis pourtant une condition, qui était de renvoyer une seconde fois à Alger ; et tout ce qu'on m'en apporta fut un nouveau certificat de la mort du Marquis. J'avais promis, cependant. Ma mère me somma de ma parole ; il fallut me rendre, et je me rendis. Je me sacrifiai, Monsieur, je me sacrifiai. Est-ce là de l'amour ? Est-ce là oublier le Marquis ? Est-ce là épouser avec tendresse ?

LE MARQUIS (, à part.)
Voyons si elle rompra… Haut. Non, je conçois même par ce détail que vous seriez bien aise de revoir le Marquis.

LA MARQUISE (, enchantée.)
Ah ! Monsieur, le revoir, hélas ! Il n'en faudrait pas tant ; la moindre lueur de cette espérance arrêterait tout ; il y a dix ans que je ne vis pas, et je vivrais.

LE MARQUIS
Je n'hésiterai donc plus à vous donner cette lettre ; elle ne viendra point mal à propos, elle vous convient encore.

LA MARQUISE (, avec ardeur.)
Une lettre de lui, Monsieur ?

LE MARQUIS
Oui, Madame, et qu'il vous écrivit en mourant. J'étais présent.

LA MARQUISE (, baisant la lettre.)
Ah ! cher Marquis !
(Elle pleure.)

LE MARQUIS (, à part.)
Ah ! Madame, je commence à craindre de vous avoir trop attendrie.

LA MARQUISE
Je ne sais plus où je suis. Lisons. (Elle lit.)
Je me meurs, chère épouse, et je n'ai pas deux heures à vivre ; je vais perdre le plaisir de vous aimer. (Elle s'arrête.)
C'est le seul bien qui me restait, et c'est après vous le seul que je regrette. (S'interrompant.)
Il faut que je respire. (Elle lit.)
Consolez-vous, vivez, mais restez libre ; c'est pour vous que je vous en conjure : personne ne saurait le prix de votre cœur. (S'interrompant.)
Je reconnais le sien. (Elle continue.)
Ma faiblesse me force de finir, mon ami part, on l'entraîne, et il ne peut pas sans risquer sa vie attendre mon dernier soupir. (Au Marquis.)
Comment, Monsieur, il vivait donc encore quand vous l'avez quitté ?

LE MARQUIS
Oui, Madame, on s'est trompé ; il est vrai que la plus grande partie des captifs mourut à Alger pendant que nous y étions ; mais nous trouvâmes le moyen de nous sauver, et c'est notre disparition qui a fait l'erreur : je suis dans le même cas, et le Marquis mourut dans notre fuite, ou du moins il se mourait quand je fus obligé de le quitter.

LA MARQUISE (, vivement.)
Mais vous n'êtes donc sûr de rien, il a donc pu en revenir ? Parlez, Monsieur ; déjà je romps tout : plus de mariage ! Mais de quel côté irait-on ? Quelles mesures prendre ? Où pourrait-on le trouver ? Vous êtes son ami, Monsieur, l'abandonnerez-vous ?

LE MARQUIS
Vous souhaitez donc qu'il vive ?

LA MARQUISE
Si je le souhaite ! Ne me promettez rien que de vrai ; j'en mourrais.

LE MARQUIS
S'il n'avait hésité de paraître que dans la crainte de n'être plus aimé ? S'il m'avait prié de venir ici pour pouvoir l'informer de vos dispositions ?

LA MARQUISE
Tout mon cœur est à lui. Où est-il ? Menez-moi où il est.

LE MARQUIS (, un moment sans répondre.)
Il va venir dans un instant, et vous l'allez voir.

LA MARQUISE
Je vais le voir ! Je vais le voir ! Marchons, hâtons-nous, allons le trouver, je me meurs de joie, je vais le voir ! Vous êtes après lui ce qui me sera le plus cher.

LE MARQUIS (, ôtant sa barbe et se jetant à ses genoux.)
Non, je vous suis aussi cher qu'il vous l'est lui-même.

LA MARQUISE (, se reculant.)
Qu'est-ce que c'est donc ? Qui êtes-vous ? (Se jetant dans ses bras.)
Ah ! cher Marquis ! (Elle le relève et ils s'embrassent encore.)
Que je suis heureuse !

LE MARQUIS
Voici votre mère.

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