Scène V



(MADAME ARGANTE, DORANTE, LA MARQUISE, FRONTIN, LE MARQUIS)

LE MARQUIS (, voyant baiser la main de la Marquise.)
Ah ! (Puis, s'adressant à Madame Argante.)
Je viens, Madame, m'acquitter d'une parole…

MADAME ARGANTE
Vous vous trompez, Monsieur, ce n'est point moi que ceci regarde, c'est ma fille que voici.

LA MARQUISE (, tristement.)
Venez, Monsieur, j'aurais à me plaindre de vous. Vous étiez bien en droit de regarder la maison de Monsieur le Marquis comme la vôtre, et de descendre ici tout d'un coup, sans s'arrêter dans le village.

FRONTIN
D'autant que le vin du cabaret est détestable.

LE MARQUIS
Tais-toi !… Je vous rends mille grâces, Madame. Il est vrai qu'on ne saurait être plus unis que nous l'avons été, Monsieur le Marquis et moi… Ah !…

LA MARQUISE
Vous soupirez, Monsieur, vous le regrettez aussi.

LE MARQUIS
Toutes ses infortunes ont été les miennes, et je ne puis même jeter les yeux sur vous, Madame, sans me sentir pénétré de toutes les tendresses dont il m'a chargé en mourant de vous assurer.

LA MARQUISE
Ah !

DORANTE
Ouf !

LE MARQUIS
Je vous demande pardon si je m'attendris moi-même ; je trouble peut-être quelque engagement nouveau : il me semble que ma commission n'est pas ici au gré de tout le monde.

MADAME ARGANTE (au Marquis, en montrant Dorante.)
À vous dire vrai, Monsieur, voilà Monsieur, à qui vous auriez fait grand plaisir de la négliger : il va épouser ma fille, mettez-vous à sa place.

LE MARQUIS
Mon ami est donc heureux de ne plus vivre et d'avoir ignoré ce mariage ; du moins est-il mort avec la douceur de penser que Madame serait inconsolable.

MADAME ARGANTE
Inconsolable !… Avec votre permission, Monsieur, cette pensée dans laquelle il est mort ne valait rien du tout ; le ciel nous préserve qu'elle soit exaucée ! Croyez-moi, passons là-dessus.

LA MARQUISE (, tout d'un coup.)
Vous ne sauriez croire combien vous m'affligez, ma mère, vous ne vous y prenez pas bien, vous me désespérez. Ne m'ôtez point la consolation d'écouter Monsieur. Je veux tout savoir, ou je me fâcherai, je romprais tout. Non, Monsieur, que rien ne vous retienne ; ne m'épargnez point, répétez-moi tous les discours du Marquis, toutes ses tendresses qui me seront éternellement chères, et pardonnez à l'amitié que ma mère a pour moi la répugnance qu'elle a à vous entendre.

LE MARQUIS
Remettons plutôt ce qui me reste à vous dire, Madame ; vous serez peut-être seule une autre fois, et je reviendrai.

MADAME ARGANTE
Eh non, Monsieur, achevons ; que peut-il vous rester tant ? Le Marquis l'aimait beaucoup, il vous l'a dit, il est mort en vous le répétant, ce doit être là tout, il ne saurait guère y en avoir davantage.
FRONTIN
…nous ne sommes pas au bout.

LE MARQUIS
Voici toujours un portrait qui est de vous, Madame, qu'il emporta d'ici en vous quittant, qu'il m'a recommandé de vous rendre, que nos patrons, tout barbares qu'ils sont, n'ont pas eu la cruauté d'arracher à sa tendresse, et qu'il a conservé mille fois plus chèrement que sa vie.

LA MARQUISE (, pleurant.)
Hélas ! je le reconnais, c'est le dernier gage qu'il reçut de mon amour, et il l'a gardé jusqu'à la mort. Ah ! Dorante, souffrez que je vous laisse, je ne saurais à présent en écouter davantage ; j'ai besoin de quelque moment de liberté ; et vous, Monsieur, demeurez quelques jours ici pour vous reposer, ne me refusez pas cette grâce : je vais donner des ordres pour cela… Ah !…

DORANTE
Ne me confierez-vous pas ce portrait, Madame ? il m'est permis de le souhaiter.

LE MARQUIS
Il m'est échappé de vous dire qu'il vous priait de ne le donner à personne.

DORANTE
Vous avez bien de la mémoire, Monsieur.

LA MARQUISE (, à Dorante.)
Laissez-moi me conformer à ce qu'il a désiré, Dorante ; c'est un respect que je lui dois.
(Elle sort.)

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