(MADAME ARGANTE, DORANTE, FRONTIN, LE MARQUIS)
LE MARQUIS (salue Madame Argante.)
Je suis votre serviteur, Madame ; je vais me reposer un peu en attendant de revoir Madame la Marquise.
DORANTE
Ne voyez-vous pas que vous l'affligez, Monsieur, avec vos narrations ?
MADAME ARGANTE (, sèchement.)
Vous réjouissez-vous à faire pleurer ma fille ? Vous avez les façons bien algériennes !
LE MARQUIS
Je ne veux faire de peine à personne. Je m'acquitte d'un devoir que j'ai promis de remplir.
FRONTIN
Nous sommes des personnages tout à fait bénins.
MADAME ARGANTE
Monsieur, dites à ce vieux valet de se taire.
LE MARQUIS
Il faut l'excuser ; il est devenu familier à force d'être mon camarade.
FRONTIN
Nous étions dans la même condition.
LE MARQUIS
Paix !…
MADAME ARGANTE
Ah ça, Monsieur, après tout, vous avez l'air d'un galant homme ; à votre âge, on a eu le temps de le devenir, et je crois que vous l'êtes.
LE MARQUIS
Vous me rendez justice, Madame.
MADAME ARGANTE
On le voit à votre physionomie.
FRONTIN
Si mon maître voulait, vous le verriez encore mieux.
LE MARQUIS (à Frontin.)
Encore !…
MADAME ARGANTE
Ne nuisez donc point à Monsieur, ne reculez point son mariage. Vous avez dit à ma fille que vous aviez encore à lui parler. Abrégez avec elle, et ménagez sa faiblesse là-dessus : à quoi bon l'attendrir pour un homme qui n'est plus au monde ? Ne vous reprocheriez-vous pas d'être venu nous troubler pour satisfaire aux injustes fantaisies d'un mort ?
LE MARQUIS
Vous avez raison ; mais heureusement Monsieur n'a rien à craindre ; on a, ce me semble, beaucoup de tendresse pour lui.
DORANTE
Cette tendresse ne saurait résister quand on lui parle du défunt.
MADAME ARGANTE
Figurez-vous que depuis dix ans nous n'osons pas prononcer son nom devant elle ; qu'elle a vécu dans l'accablement pendant près de huit ans, qu'elle a refusé vingt mariages meilleurs que celui du Marquis.
LE MARQUIS
Elle lui était donc extrêmement attachée ?
MADAME ARGANTE
Ah ! Monsieur, cela passe toute imagination. Il est vrai que c'était un homme de mérite, un homme estimable, il avait des qualités… mais enfin il n'est plus, et si vous connaissiez Monsieur, vous verriez qu'elle ne perd pas au change.
DORANTE
Madame est prévenue en ma faveur.
LE MARQUIS
Je ferai donc en sorte que Madame la Marquise ne le regrette pas davantage.
DORANTE
Vous me rendrez ainsi le plus grand service du monde.
MADAME ARGANTE
Mais à quoi donc se réduit ce que vous avez à lui dire ?
LE MARQUIS
À presque rien : j'ai une lettre à lui remettre.
DORANTE
Une lettre du défunt ?
LE MARQUIS
Oui, Monsieur.
MADAME ARGANTE (, en criant.)
Encore une lettre !
LE MARQUIS
Oui, Madame.
DORANTE
Je vous demande de la supprimer, Monsieur ; vous risquez de me perdre en la rendant.
LE MARQUIS
La supprimer, Monsieur ? Il ne m'est pas possible : j'ai fait serment de la remettre, il y va de mon honneur.
MADAME ARGANTE
Quoi ! Il y va de votre honneur d'ôter la vie à ma fille ?
LE MARQUIS
Ce n'est pas mon dessein, Madame.
DORANTE
Ne la lui remettez donc pas, elle s'en trouvera mieux.
MADAME ARGANTE
Le ciel nous aurait fait une grande grâce de vous laisser à Alger.
LE MARQUIS
Il m'en a fait une plus grande de m'en tirer.
FRONTIN ou DORANTE
Je ne compte plus sur rien.
MADAME ARGANTE
Voilà, je vous l'avoue, un étrange mort, avec sa misérable lettre ! Et plus étrange encore le vieillard qui s'en est chargé !
LE MARQUIS
Vous me traitez bien mal, Madame.
(DORANTE…)
FRONTIN
…nous sommes cruellement houspillés.
LE MARQUIS
J'ai quelquefois trouvé plus d'accueil chez les barbares.
MADAME ARGANTE
Et moi, souvent plus de raison chez les enfants.
FRONTIN
Aussi leur donne-t-on des soufflets par mauvaise coutume.
MADAME ARGANTE
Impertinent, vous en mériteriez sans votre âge.
LE MARQUIS
Doucement, Madame, doucement.
MADAME ARGANTE
Retirons-nous, Dorante ; je sens que le feu me monte à la tête.
(Elle sort.)
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