Scène I



(Chez Follbraguet, cabinet de dentiste. Au fond, portes à droite et à gauche. Entre les deux portes, au centre de la cloison, un)
(lavabo.)
(A droite, deuxième plan, porte sous tenture. Au premier plan, contre le mur, sur une petite table, un autoclave.)
(A gauche, la cheminée. Au-dessus, porte donnant chez Mme Follbraguet :)
(Comme mobilier, à droite de la scène, une table-bureau placée perpendiculairement à la rampe.)
(Entre le mur et la table, le fauteuil de bureau. Mobilier ad libitum.)
(En plein milieu de la scène, devant le trou du souffleur et face au public, le fauteuil opératoire.)
(A gauche du fauteuil, un petit meuble à tiroirs, haut sur pieds, dans lequel sont les instruments et les médicaments.)
(A proximité, la roue du dentiste.)
(A droite du fauteuil, le crachoir avec son tuyau à tube de verre pour pomper la salive des patients.)
(Follbraguet, Vildamour, puis Adrien, puis Marcelle, puis Monsieur Jean)
(Au lever du rideau, Vildamour est assis sur le fauteuil opératoire, une serviette autour du cou, la bouche bâillonnée par un)
(carré de caoutchouc noir, au centre duquel émerge seule la dent à soigner.)
(Ce morceau de caoutchouc est fixé de chaque côté de la bouche par une pince reliée à une sorte de jarretelle en caoutchouc qui)
(fait le tour de la nuque. Pour compléter le supplice, dans le coin à gauche de la bouche, la pompe-salive indiquée plus haut.)
(Follbraguet est à droite n° 1 de Vildamour n° 2 et lui travaille dans la bouche avec la roue.)

Vildamour (rongeant son frein.)
Ooooon-on-on !

Follbraguet (tout à son travail.)
Un peu de patience ! Il n'y en a plus pour longtemps ! Ouvrez la bouche !

Vildamour (douloureusement.)
Oon-on-on !

Follbraguet (tout en travaillant.)
Faites pas attention ! Pensez à quelque chose de gai !

Vildamour (incompréhensible dans son bâillon.)
Ah !… i…é… o-o-à ie ! (Ce qui signifie, autant qu'on peut savoir "Ah ! oui, c'est commode à dire ! ")

Follbraguet
Bougez pas, s'il vous plaît ! Ouvrez la bouche… Je ne vous fais pas de mal, je vous dis, je ne vous fais pas de mal.

Vildamour (geignant.)
Ooon-on-on !

Follbraguet
Mais non, mais non ; quand ça devra vous faire du mal, je vous préviendrai.

Vildamour (angoissé.)
Oha !

Follbraguet
Soyez tranquille !
(Il s'arrête pour changer d'instrument.)

Vildamour
E en ! e ein o-ésses e ou ites a ! (Eh bien ! c'est plein de promesses ce que vous dites-là !)

Follbraguet (qui a pris un autre instrument.)
Là !… Ouvrez la bouche !… bien !… attention !

Vildamour (pâlissant)
Oua ? (Quoi ?)

Follbraguet
N'ayez pas peur… ça va vous faire un peu de mal…

Vildamour (inquiet.)
Ah ?… (Brusquement.)
Oh !…

Follbraguet
Là !… je ne vous ai pas pris en traître ! Non, non, ne tournez pas la tête… oh !

Vildamour (épuisé.)
A-en-ez !… a-en-ez un o-ment. (Attendez, attendez un moment.)
Ah ! on eu ieu ! ah ! on eu ieu !
(Ah ! nom de dieu, ah ! nom de Dieu !)

Follbraguet
Là, c'est plus rien ! c'est plus rien.

Vildamour
Ah ! on eu ieu ! oun a ez à c e est, ous ! e é é ant on i ait on ou ille a é-elle ! an ! an ! a ou en an eu… é oi !…
(Ah ! nom de Dieu, vous ne savez pas ce que c'est, vous !)
(C'est effrayant… on dirait qu'on vous vrille la cervelle. V'lan, v'lan ! ça vous prend au cœur… c'est horrible.)

Follbraguet (machinalement.)
Oui, oui, monsieur, oui.

Vildamour
Eun'ai a i a in-en-é e al e en, ai e-ni a é un ude ochon !(Je ne sais pas qui a inventé le mal de dents, mais celui-là c'est un rude cochon)
ai é a eu om a, i a eu ans une age e ents, ai ou ème cette oi à… (J'ai déjà eu, comme ça, il y a deux ans, une rage de dents, mais tout de même, cette fois-là.)

Follbraguet (approchant avec son instrument au bout de sa roue.)
Là ! ouvrez la bouche.

Vildamour
Oh ! en o a oue ! (Oh ! encore la roue !)

Follbraguet
Un petit rien !… histoire de rire !… (Il opère.)
Là ! je ne vous fais pas de mal.

Vildamour (avec conviction.)
Hi ! (Si.)

Follbraguet
C'est pour votre bien… là… là…, vous voyez, vous vous y faites ; ouvrez la bouche ! Si vous faisiez ça seulement huit jours de suite, vous ne pourriez plus vous en passer.

Vildamour (geignant.)
Oon ! oon ! oon !

Follbraguet
Non, non, c'est une idée. Là, c'est fini ! (Continuant tout de même.)
C'est fini…

Vildamour
Oon ! oon !

Follbraguet
C'est fini, là !
(Il s'arrête.)

Vildamour (se levant.)
Ah !

Follbraguet
Attendez ! attendez ! je n'ai pas fini !

Vildamour (se rasseyant.)
Ou ite ou e en "est ini" et ou en in-i-ez as ! (Vous dites tout le temps que c'est fini et vous n'en finissez pas !)

Follbraguet (qui pendant ce qui précède a allumé une petite lampe à alcool et y chauffant sa poire à air chaud.)
C'est plus rien, maintenant. N'ayez pas peur ! Ouvrez la bouche !

Vildamour (à chaque coup de soufflet.)
Hha ! hha ! hha ! hha !

Follbraguet
Là !

Vildamour
Oh ! eè éa-é-ae. (Oh ! que c'est désagréable.)

Follbraguet (vivement.)
Fermez pas la bouche !… restez grand ouvert. (Il a tourné un coton autour d'une tige d'acier, et, après l'avoir imbibé d'un)(produit médicamenteux, contenu dans une petite fiole, il l'introduit dans la dent qu'il vient de soigner.)
Là ! ça n'est pas si terrible que ça !(Il défait le caoutchouc, enlève le pompe-salive, en tendant un verre au quart plein d'un mélange de dentifrice et d'eau.)
Crachez !

Vildamour (obéit et après s'être rincé la bouche.)
Merci… vous êtes bien aimable… ce que vous avez pu me torturer !

Follbraguet (se dirigeant vers son bureau.)
Mais non, mais non ! C'est en se disant ça qu'on a mal ! Alors, voilà vous allez me garder ce pansement un jour ou deux, après quoi, vous reviendrez pour que je vous aurifie. (Feuilletant son agenda.)
Voyons, quels sont mes rendez-vous ? Attendez… après demain, cinq heures, vous êtes libre ?

Vildamour
Après-demain cinq heures ?… Non, j'ai un rendez-vous !

Follbraguet
Aha ! (Il s'apprête déjà à chercher un autre jour.)
Alors, voyons…

Vildamour
Oh ! mais ça va très bien ! c'est avec un créancier ! il se cassera le nez ! c'est pain béni !

Follbraguet
Parfait ! alors (inscrivant)
, onze février, cinq heures, M. Vildamour ! N'oubliez pas !

Vildamour
Vous voyez bien que je n'oublie rien, puisque je me rappelle un rendez-vous avec un créancier. (Un temps.)
Voilà ! (Un temps.)
Ça me fait toujours mal, vous savez.

Follbraguet (indifférent.)
Oui, oui.

Vildamour
Ça a l'air de vous laisser froid.

Follbraguet
Ça me laisse froid, parce que c'est dans l'ordre. Vous souffrirez comme cela encore un quart d'heure, et puis ça ira en diminuant. Je viens de pratiquer l'orifice, il faut le temps que ça se dégage.

Vildamour
Aha !

Follbraguet (tout en parlant, allant appuyer sur un bouton de sonnette électrique.)
Cependant, si vous continuez à avoir mal, eh bien, revenez. Je m'arrangerai pour vous faire passer entre deux rendez-vous.

Vildamour
Oui, oh ! vous êtes le plus exquis des dentistes. D'ailleurs c'est pas d'aujourd'hui. Quand je parle de vous, vous savez… vous pouvez demander… je dis toujours ah ! mon dentiste, c'est une perle ! et une main ! c'est un plaisir, on ne sent rien !

Follbraguet (flatté.)
Ah ! et qu'est-ce qu'on vous répond à ça ?

Vildamour
On me répond "Le mien aussi ! "

Follbraguet (refroidi.)
Ah !

Adrien (paraissant au fond.)
Monsieur ?

Follbraguet
C'est pour reconduire Monsieur ! En même temps, vous direz à M. Jean de venir… (A Vildamour)
A après-demain cinq heures, n'est-ce pas ?

Vildamour
Entendu.

Follbraguet
Et puis, couvrez-vous la bouche. Faites attention de ne pas attraper froid sur votre dent. Mais vous emportez ma serviette !

Vildamour
Oh ! pardon…
(Il pose la serviette sur le dossier du fauteuil opératoire.)
(Adrien ayant ouvert la porte pour laisser passer Vildamour, on aperçoit, dans le vestibule,)
(Marcelle se chamaillant avec Hortense : Toutes deux parlent à la fois.)

Marcelle
Et puis, en voilà assez ! Quand je vous dis une chose, vous n'avez pas à me dire non !

Follbraguet
Quoi, quoi, qu'est-ce qu'il y a ?

Vildamour (suivi d'Adrien, en passant devant Marcelle :)
Pardon, madame !

Marcelle (vite et sèchement.)
Bonjour, monsieur.

Follbraguet
Le vestibule n'est pas un endroit pour discuter avec les domestiques, surtout à l'heure de ma consultation.

Marcelle (faisant irruption dans le cabinet de Follbraguet et lui tendant un manchon qu'elle tient à la main.)
Mon ami, veux-tu toucher ça ?

Follbraguet
Je te dis que le vestibule…

Marcelle
Eh bien ! quoi, je n'y suis pas, dans le vestibule ! je suis dans ton cabinet. Veux-tu toucher ça ?

Follbraguet (touchant machinalement.)
Mais pourquoi ?… Ah ! qu'est-ce que c'est ? C'est mouillé.

Marcelle (triomphante.)
Ah ! tu trouves aussi que c'est mouillé.

Hortense (qui est restée sur le pas de la porte.)
Je n'ai jamais dit le contraire.

Follbraguet (flairant machinalement ses doigts.)
Eh ben, après ?… Quoi ! c'est de l'eau.

Marcelle
De l'eau ! ah ! tu trouves que c'est de l'eau.

Follbraguet
Dame ! puisque c'est mouillé !

Hortense
Là !

Marcelle
C'est du pipi du chat !

Follbraguet (furieux.)
Oh ! mais tu me dégoûtes !

Marcelle
Si c'est comme ça que tu t'y connais.

Follbraguet (allant se rincer au lavabo.)
Et tu me fais toucher ça !

Hortense
Mais non, monsieur ! C'est Madame qui veut absolument que ce soit ma chatte qui soit allée s'oublier sur son manchon. Or, comme il est universellement connu que ma chatte ne va jamais dans l'appartement, alors, je me demande comme elle aurait fait.

Marcelle
Mais, sapristi, il n'y a qu'à sentir ! (A Follbraguet)
Tiens, sens !

Follbraguet
Mais non !

M. Jean (paraissant de droite, il est en tenue de travail, veston de toile blanche.)
Vous m'avez fait demander, Monsieur Follbraguet

Follbraguet (tout en s'essuyant.)
Oui !

Marcelle (lui tendant son manchon.)
Monsieur Jean, voulez-vous me dire ce que ça sent ?

Follbraguet
Ah ! non, je t'en prie !

Marcelle
Je t'en prie aussi, n'influence pas !

M. Jean (flairant complaisamment.)
Je n'aime pas beaucoup cette odeur.

Marcelle
Ce n'est pas ce que je vous demande. Qu'est-ce que ça sent ?

Follbraguet (pendant que M. Jean flaire longuement.)
Elle est folle !

M. Jean
C'est de l'eucalyptus.

Marcelle (retirant vivement son manchon, qui balaie le nez de M. Jean :)
Non, monsieur, c'est du pipi de chat.

M. Jean (tout en s'essuyant le nez.)
Je n'aime pas beaucoup cette odeur-là.

Marcelle (à Hortense :)
Vous voyez que tout le monde est d'accord. Vous ne me direz plus maintenant…

Follbraguet (les poussant dehors.)
Oui, eh bien ! pipi ou pas pipi, je vous serais obligé de vider vos querelles ailleurs que dans mon cabinet. J'ai des clients à recevoir, et ils n'ont que faire d'assister à vos histoires !

Marcelle (discutant, tout en se laissant pousser dehors, ainsi qu'Hortense :)
Vous ne me direz plus que ce n'est pas votre chatte…

Hortense
Oh ! pardon, madame ! Madame ne me fera pas dire une chose qui est contraire à la vérité.

Marcelle
Je vous prie de vous taire ! Je n'admets pas qu'on réplique quand je dis une chose…

Follbraguet
Enfin, allez-vous me laisser travailler tranquillement, nom d'un chien !
(Il les pousse dehors et referme la porte sur elles.)
(On entend la discussion, derrière la porte, continuer en s'éloignant.)

Follbraguet
Oh ! c'est effrayant qu'on ne puisse pas avoir la paix ! (A M. Jean :)
Qu'est-ce que je voulais dire ?… oui… Vous avez du monde par là ?…

M. Jean
Plus personne. J'ai eu Madame Otéro tout à l'heure ; une dent de sagesse qui lui pousse.

Follbraguet
Tiens !… tiens !

M. Jean
J'ai incisé la gencive pour faciliter l'éclosion.

Follbraguet
Parfait ! Toujours jolie ?

M. Jean
Dame !

Follbraguet
Pourquoi ne m'avez-vous pas dit ?… j'aurais aimé la voir.

M. Jean
Vous étiez occupé avec un client, alors je l'ai prise.

Follbraguet
Vous ne vous refusez rien !

M. Jean
Oh ! Monsieur Follbraguet, Madame Otéro et moi n'y avons pensé… ni l'un, ni l'autre.

Follbraguet (ironique.)
Oh !

M. Jean (solennel.)
Je vous jure !

Follbraguet
Allons ! ça va bien… Je voulais vous dire ! il faudra que vous passiez chez Chose… qui nous fournit l'amalgame…

M. Jean
Bringuet.

Follbraguet
Oui, pour lui dire que son dernier envoi ne vaut rien. Toutes mes dernières obturations se désagrègent et tombent ; ce n'est pas sérieux, il faut qu'il me le change.

M. Jean
Bien, monsieur.

Follbraguet
Voilà, c'est tout.

M. Jean
Bon, monsieur.

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