SCENE 9


La grand'salle du château
Entrent HAMLET et plusieurs comédiens

HAMLET
Dites, je vous prie, cette tirade comme je l'ai prononcée devant vous, d'une voix naturelle; mais si vous la braillez, comme font beaucoup de nos acteurs, j'aimerais autant faire dire mes vers par le crieur de la ville.
Ne sciez pas trop l'air ainsi, avec votre bras; mais usez de tout sobrement; car, au milieu même du torrent, de la tempête, et, je pourrais dire, du tourbillon de la passion, vous devez avoir et conserver assez de modération pour pouvoir la calmer. Oh! cela me blesse jusque dansl'âme, d'entendre un robuste gaillard, à perruque échevelée, mettre une passion en lambeaux, voire même en haillons, et tendre les oreilles de la galerie qui généralement n'apprécie qu'une pantomime incompréhensible et le bruit. Je voudrais faire fouetter ce gaillard-là qui charge ainsi
Termagant et outrehérode Hérode! Évitez cela, je vous prie.

PREMIER COMÉDIEN
Je le promets à Votre Honneur.

HAMLET
Ne soyez pas non plus trop apprivoisé; mais que votre propre discernement soit votre guide! Mettez l'action d'accord avec la parole, la parole d'accord avec l'action, en vous appliquant spécialement à ne jamais violer la nature; car toute exagération s'écarte du but du théâtre qui, dès l'origine comme aujourd'hui, a eu et a encore pour objet d'être le miroir de la nature, de montrer à la vertu ses propres traits, à l'infamie sa propre image, et au temps même sa forme et ses traits dans la personnification du passé. Maintenant, si l'expression est exagérée ou affaiblie, elle aura beau faire rire l'ignorant, elle blessera à coup sûr l'homme judicieux dont la critique a, vous devez en convenir, plus de poids que celle d'une salle entière. Oh! j'ai vu jouer des acteurs, j'en ai entendu louer hautement, pour ne pas dire sacrilègement, qui n'avaient ni l'accent, ni la tournure d'un chrétien, d'un païen, d'un homme! Ils s'enflaient et hurlaient de telle façon que je les ai toujours crus enfantés par des journaliers de la nature qui, voulant faire des hommes, les avaient manqués et avaient produit une abominable contrefaçon de l'humanité.

PREMIER COMÉDIEN
J'espère que nous avons réformé cela passablement chez nous.

HAMLET
Oh! réformez-le tout à fait. Et que ceux qui jouent les clowns ne disent rien en dehors de leur rôle! car il en est qui se mettent à rire d'euxmêmes pour faire rire un certain nombre de spectateurs ineptes, au moment même où il faudrait remarquer quelque situation essentielle de la pièce. Cela est indigne, et montre la plus pitoyable prétention chez le clown dont c'est l'usage. Allez vous préparer. (Sortent les comédiens.)
(Entrent POLONIUS, ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN)

HAMLET (à Polonius)
Eh bien! Monseigneur le roi entendra-t-il ce chef-d'œuvre?

POLONIUS
Oui. La reine aussi; et cela, tout de suite.

HAMLET
Dites aux acteurs de se dépêcher. (Sort Polonius. À Rosencrantz et à Guildenstern.)
Voudriez-vous tous deux presser leurs préparatifs?

ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN
Oui, monseigneur.
(Sortent Rosencrantz et Guildenstern.)

HAMLET
Holà! Horatio!
(Entre HORATIO)

HORATIO
Me voici, mon doux seigneur, à vos ordres.

HAMLET
De tous ceux avec qui j'ai jamais été en rapport, Horatio, tu es par excellence l'homme juste.

HORATIO
Oh! mon cher seigneur!

HAMLET
Non, ne crois pas que je te flatte. Car quel avantage puis-je espérer de toi qui n'as d'autre revenu que ta bonne humeur pour te nourrir et t'habiller? A quoi bon flatter le pauvre? Non. Qu'une langue mielleuse lèche la pompe stupide; que les charnières fécondes du genou se ploient là où il peut y avoir profit à flagorner! Entends-tu? Depuis que mon âme tendre a été maîtresse de son choix et a pu distinguer entre les hommes, sa prédilection t'a marqué de son sceau; car tu as toujours été un homme qui sait tout souffrir comme s'il ne souffrait pas; un homme que les rebuffades et les faveurs de la fortune ont trouvé également reconnaissant. Bienheureux ceux chez qui le tempérament et le jugement sont si bien d'accord! Ils ne sont pas sous les doigts de la fortune uneflûte qui sonne par le trou qu'elle veut. Donnez-moi l'homme qui n'est pas l'esclave de la passion, et je le porterai dans le fond de mon cœur, oui, dans le cœur de mon cœur, comme toi… Assez sur ce point! On joue ce soir devant le roi une pièce dont une scène rappelle beaucoup les détails que je t'ai dits sur la mort de mon père. Je t'en prie! quand tu verras cet acte-là en train, observe mon oncle avec toute la concentration de ton âme. Si son crime occulte ne s'échappe pas en un seul cri de sa tanière, ce que nous avons vu n'est qu'un spectre infernal, et mes imaginations sont aussi noires que l'enclume de Vulcain. Suis-le avec une attention profonde. Quant à moi, je riverai mes yeux à son visage. Et, après, nous joindrons nos deux jugements pour prononcer sur ce qu'il aura laissé voir.

HORATIO
C'est bien, monseigneur. Si, pendant la représentation, il me dérobe un seul mouvement, et s'il échappe à mes recherches, que je sois responsable du vol!

HAMLET
Les voici qui viennent voir la pièce. Il faut que j'aie l'air de flâner. (A Horatio.)
Allez prendre place. (Marche danoise. Fanfares.)
(Entrent LE ROI, LA REINE, POLONIUS, OPHÉLIA, ROSENCRANTZ GUILDENSTERN et autres)

LE ROI
Comment se porte notre cousin Hamlet?

HAMLET
Parfaitement, ma foi! Je vis du plat du caméléon: je mange de l'air, et je me bourre de promesses. Vous ne pourriez pas nourrir ainsi des chapons.

LE ROI
Cette réponse ne s'adresse pas à moi, Hamlet! Je ne suis pour rien dans vos paroles!

HAMLET
Ni moi non plus, je n'y suis plus pour rien. (A Polonius.)
Monseigneur, vous jouâtes jadis à l'Université, m'avez-vous dit?

POLONIUS
Oui, monseigneur; et je passais pour bon acteur.

HAMLET
Et que jouâtes-vous?

POLONIUS
Je jouai Jules César. Je fus tué au Capitole ; Brutus me tua.

HAMLET
C'était un acte de brute de tuer un veau si capital… Les acteurs sontils prêts?

ROSENCRANTZ
Oui, monseigneur. Ils attendent votre bon plaisir.

LA REINE
Venez ici, mon cher Hamlet, asseyez-vous près de moi.

HAMLET
Non, ma bonne mère. (Montrant Ophélia.)
Voici un métal plus attractif.

POLONIUS (au roi)
Oh! oh! remarquez-vous cela?

HAMLET (se couchant aux pieds d'Ophélia)
Madame, m'étendrai-je entre vos genoux?

OPHÉLIA
Non, monseigneur.

HAMLET
Je veux dire la tête sur vos genoux.

OPHÉLIA
Oui, monseigneur.

HAMLET
Pensez-vous que j'eusse dans l'idée des choses grossières?

OPHÉLIA
Je ne pense rien, monseigneur.

HAMLET
C'est une idée naturelle de s'étendre entre les jambes d'une fille.

OPHÉLIA
Quoi, monseigneur?

HAMLET
Rien.

OPHÉLIA
Vous êtes gai, monseigneur.

HAMLET
Qui? moi?

OPHÉLIA
Oui, monseigneur.

HAMLET
Oh ! je ne suis que votre baladin. Qu'a un homme de mieux à faire que d'être gai? Tenez! regardez comme ma mère a l'air joyeux, et il n'y a que deux heures que mon père est mort.

OPHÉLIA
Mais non, monseigneur il y a deux fois deux mois.

HAMLET
Si longtemps? Oh! alors que le diable se mette en noir! Pour moi, je veux porter des vêtements de zibeline. O ciel! mort depuis deux mois, et pas encore oublié! Alors il y a espoir que la mémoire d'un grand homme lui survive six mois. Mais pour cela, par Notre-Dame! il faut qu'il bâtisse force églises. Sans quoi, il subira l'oubli comme le cheval de bois dont vous savez l'épitaphe:
HELAS! HELAS! LE CHEVAL DE BOIS EST OUBLIE.(Les trompettes sonnent. La pantomime commence. Un roi et une reine entrent; l'air fort amoureux, ils se tiennent embrassés. La reine s'agenouille et fait au roi force gestes de) ( protestations. Il la relève et penche sa tête sur son cou, puis s'étend sur un banc couvert de fleurs. Le voyant endormi, elle le quitte. Alors survient un personnage qui lui ôte sa couronne, la baise, verse du poison dans l'oreille du roi, et sort. La reine revient, trouve le roi mort, et donne tous les signes du désespoir. L'empoisonneur, suivi de deux ou trois personnages muets, arrive de nouveau et semble se lamenter avec elle. Le cadavre est emporté. L'empoisonneur fait sa cour à la reine en lui offrant des cadeaux. Elle semble quelque temps avoir de la répugnance et du mauvais vouloir, mais elle finit par agréer son amour. Ils sortent.)

OPHÉLIA
Que veut dire ceci, monseigneur?

HAMLET
Parbleu! c'est une embûche ténébreuse qui veut dire crime.

OPHÉLIA
Cette pantomime indique probablement le sujet de la pièce.
(Entre le Prologue.)

HAMLET
Nous le saurons par ce gaillard-là. Les comédiens ne peuvent garder un secret ils diront tout.

OPHÉLIA
Nous dira-t-il ce que signifiait cette pantomime?

HAMLET
Oui, et toutes les pantomimes que vous lui ferez voir. Montrez-lui sans honte n'importe laquelle, il vous l'expliquera sans honte.

OPHÉLIA
Vous êtes méchant! vous êtes méchant! Je veux suivre la pièce.

LE PROLOGUE
Pour nous et pour notre tragédie,
Ici, inclinés devant votre clémence,
Nous demandons une attention patiente.

HAMLET
Est-ce un prologue, ou la devise d'une bague?

OPHÉLIA
C'est bref, monseigneur.

HAMLET
Comme l'amour d'une femme.
(Entrent sur le second théâtre GONZAGUE et BAPTISTA)

GONZAGUE
Trente fois le chariot de Phébus a fait le tour
Du bassin salé de Neptune et du domaine arrondi de Tellus;
Et trente fois douze lunes ont de leur lumière empruntée
Éclairé en ce monde trente fois douze nuits,
Depuis que l'amour a joint nos cœurs et l'hyménée nos mains
Par les liens mutuels les plus sacrés.

BAPTISTA
Puissent le soleil et la lune nous faire compter
Autant de fois leur voyage avant que cesse notre amour!
Mais, hélas ! vous êtes depuis quelque temps si malade,
Si triste, si changé,
Que vous m'inquiétez. Pourtant, tout inquiète que je suis,
Vous ne devez pas vous en troubler, monseigneur;
Car l'anxiété et l'affection d'une femme sont en égale mesure:
Ou toutes deux nulles, ou toutes deux extrêmes.
Maintenant, ce qu'est mon amour, vous le savez par épreuve;
Et mes craintes ont toute l'étendue de mon amour.
Là où l'amour est grand, les moindres appréhensions sont des craintes;
Là où grandissent les moindres craintes, croissent les grandes amours.

GONZAGUE
Vraiment, amour, il faut que je te quitte, et bientôt.
Mes facultés actives se refusent à remplir leurs fonctions.
Toi, tu vivras après moi dans ce monde si beau,
Honorée, chérie; et, peut-être un homme aussi bon
Se présentant pour époux, tu…

BAPTISTA
Oh ! grâce du reste!
Un tel amour dans mon cœur serait trahison;
Que je sois maudite dans un second mari!
Nulle n'épouse le second sans tuer le premier.

HAMLET (à part)
De l'absinthe! voilà de l'absinthe!

BAPTISTA
Les motifs qui causent un second mariage
Sont des raisons de vil intérêt, et non pas d'amour.
Je donne une seconde fois la mort à mon seigneur,
Quand un second époux m'embrasse dans mon lit.

GONZAGUE
Je crois bien que vous pensez ce que vous dites là,
Mais on brise souvent une détermination.
La résolution n'est que l'esclave de la mémoire,
Violemment produite, mais peu viable.
Fruit vert, elle tient à l'arbre;
Mais elle tombe sans qu'on la secoue, dès qu'elle est mûre.
Nous oublions fatalement
De nous payer ce que nous nous devons.
Ce que, dans la passion, nous nous proposons à nous-mêmes,
La passion finie, cesse d'être une volonté.
Les douleurs et les joies les plus violentes
Détruisent leurs décrets en se détruisant.
Où la joie a le plus de rires, la douleur a le plus de larmes,
Gaieté s'attriste, et tristesse s'égaie au plus léger accident.
Ce monde n'est pas pour toujours; et il n'est pas étrange
Que nos amours mêmes changent avec nos fortunes.
Car c'est une question encore à décider,
Si c'est l'amour qui mène la fortune, ou la fortune, l'amour.
Un grand est-il à bas ? voyez! ses courtisans s 'envolent;
Le pauvre qui s'élève fait des amis de ses ennemis.
Et jusqu'ici l'amour a suivi la fortune;
Car celui qui n'a pas besoin ne manquera jamais d'ami;
Et celui qui, dans la nécessité, veut éprouver un ami vide,
Le convertit immédiatement en ennemi.
Mais, pour conclure logiquement là où j'ai commencé,
Nos volontés et nos destinées courent tellement en sens contraires,
Que nos projets sont toujours renverses.
Nos pensées sont nôtres; mais leur fln, non pas!
Ainsi, tu crois ne jamais prendre un second mari;
Mais, meure ton premier maître, tes idées mourront avec lui.

BAPTISTA
Que la terre me refuse la nourriture, et le ciel la lumière!
Que la gaieté et le repos me soient interdits nuit et jour!
Que ma foi et mon espérance se changent en désespoir!
Que le plaisir d'un anachorète soit la prison de mon avenir!
Que tous les revers qui pâlissent le visage de la joie
Rencontrent mes plus chers projets et les détruisent!
Qu'en ce monde et dans l'autre, une éternelle adversité me poursuive,
Si, une fois veuve, je redeviens épouse!

HAMLET (à Ophélia)
Si maintenant elle rompt cet engagement-là!

GONZAGUE
Voilà un serment profond. Chère, laissez-moi un moment:
Ma tête s'appesantit, et je tromperais volontiers
Les ennuis du jour par le sommeil. (Il s'endort.)

BAPTISTA
Que le sommeil berce ton cerveau,
Et que jamais le malheur ne se mette entre nous deux!
(Elle sort.)

HAMLET (à la reine)
Madame, comment trouvez-vous cette pièce?

LA REINE
La dame fait trop de protestations, ce me semble.

HAMLET
Oh! pourvu qu'elle tienne parole!

LE ROI
Connaissez-vous le sujet de la pièce? Tout y est-il inoffensif?

HAMLET
Oui, oui! Ils font tout cela pour rire; du poison pour rire! Rien que d'inoffensif!

LE ROI
Comment appelez-vous la pièce?

HAMLET
La Souricière. Comment? Pardieu! au figuré. Cette pièce est le tableau d'un meurtre commis à Vienne. Le duc s'appelle Gonzague, sa femme
Baptista. Vous allez voir. C'est une œuvre infâme; mais qu'importe?
Votre Majesté et moi, nous avons la conscience libre cela ne nous touche pas. Que les rosses que cela écorche ruent! nous n'avons pas l'échine entamée.
Entre sur le second théâtre LUCIANUS
Celui-ci est un certain Lucianus, neveu du roi.

OPHÉLIA
Vous remplacez parfaitement le chœur, monseigneur.

HAMLET
Je pourrais expliquer ce qui se passe entre vous et votre amant, si je voyais remuer vos marionnettes.

OPHÉLIA
Vous êtes piquant, monseigneur, vous êtes piquant!

HAMLET
Il ne vous en coûterait qu'un cri pour que ma pointe fût émoussée.

OPHÉLIA
De mieux en pire.

HAMLET
C'est la désillusion que vous causent tous les maris… Commence, meurtrier, laisse là tes pitoyables grimaces, et commence. Allons! Le corbeau croasse : Vengeance!

LUCIANUS
Noires pensées, bras dispos, drogue prête, heure favorable.
L'occasion complice; pas une créature qui regarde.
Mixture infecte, extraite de ronces arrachées à minuit,
Trois fois flétrie, trois fois empoisonnée par l'imprécation d'Hécate,
Que ta magique puissance, que tes propriétés terribles
Ravagent immédiatement la santé et la vie!
(Il verse le poison dans l'oreille du roi endormi.)

HAMLET
Il l'empoisonne dans le jardin pour lui prendre ses États. Son nom est Gonzague. L'histoire est véritable et écrite dans le plus pur italien.
Vous allez voir tout à l'heure comment le meurtrier obtient l'amour de la femme de Gonzague.

OPHÉLIA
Le roi se lève.

HAMLET
Quoi! effrayé par un feu follet?

LA REINE
Comment se trouve monseigneur?

POLONIUS
Arrêtez la pièce!

LE ROI
Qu'on apporte de la lumière! Sortons.

TOUS
Des lumières! des lumières! des lumières!
(Tous sortent, excepté Hamlet et Horatio.)

HAMLET
Oui, que le daim blessé fuie et pleure,
Le cerf épargné folâtre!
Car les uns doivent rire et les autres pleurer.
Ainsi va le monde.
Si jamais la fortune me traitait de Turc à More, ne me suffirait-il pas, mon cher, d'une III, comme celle-là, avec l'addition d'une forêt de plumes et de deux roses de Provins sur des souliers à crevés, pour être reçu compagnon dans une meute de comédiens?

HORATIO
Oui, à demi-part.

HAMLET
Oh! à part entière.
Car tu le sais, ô Damon chéri,
Ce royaume démantelé était
À Jupiter lui-même ; et maintenant celui qui y règne
Est un vrai, un vrai… Baïoque.

HORATIO
Vous auriez pu rimer.

HAMLET
O mon bon Horatio, je tiendrais mille livres sur la parole du fantôme. As-tu remarqué?

HORATIO
Parfaitement, monseigneur.

HAMLET
Quand il a été question d'empoisonnement?

HORATIO
Je l'ai parfaitement observé.

HAMLET
Ah! Ah !… Allons! un peu de musique!
Allons! les flageolets.
Car si le roi n'aime pas la comédie,
C'est sans doute qu'il ne l'aime pas, pardi!
(Entrent ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN)
Allons! de la musique!

GUILDENSTERN
Mon bon seigneur, daignez permettre que je vous dise un mot.

HAMLET
Toute une histoire, monsieur.

GUILDENSTERN
Le roi, monsieur…

HAMLET
Ah! oui, monsieur, qu'est-il devenu?

GUILDENSTERN
Il s'est retiré étrangement indisposé.

HAMLET
Par la boisson, monsieur?

GUILDENSTERN
Non, monseigneur, par la colère.

HAMLET
Vous vous seriez montré plus riche de sagesse en allant en instruire le médecin; car, pour moi, si j'essayais de le guérir, je le plongerais peutêtre dans une plus grande colère.

GUILDENSTERN
Mon bon seigneur, soumettez vos discours à quelque logique, et ne vous cabrez pas ainsi à ma demande.

HAMLET
Me voici apprivoisé, monsieur; parlez.

GUILDENSTERN
La reine votre mère, dans la profonde affliction de son âme, m'envoie auprès de vous.

HAMLET
Vous êtes le bienvenu.

GUILDENSTERN
Non, mon bon seigneur, cette politesse n'est pas de bon aloi. S'il vous plaît de me faire une saine réponse, j'accomplirai l'ordre de votre mère; sinon, votre pardon et mon retour termineront ma mission.

HAMLET
Monsieur, je ne puis…

GUILDENSTERN
Quoi, monseigneur?

HAMLET
Vous faire une saine réponse, mon esprit est malade. Mais, monsieur, pour une réponse telle que je puis la faire, je suis à vos ordres, ou plutôt,comme vous le disiez, à ceux de ma mère. Ainsi, sans plus de paroles, venons au fait: ma mère, dites-vous ?…

ROSENCRANTZ
Voici ce qu'elle dit : votre conduite l'a frappée d'étonnement et de stupeur.

HAMLET
Ô fils prodigieux, qui peut ainsi étonner sa mère ! … Mais cet étonnement de ma mère n'a-t-il pas de suite aux talons? Parlez.

ROSENCRANTZ
Elle demande à vous parler dans son cabinet; avant que vous alliez vous coucher.

HAMLET
Nous lui obéirons, fût-elle dix fois notre mère. Avez-vous d'autres paroles à échanger avec nous?

ROSENCRANTZ
Monseigneur, il fut un temps où vous m'aimiez.

HAMLET
Et je vous aime encore, par ces dix doigts filous et voleurs!

ROSENCRANTZ
Mon bon seigneur, quelle est la cause de votre trouble? Vous barrez vous-même la porte à votre délivrance, en cachant vos peines à un ami.

HAMLET
Monsieur, je veux de l'avancement.

ROSENCRANTZ
Comment est-ce possible, quand la voix du roi lui-même vous appelle à lui succéder en Danemark?

HAMLET
Oui, mais, en attendant, l'herbe pousse, et le proverbe lui-même se moisit quelque peu. (Entrent les acteurs, chacun avec un flageolet.)
Ah! les flageolets! -- Voyons-en un. Maintenant, retirez-vous.
(Les acteurs sortent. A Rosencrantz et àGuildenstern qui lui font signe.)
Pourquoi donc cherchez-vous ma piste, comme si vous vouliez me pousser dans un filet?

GUILDENSTERN
Oh! monseigneur, si mon zèle est trôp hardi, c'est que mon amour pour vous est trop sincère.

HAMLET
Je ne comprends pas bien cela. Voulez-vous jouer de cette flûte?

GUILDENSTERN
Monseigneur, je ne sais pas.

HAMLET
Je vous en prie.

GUILDENSTERN
Je ne sais pas, je vous assure.

HAMLET
Je vous en supplie.

GUILDENSTERN
J'ignore même comment on en touche, monseigneur.

HAMLET
C'est aussi facile que de mentir. Promenez les doigts et le pouce sur ces soupapes, soufflez ici avec la bouche; et cela proférera la plus parfaite musique. Voyez ! voici les trous.

GUILDENSTERN
Mais je ne puis forcer ces trous à exprimer aucune harmonie. Je n'ai pas ce talent.

HAMLET
Eh bien! voyez maintenant quel peu de cas vous faites de moi. Vous voulez jouer de moi, vous voulez avoir l'air de connaître mes trous, vous voulez arracher l'âme de mon secret, vous voulez me faire résonner tout entier, depuis la note la plus basse jusqu'au sommet de la gamme. Etpourtant, ce petit instrument qui est plein de musique, qui a une voix admirable, vous ne pouvez pas le faire parler. Sang-dieu ! croyez-vous qu'il soit plus aisé de jouer de moi que d'une flûte? Prenez-moi pour l'instrument que vous voudrez, vous pourrez bien me froisser, mais vous ne saurez jamais jouer de moi.
(Entre POLONIUS)
Dieu vous bénisse, monsieur!

POLONIUS
Monseigneur, la reine voudrait vous parler, et sur-le-champ.

HAMLET
Voyez-vous ce nuage là-bas qui a presque la forme d'un chameau?

POLONIUS
Par la messe! on dirait que c'est un chameau, vraiment.

HAMLET
Je le prendrais pour une belette.

POLONIUS
Oui, il est tourné comme une belette.

HAMLET
Ou comme une baleine.

POLONIUS
Tout à fait comme une baleine.

HAMLET
Alors, j'irai trouver ma mère tout à l'heure… (A part.)
Ils tirent sur ma raison presque à casser la corde… J'irai tout à l'heure.

POLONIUS
Je vais le lui dire. (Polonius sort.)

HAMLET
Tout à l'heure, c'est facile à dire. Laissez-moi, mes amis.
(Sortent Guildenstern, Rosencrantz, Horatio.)
Voici l'heure propice aux sorcelleries nocturnes, où les tombes bâillent, et où l'enfer lui-même souffle la contagion sur le monde.
Maintenant, je pourrais boire du sang tout chaud, et faire une de ces actions amères que le jour tremblerait de regarder. Doucement! Chez ma mère, maintenant! O mon cœur, garde ta nature; que jamais l'âme de
Néron n'entre dans cette ferme poitrine! Soyons inflexible, mais non dénaturé; ayons des poignards dans la voix, mais non à la main. Qu'en cette affaire ma langue et mon âme soient hypocrites ! Quelques menaces qu'il y ait dans mes paroles, ne consens jamais, mon âme, à les sceller de l'action. (Il sort.)

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