SCENE 20


Dans le château
Entrent HAMLET et HORATIO

HAMLET
Assez sur ce point, mon cher! Maintenant, venons à l'autre. Vous rappelez-vous toutes les circonstances?

HORATIO
Je me les rappelle, monseigneur.

HAMLET
Mon cher, il y avait dans mon cœur une sorte de combat qui m'empêchait de dormir je me sentais plus mal à l'aise que des mutins mis aux fers. Je payai d'audace, et bénie soit l'audace en ce cas!… Sachons que notre imprudence nous sert quelquefois bien, quand nos calculs les plus profonds avortent. Et cela doit nous apprendre qu'il est une divinité qui donne la forme à nos destinées, de quelque façon que nous les ébauchions.

HORATIO
Voilà qui est bien certain.

HAMLET
Évadé de ma cabine, ma robe de voyage en écharpe autour de moi, je marchai à tâtons dans les ténèbres pour les trouver; j'y réussis.
J'empoignai le paquet, et puis je me retirai de nouveau dans ma chambre.
Je m'enhardis, mes frayeurs oubliant les scrupules, jusqu'à décacheter leurs messages officiels. Et qu'y découvris-je, Horatio ? une scélératesse royale un ordre formel (lardé d'une foule de raisons diverses, le Danemark à sauver, et l'Angleterre aussi… ah! et le danger de laisser vivre un tel loupgarou, un tel croque-mitaine !)
, un ordre qu'au reçu de la dépêche, sans délai, non, sans même prendre le temps d'aiguiser la hache, on me tranchât la tête.

HORATIO
Est-il possible

HAMLET
Voici le message tu le liras plus à loisir. Mais veux-tu savoir maintenant ce que je fis?

HORATIO
Parlez, je vous supplie.

HAMLET
Ainsi empêtré dans leur guet-apens, je n'aurais pas eu le temps de deviner le prologue qu'ils auraient déjà commencé la pièce! Je m'assis;
j'imaginai un autre message ; je l'écrivis de mon mieux. Je croyais jadis, comme nos hommes d'État, que c'est un avilissement de bien écrire, et je me suis donné beaucoup de peine pour oublier ce talent-là. Mais alors,mon cher, il me rendit le service d'un greffier. Veux-tu savoir la teneur de ce que j'écrivis?

HORATIO
Oui, mon bon seigneur.

HAMLET
Une requête pressante adressée par le roi à son cousin d'Angleterre, comme à un tributaire fidèle si celui-ci voulait que la palme de l'affection pût fleurir entre eux deux, que la paix gardât toujours sa couronne d'épis et restât comme un trait d'union entre leurs amitiés, et par beaucoup d'autres considérations de grand poids, il devait, aussitôt la dépêche vue et lue, sans autre forme de procès, sans leur laisser le temps de se confesser, faire mettre à mort surle-champ les porteurs.

HORATIO
Comment avez-vous scellé cette dépêche?

HAMLET
Eh bien, ici encore s'est montrée la Providence céleste. J'avais dans ma bourse le cachet de mon père, qui a servi de modèle au sceau de
Danemark. Je pliai cette lettre dans la même forme que l'autre, j'y mis l'adresse, je la cachetai, je la mis soigneusement en place, et l'on ne s'aperçut pas de l'enfant substitué. Le lendemain, eut lieu notre combat sur mer; et ce qui s'ensuivit, tu le sais déjà.

HORATIO
Ainsi, Guildenstern et Rosencrantz vont tout droit à la chose.

HAMLET
Ma foi, l'ami! ce sont eux qui ont recherché cette commission; ils ne gênent pas ma conscience; leur ruine vient de leur propre imprudence. Il est dangereux pour des créatures inférieures de se trouver, au milieu d'une passe, entre les épées terribles et flamboyantes de deux puissants adversaires.

HORATIO
Ah! quel roi!

HAMLET
Ne crois-tu pas que quelque chose m'est imposé maintenant? Celui qui a tué mon père et fait de ma mère une putain, qui s'est fourré entre la volonté du peuple et mes espérances, qui a jeté son hameçon à ma propre vie, et avec une telle perfidie! ne dois-je pas, en toute conscience, le châtier avec ce bras. Et n'est-ce pas une action damnable de laisser ce chancre de l'humanité continuer ses ravages?

HORATIO
Il apprendra bientôt d'Angleterre quelle est l'issue de l'affaire.

HAMLET
Cela ne tardera pas. L'intérim est à moi; la vie d'un homme, ce n'est que le temps de dire un. Pourtant je suis bien fâché, mon cher Horatio, de m'être oublié vis-à-vis de Laertes. Car dans ma propre cause je vois l'image de la sienne. Je tiens à son amitié mais, vraiment, la jactance de sa douleur avait exalté ma rage jusqu'au vertige.

HORATIO
Silence! Qui vient là?
(Entre OSRIC)

OSRIC (se découvrant)
Votre Seigneurie est la bienvenue à son retour en Danemark.

HAMLET
Je vous remercie humblement, monsieur. (À Horatio.)
Connais-tu ce moucheron?

HORATIO
Non, mon bon seigneur.

HAMLET
Tu n'en es que mieux en état de grâce; car c'est un vice de le connaître. Il a beaucoup de terres, et de fertiles. Qu'un animal soit le seigneur d'autres animaux, il aura sa mangeoire à la table du roi. C'est un perroquet; mais, comme je te le dis, vaste propriétaire de boue.

OSRIC
Doux seigneur, si Votre Seigneurie en a le loisir, j'ai une communication à lui faire de la part de Sa Majesté.

HAMLET
Je la recevrai, monsieur, avec tout empressement d'esprit. Faites de votre chapeau son véritable usage il est pour la tête.

OSRIC
Je remercie Votre Seigneurie il fait très chaud.

HAMLET
Non, croyez-moi, il fait très froid, le vent est au nord.

OSRIC
En effet, monseigneur, Il fait passablement froid.

HAMLET
Mais pourtant, il me semble qu'il fait une chaleur étouffante pour mon tempérament.

OSRIC
Excessive, monseigneur! une chaleur étouffante, à un point…, que je ne saurais dire… Mais, monseigneur, Sa Majesté m'a chargé de vous signifier qu'elle avait tenu sur vous un grand pari… Voici, monsieur, ce dont il s'agit.

HAMLET (lui faisant signe de se couvrir)
De grâce, souvenez-vous…

OSRIC
Non, sur ma foi! je suis plus à l'aise, sur ma foi! Monsieur, nous avons un nouveau venu à la cour, Laertes: croyez-moi, c'est un gentilhomme accompli, doué des perfections les plus variées, de très douces manières et de grande mine. En vérité, pour parler de lui avec tact, il est le calendrier, la carte de la gentry; vous trouverez en lui le meilleur monde qu'un gentilhomme puisse connaître.

HAMLET
Monsieur, son signalement ne perd rien dans votre bouche, et pourtant, je le sais, s'il fallait faire son inventaire détaillé, la mémoire y embrouillerait son arithmétique : elle ne pourrait jamais qu'évaluer en gros une cargaison emportée sur un si fin voilier. Quant à moi, pour rester dans la vérité de l'enthousiasme, je le tiens pour une âme de grand article: il y a en lui un tel mélange de raretés et de curiosités, que, à parler vrai de lui, il n'a de semblable que son miroir, et tout autre portrait ne serait qu'une ombre, rien de plus.

OSRIC
Votre Seigneurie parle de lui en juge infaillible.

HAMLET
A quoi bon tout ceci, monsieur? Pourquoi affublons-nous ce gentilhomme de nos phrases grossières?

OSRIC
Monsieur?

HORATIO (à Hamlet)
On peut donc parler à n'importe qui sa langue? Vraiment, vous auriez ce talent-là, seigneur?

HAMLET
Que fait à la question le nom de ce gentilhomme?

OSRIC
De Laertes?
HORATIO, à part, à Hamlet
Sa bourse est déjà vide : toutes ses paroles d'or sont dépensées.

HAMLET
De lui, monsieur.

OSRIC
Je pense que vous n'êtes pas sans savoir…

HAMLET
Tant mieux si vous avez de moi cette opinion; mais quand vous l'auriez, cela ne prouverait rien en ma faveur… Eh bien, monsieur?

OSRIC
Vous n'êtes pas sans savoir de quelle supériorité Laertes est à…

HAMLET
Je n'ose faire cet aveu, de peur de me comparer à lui : pour bien connaître un homme, il faut le connaître par soi-même.

OSRIC
Je ne parle, monsieur, que de sa supériorité aux armes; d'après la réputation qu'on lui a faite, il a un talent sans égal.

HAMLET
Quelle est son arme?

OSRIC
L'épée et la dague.

HAMLET
Ce sont deux de ses armes! Eh bien! après?

OSRIC
Le roi, monsieur, a parié six chevaux barbes, contre lesquels, m'a-ton dit, Laertes risque six rapières et six poignards de France avec leurs montures, ceinturon, bandoulière, et ainsi de suite. Trois des trains sont vraiment d'une invention rare, parfaitement adaptés aux poignées, d'un travail très délicat et très somptueux.

HAMLET
Qu'appelez-vous les trains?

HORATIO (à Hamlet)
Vous ne le lâcherez pas, je sais bien, avant que ses explications ne vous aient édifié.

OSRIC
Les trains, monsieur, ce sont les étuis à suspendre les épées.

HAMLET
L'expression serait plus juste si nous portions une pièce de canon au côté; en attendant, contentons-nous de les appeler des pendants de ceinturon. Six chevaux barbes contre six épées de France, leurs accessoires, avec trois ceinturons très élégants voilà l'enjeu danois contre l'enjeu français. Et sur quoi ce pari?

OSRIC
Le roi a parié, monsieur, que, sur douze bottes échangées entre vous et Laertes, celui-ci n'en porterait pas trois de plus que vous; Laertes a parié vous toucher neuf fois sur douze. Et la question serait soumise à une épreuve immédiate, si Votre Seigneurie daignait répondre.

HAMLET
Comment? Si je réponds non?

OSRIC
Je veux dire, monseigneur, si vous daigniez opposer votre personne à cette épreuve.

HAMLET
Monsieur, je vais me promener ici dans cette salle : si cela convient à
Sa Majesté, voici pour moi l'heure de la récréation. Qu'on apporte les fleurets, si ce gentilhomme y consent; et pour peu que le roi persiste dans sa gageure, je le ferai gagner, si je peux; sinon, j'en serai quitte pour la honte et les bottes de trop.

OSRIC
Rapporterai-je ainsi votre réponse?

HAMLET
Dans ce sens-là, monsieur; ajoutez-y toutes les fleurs à votre goût.

OSRIC
Je recommande mon dévouement à Votre Seigneurie. (Il sort.)

HAMLET
Son dévouement! son dévouement ! … Il fait bien de le recommander lui-même : il n'y a pas d'autres langues pour s'en charger.

HORATIO
On dirait un vanneau qui fuit ayant sur la tête la coque de son œuf.

HAMLET
Il faisait des compliments à la mamelle de sa nourrice avant de la téter. Comme beaucoup d'autres de la même volée dont je vois raffoler le monde superficiel, il se borne à prendre le ton du jour et les usages extérieurs de la société. Sorte d'écume que la fermentation fait monter ausommet de l'opinion ardente et agitée : soufflez seulement sur ces bulles pour en faire l'épreuve, elles crèvent!
(Entre un seigneur.)

LE SEIGNEUR
Monseigneur, le roi vous a fait complimenter par le jeune Osric qui lui a rapporté que vous l'attendiez dans cette salle. Il m'envoie savoir si c'est votre bon plaisir de commencer la partie avec Laertes, ou de l'ajourner.

HAMLET
Je suis constant dans mes résolutions, elles suivent le bon plaisir du roi. Si Laertes est prêt, je le suis; sur-le-champ, ou n'importe quand, pourvu que je sois aussi dispos qu'à présent.

LE SEIGNEUR
Le roi, la reine et toute la cour vont descendre.

HAMLET
Ils seront les bienvenus.

LE SEIGNEUR
La reine vous demande de faire un accueil cordial à Laertes avant de vous mettre à la partie.

HAMLET
Elle me donne un bon conseil. (Sort le seigneur.)

HORATIO
Vous perdrez ce pari, monseigneur.

HAMLET
Je ne crois pas : depuis qu'il est parti pour la France, je me suis continuellement exercé : avec l'avantage qui m'est fait, je gagnerai. Mais tu ne saurais croire quel mal j'éprouve ici, du côté du cœur. N'importe!

HORATIO
Pourtant, monseigneur…

HAMLET
C'est une niaiserie : une sorte de pressentiment qui suffirait peut-être à troubler une femme.

HORATIO
Si vous avez dans l'esprit quelque répugnance, obéissez-y. Je vais les prévenir de ne pas se rendre ici, en leur disant que vous êtes indisposé.

HAMLET
Pas du tout. Nous bravons le présage : il y a une providence spéciale pour la chute d'un moineau. Si mon heure est venue, elle n'est pas à venir; si elle n'est pas à venir, elle est venue: que ce soit à présent ou pour plus tard, soyons prêts. Voilà tout. Puisque l'homme n'est pas maître de ce qu'il quitte, qu'importe qu'il le quitte de bonne heure!
(Entrent LE ROI, LA REINE, LAERTES, OSRIC, des seigneurs, des serviteurs portant des fleurets, des gantelets, une table et des flacons de vin)

LE ROI
Venez, Hamlet, venez, et prenez cette main que je vous présente. (Le roi met la main de Laertes dans celle d'Hamlet.)

HAMLET
Pardonnez-moi, monsieur, je vous ai offensé, mais pardonnez-moi en gentilhomme. Ceux qui sont ici présents savent et vous devez avoir appris de quel cruel égarement j'ai été affligé. Si j'ai fait quelque chose qui ait pu irriter votre caractere, votre honneur, votre rancune, je le proclame ici acte de folie. Est-ce Hamlet qui a offensé Laertes? Ce n'a jamais été
Hamlet. Si Hamlet est enlevé à lui-même, et si, n'étant plus lui-même, il offense Laertes, alors, ce n'est pas Hamlet qui agit: Hamlet renie l'acte.
Qui agit donc? sa folie. S'il en est ainsi, Hamlet est du parti des offensés, le pauvre Hamlet a sa folie pour ennemi. Monsieur, après ce désaveu de toute intention mauvaise fait devant cet auditoire, puissé-je n'être condamné dans votre généreuse pensée que comme si, lançant une flèche par-dessus la maison, j'avais blessé mon frère!

LAERTES
Mon cœur est satisfait, et ce sont ses inspirations qui, dans ce cas, me poussaient le plus à la vengeance; mais sur le terrain de l'honneur, je resteà l'écart et je ne veux pas de réconciliation, jusqu'à ce que des arbitres plus âgés, d'une loyauté connue, m'aient imposé, d'après les précédents, une sentence de paix qui sauvegarde mon nom. Jusque-là j'accepte comme bonne amitié l'amitié que vous m'offrez, et je ne ferai rien pour la blesser.

HAMLET
J'embrasse franchement cette assurance, et je m'engage loyalement dans cette joute fraternelle. Donnez-nous les fleurets, allons!

LAERTES
Voyons! qu'on m'en donne un!

HAMLET
Je vais être votre plastron, Laertes auprès de mon inexpérience, comme un astre dans la nuit la plus noire, votre talent va ressortir avec éclat.

LAERTES
Vous vous moquez de moi, monseigneur.

HAMLET
Non, je le jure.

LE ROI
Donnez-leur les fleurets, jeune Osric. Cousin Hamlet, vous connaissez la gageure?

HAMLET
Parfaitement, monseigneur. Votre Grâce a parié bien gros pour le côté le plus faible.

LE ROI
Je n'en suis pas inquiet je vous ai vus tous deux… D'ailleurs, puisque
Hamlet est avantagé, la chance est pour nous.

LAERTES (essayant un fleuret)
Celui-ci est trop lourd, voyons-en un autre.

HAMLET
Celui-ci me va. Ces fleurets ont tous la même longueur?

OSRIC
Oui, mon bon seigneur. (Ils se mettent en garde.)

LE ROI
Posez-moi les flacons de vin sur cette table si Hamlet porte la première ou la seconde botte, ou s'il riposte à la troisième, que les batteries fassent feu de toutes leurs pièces ! Le roi boira à la santé d'Hamlet, et jettera dans la coupe une perle plus précieuse que celles que les quatre rois nos prédécesseurs ont portées sur la couronne de
Danemark. Donnez-moi les coupes. Que les timbales disent aux trompettes, les trompettes aux canons du dehors, les canons aux cieux, les cieux à la terre, que le roi boit à Hamlet! Allons, commencez! Et vous, juges, ayez l'oeil attentif!

HAMLET
En garde, monsieur!

LAERTES
En garde, monseigneur! (Ils commencent l'assaut.)

HAMLET
Une!

LAERTES
Non.

HAMLET
Jugement!

OSRIC
Touché! très positivement touché!

LAERTES
Soit! Recommençons.

LE ROI
Attendez qu'on me donne à boire. Hamlet, cette perle est à toi; je bois à ta santé. Donnez-lui la coupe. (Les trompettes sonnent; bruit du canon au-dehors.)

HAMLET
Je veux auparavant terminer cet assaut: mettez-la de côté un moment. Allons! (L'assaut recommence.)
Encore une! Qu'en dites-vous?

LAERTES
Touché, touché ! je l'avoue.

LE ROI
Notre fils gagnera.

LA REINE
Il est gras et de courte haleine… Tiens, Hamlet, prends mon mouchoir et frotte-toi le front. La reine boit à ton succès, Hamlet.

HAMLET
Bonne madame!

LE ROI
Gertrude, ne buvez pas!

LA REINE (prenant la coupe)
Je boirai, monseigneur; excusez-moi, je vous prie.

LE ROI (à part)
C'est la coupe empoisonnée! Il est trop tard.

HAMLET
Je n'ose pas boire encore, madame ; tout à l'heure.

LA REINE
Viens, laisse-moi essuyer ton visage.

LAERTES (au roi)
Monseigneur, je vais le toucher cette fois.

LE ROI
Je ne le crois pas.

LAERTES (à part)
Et pourtant c'est presque contre ma conscience.

HAMLET
Allons, la troisième, Laertes! Vous ne faites que vous amuser; je vous en prie, tirez de votre plus belle force; j'ai peur que vous ne me traitiez en enfant.

LAERTES
Vous dites cela? En garde! (Ils recommencent.)

OSRIC
Rien des deux parts.

LAERTES
À vous, maintenant! (Laertes blesse Hamlet. Puis, en ferraillant, ils échangent leurs fleurets, et Hamlet blesse Laertes.)

LE ROI
Séparez-les; ils sont enflammés.

HAMLET
Non. Recommençons! (La reine tombe.)

OSRIC
Secourez la reine! là! ho!

HORATIO
Ils saignent tous les deux. Comment cela se fait-il, monseigneur?

OSRIC
Comment êtes-vous, Laertes?

LAERTES
Ah! comme une buse prise à son propre piège, Osric ! je suis tué justement par mon guet-apens.

HAMLET
Comment est la reine?

LE ROI
Elle s'est évanouie à la vue de leur sang.

LA REINE
Non! non! le breuvage! le breuvage! Ô mon Hamlet chéri! le breuvage! le breuvage! Je suis empoisonnée. (Elle meurt.)

HAMLET
Ô infamie ! … Holà! qu'on ferme la porte! Il y a une trahison : qu'on la découvre!

LAERTES
La voici, Hamlet : Hamlet, tu es assassiné; nul remède au monde ne peut te sauver; en toi il n'y a plus une demi-heure de vie; l'arme traîtresse est dans ta main, démouchetée et venimeuse; le coup hideux s'est retourné contre moi. Tiens! je tombe ici, pour ne jamais me relever; ta mère est empoisonnée… Je n'en puis plus… Le roi… le roi est le coupable.

HAMLET
La pointe empoisonnée aussi! Alors, venin, à ton œuvre! (Il frappe le roi.)

OSRIC et LES SEIGNEURS
Trahison! trahison!

LE ROI
Oh! défendez-moi encore, mes amis; je ne suis que blessé!

HAMLET
Tiens! toi, incestueux, meurtrier, damné Danois! Bois le reste de cette potion !… Ta perle y est-elle? Suis ma mère. (Le roi meurt.)

LAERTES
Il a ce qu'il mérite : c'est un poison préparé par lui-même. Échange ton pardon avec le mien, noble Hamlet. Que ma mort et celle de mon père ne retombent pas sur toi, ni la tienne sur moi! (Il meurt.)

HAMLET
Que le ciel t'en absolve! Je vais te suivre… Je meurs, Horatio… Reine misérable, adieu !… Vous qui pâlissez et tremblez devant cette catastrophe, muets auditeurs de ce drame, si j'en avais le temps, si la mort, ce recors farouche, ne m'arrêtait si strictement, oh! je pourrais vous dire… Mais résignonsnous… Horatio, je meurs; tu vis, toi! justifiemoi, explique ma cause à ceux qui l'ignorent.

HORATIO
Ne l'espérez pas. Je suis plus un Romain qu'un Danois. Il reste encore ici de la liqueur.

HAMLET
Si tu es un homme, donne-moi cette coupe, lâche-la ;… par le ciel, je l'aurai! Dieu! quel nom blessé, Horatio, si les choses restent ainsi inconnues, vivra après moi! Si jamais tu m'as porté dans ton cœur, absente-toi quelque temps encore de la félicité céleste, et exhale ton souffle pénible dans ce monde rigoureux, pour raconter mon histoire.(Marche militaire au loin; bruit de mousqueterie derrière le théâtre.)
Quel est ce bruit martial?

OSRIC
C'est le jeune Fortinbras qui arrive vainqueur de Pologne, et qui salue les ambassadeurs d'Angleterre de cette salve guerrière.

HAMLET
Oh! je meurs, Horatio; le poison puissant étreint mon souffle; je ne pourrai vivre assez pour savoir les nouvelles d'Angleterre; mais je prédis que l'élection s'abattra sur Fortinbras; il a ma voix mourante; raconte-lui, avec plus ou moins de détails, ce qui a provoqué… Le reste… c'est silence… (Il meurt.)

HORATIO
Voici un noble cœur qui se brise. Bonne nuit, doux prince! que des essaims d'anges te bercent de leurs chants ! … Pour quoi ce bruit de tambours ici? (Marche militaire derrière la scène.)
(Entrent FORTINBRAS, LES AMBASSADEURSd'Angleterre et autres)

FORTINBRAS
Où est ce spectacle?

HORATIO
Qu'est-ce que vous voulez voir? Si c'est un malheur ou un prodige, ne cherchez pas plus loin.

FORTINBRAS
Ce monceau crie : Carnage ! … Ô fière mort! quel festin prépares-tu dans ton antre éternel, que tu as, d'un seul coup, abattu dans le sang tant de princes?

PREMIER AMBASSADEUR
Ce spectacle est effrayant; et nos dépêches arrivent trop tard d'Angleterre. Il a l'oreille insensible celui qui devait nous écouter, à qui nous devions dire que ses ordres sont remplis, que Rosencrantz et
Guildenstern sont morts. D'où recevrons-nous nos remerciements?

HORATIO
Pas de sa bouche, lors même qu'il aurait le vivant pouvoir de vous remercier: il n'a jamais commandé leur mort. Mais puisque vous êtes venus si brusquement au milieu de cette crise sanglante, vous, de la guerre de Pologne, et vous, d'Angleterre, donnez ordre que ces corps soient placés sur une haute estrade à la vue de tous, et laissez-moi dire au monde qui l'ignore encore, comment ceci est arrivé. Alors vous entendrez parler d'actes charnels, sanglants, contre nature; d'accidents expiatoires; de meurtres involontaires; de morts causées par la perfidie ou par une force majeure; et, pour dénouement, de complots retombés par méprise sur la tête des auteurs. Voilà tout ce que je puis vous raconter sans mentir.

FORTINBRAS
Hâtons-nous de l'entendre, et convoquons les plus nobles à l'auditoire. Pour moi, c'est avec douleur que j'accepte ma fortune : j'ai sur ce royaume des droits non oubliés, que mon intérêt m'invite à revendiquer.

HORATIO
J'ai mission de parler sur ce point, au nom de quelqu'un dont la voix en entraînera bien d'autres. Mais agissons immédiatement, tandis que les esprits sont encore étonnés, de peur qu'un complot ou une méprise ne cause de nouveaux malheurs.

FORTINBRAS
Que quatre capitaines portent Hamlet, comme un combattant, sur l'estrade; car, probablement s'il eût été mis à l'épreuve, c'eût été un grand roi ! et que, sur son passage, la musique militaire et les salves guerrièresretentissent hautement en son honneur! Enlevez les corps : un tel spectacle ne sied qu'au champ de bataille; ici, il fait mal. Allez! dites aux soldats de faire feu. (Marche funèbre. Ils sortent en portant les cadavres; après quoi, on entend une décharge d'artillerie.)

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