SCENE 16


La salle d'armes dans le château
Entrent LA REINE, HORATIO et UN GENTILHOMME

LA REINE
Je ne veux pas lui parler.

LE GENTILHOMME
Elle est exigeante; pour sûr, elle divague; elle est dans un état à faire pitié.

LA REINE
Que veut-elle?

LE GENTILHOMME
Elle parle beaucoup de son père; elle dit qu'elle sait qu'il n'y a que fourberies en ce monde; elle soupire et se bat la poitrine; elle frappe du pied avec rage pour un fétu; elle dit des choses vagues qui n'ont de sens qu'à moitié. Son langage ne signifie rien; et cependant, dans son incohérence, il fait réfléchir ceux qui l'écoutent: on en cherche la suite, et on relie par la pensée les mots décousus. Les clignements d'yeux, les hochements de tête, les gestes qui l'accompagnent, feraient croire vraiment qu'il y a là une pensée bien douloureuse, quoique non arrêtée.

HORATIO
Il serait bon de lui parler; car elle pourrait semer de dangereuses conjectures dans les esprits féconds en mal.

LA REINE
Qu'elle entre! (Sort Horatio.)
Telle est la vraie nature du péché : à mon âme malade la moindre niaiserie semble le prologue d'un grand malheur. Le crime est si plein de maladroite méfiance, qu'il se divulgue lui-même par crainte d'être divulgué.
HORATIO rentre avec OPHÉLIA

OPHÉLIA
Où est la belle Majesté du Danemark?

LA REINE
Qu'y a-t-il, Ophélia?

OPHÉLIA (chantant)
Comment puis-je reconnaître votre amoureux
D'un autre?
À son chapeau de coquillages, à son bâton,
À ses sandales.

LA REINE
Hélas! dame bien-aimée, que signifie cette chanson?

OPHÉLIA
Vous dites? Eh bien! attention, je vous prie!
(Elle chante.)
Il est mort et parti, madame,
Il est mort et parti.
À sa tête une motte de gazon vert,
À ses talons une pierre.

LA REINE
Mais voyons, Ophélia!

OPHÉLIA
Attention, je vous prie! (Elle chante.)
Son linceul blanc comme la neige des monts…
Entre LE ROI

LA REINE (au roi)
Hélas! regardez, seigneur.

OPHÉLIA (continuant)
Est tout garni de suaves fleurs.
Il est allé au tombeau sans recevoir l'averse
Des larmes de l'amour.

LE ROI
Comment allez-vous, jolie dame?

OPHÉLIA
Bien. Dieu vous récompense! On dit que la chouette a été jadis la fille d'un boulanger. Seigneur, nous savons ce que nous sommes, mais nous ne savons pas ce que nous pouvons être. Que Dieu soit à votre table!

LE ROI
Quelque allusion à son père!

OPHÉLIA
Ne parlons plus de cela, je vous prie; mais quand on vous demandera ce que cela signifie, répondez: (elle chante)
Bonjour! c'est la Saint-Valentin.
Tous sont levés de grand matin.
Me voici, vierge, à votre fenêtre,
Pour être votre Valentine.
Alors, il se leva et mit ses habits,
Et ouvrit la porte de sa chambre;
Et vierge elle y entra, et puis oncques vierge
Elle n'en sortit.

LE ROI
Jolie Ophélia!

OPHÉLIA
En vérité, je finirai sans blasphème.
Par Jésus ! par sainte Charité!
Au secours ! Ah ! fi ! quelle honte!
Tous les jeunes gens font ça, quand ils en viennent là.
Par Priape, ils sont à blâmer!
Avant de me chiffonner, dit-elle,
Vous me promîtes de m'épouser.
C'est ce que j'aurais fait, par ce beau soleil là-bas,
Si tu n'étais venue dans mon lit.

LE ROI
Depuis combien de temps est-elle ainsi?

OPHÉLIA
J'espère que tout ira bien. Il faut avoir de la patience ; mais je ne puis m'empêcher de pleurer, en pensant qu'ils l'ont mis dans une froide terre.
Mon frère le saura; et sur ce, je vous remercie de votre bon conseil.
Allons, mon coche! Bonne nuit, mes dames ; bonne nuit, mes douces dames ; bonne nuit, bonne nuit!
(Elle sort.)

LE ROI (à Horatio)
Suivez-la de près; veillez bien sur elle, je vous prie. (Horatio sort.)
Oh! c'est le poison d'une profonde douleur; il jaillit tout entier de la mort de son père. O Gertrude, Gertrude, quand les malheurs arrivent, ils ne viennent pas en éclaireurs solitaires, mais en bataillons. D'abord, c'était le meurtre de son père; puis, le départ de votre fils, auteur par sa propre violence de son juste exil. Maintenant, voici le peuple boueux qui s'ameute, plein de pensées et de rumeurs dangereuses, à propos de la mort du bon Polonius. Nous avons étourdiment agi en l'enterrant secrètement… Puis, voici la pauvre Ophélia séparée d'elle-même et de ce noble jugement sans lequel nous sommes des effigies, ou de simples bêtes. Enfin, ce qui est aussi gros de troubles que tout le reste, voici son frère, secrètement revenu de France, qui se repaît de sa stupeur, s'enferme dans des nuages, et trouve partout des êtres bourdonnants qui lui empoisonnent l'oreille des récits envenimés de la mort de son père, où leur misérable argumentation n'hésite pas, pour ses besoins, à nous accuser d'oreille en oreille. O ma chère Gertrude, tout cela tombe sur moi comme une mitraille meurtrière, et me donne mille morts superflues.
(Bruit derrière le théâtre.)

LA REINE
Dieu! quel est ce bruit?
Entre UN GENTILHOMME

LE ROI
Où sont mes Suisses? Qu'ils gardent la porte! De quoi s'agit-il?

LE GENTILHOMME
Sauvez-vous, monsieur. L'Océan, franchissant ses limites, ne dévore pas la plaine avec une rapidité plus impitoyable que le jeune Laertes, porté sur le flot de l'émeute, ne renverse vos officiers. La populace l'acclame roi; et comme si le monde ne faisait que commencer, comme si l'Antiquité qui ratifie tous les titres, la coutume qui les soutient, étaient oubliées et inconnues, elle crie : A nous de choisir! Laertes sera roi! Les chapeaux, les mains, les voix applaudissent jusqu'aux nuages à ce cri :
Laertes sera roi! Laertes roi!

LA REINE
Avec quelle joie ils jappent sur une piste menteuse! Oh! vous faites fausse route, infidèles chiens danois.

LE ROI
Les portes sont enfoncées! (Bruit derrière le théâtre.)
Entre LAERTES, suivi d'une foule de Danois

LAERTES
Où est ce roi ?… Messieurs, tenez-vous tous dehors.

LES DANOIS
Non, entrons.

LAERTES
Je vous en prie, laissez-moi faire.

LES DANOIS
Oui! oui! (Ils se retirent dehors.)

LAERTES
Je vous remercie… Gardez la porte… Ô toi, roi vil, rends-moi mon père.

LA REINE
Du calme, mon bon Laertes!

LAERTES
Chaque goutte de sang qui se calme en moi me proclame bâtard, crie à mon père: Cocu! et marque du mot: Prostituée! le front chaste et immaculé de ma vertueuse mère.

LE ROI
Par quel motif, Laertes, ta rébellion prend-elle ces airs de géant?
Lâchez-le, Gertrude ; ne craignez rien pour notre personne : une telle divinité fait la haie autour d'un roi que la trahison ne fait qu'entrevoir ses projets et reste impuissante… Dis-moi, Laertes, pourquoi tu es si furieux.
Lâchez-le, Gertrude. Parle, l'ami!

LAERTES
Où est mon père?

LE ROI
Mort.

LA REINE
Mais pas par la faute du roi.

LE ROI
Laissez-le faire toutes ses questions.

LAERTES
Comment se fait-il qu'il soit mort? Je ne veux pas qu'on jongle avec moi. Aux enfers, l'allégeance! Au plus noir démon, la foi jurée!
Conscience, religion, au fond de l'abîme! J'ose la damnation… Je suis résolu à sacrifier ma vie dans les deux mondes; advienne que pourra! je ne veux qu'une chose, venger jusqu'au bout mon père.

LE ROI
Qui donc vous arrêtera?

LAERTES
Ma volonté, non celle du monde entier. Quant à mes moyens, je les ménagerai si bien que j'irai loin avec peu.

LE ROI
Bon Laertes, parce que vous désirez savoir la vérité sur la mort de votre cher père, est-il écrit dans votre vengeance que vous ruinerez parun coup suprême amis et ennemis, ceux qui perdent et ceux qui gagnent à cette mort?

LAERTES
Je n'en veux qu'à ses ennemis.

LE ROI
Eh bien! voulez-vous les connaître?

LAERTES
Quant à ses bons amis, je les recevrai à bras tout grands ouverts; et, comme le pélican qui s'arrache la vie par bonté, je les nourrirai de mon sang.

LE ROI
Ah! voilà que vous parlez comme un bon enfant, comme un vrai gentilhomme. Que je suis innocent de la mort de votre père et que j'en éprouve une douleur bien profonde, c'est ce qui apparaîtra à votre raison aussi clairement que le jour à vos yeux.

LES DANOIS (derrière le théâtre)
Laissez-la entrer.

LAERTES
Qu'y a-t-il? Quel est ce bruit?
Entre OPHÉLIA, bizarrement coiffée de fleurs et de brins de paille
Ô incendie, dessèche ma cervelle! Larmes sept fois salées, brûlez mes yeux jusqu'à les rendre insensibles et impuissants! Par le ciel, ta folie sera payée si cher que le poids de la vengeance retournera le fléau. Ô rose de mai! chère fille, bonne sœur, suave Ophélia! O cieux! est-il possible que la raison d'une jeune fille soit aussi mortelle que la vie d'un vieillard ? Sa nature s'est dissoute en amour; et, devenue subtile, elle envoie les plus précieuses émanations de son essence vers l'être aimé.

OPHÉLIA (chantant)
Ils l'ont porté tête nue sur la civière.
Hey no nonny! nonny hey nonny!
Et sur son tombeau il a plu bien des larmes.
Adieu, mon tourtereau!

LAERTES
Tu aurais ta raison et tu me prêcherais la vengeance, que je serais moins ému.

OPHÉLIA
Il faut que vous chantiez:
À bas ! à bas ! jetez-le à bas!
Oh! comme ce refrain est à propos. Il s'agit de l'intendant perfide qui a volé la fille de son maître.

LAERTES
Ces riens-là en disent plus que bien des choses.

OPHÉLIA (à Laertes)
Voici du romarin; c'est comme souvenir : de grâce, amour, souvenezvous; et voici des pensées, en guise de pensées.

LAERTES
Leçon donnée par la folie! Les pensées et les souvenirs réunis.

OPHÉLIA (au roi)
Voici pour vous du fenouil et des colombines. (À la reine.)
Voilà de la rue pour vous, et en voici un peu pour moi; nous pouvons bien toutes deux l'appeler herbe de grâce, mais elle doit avoir à votre main un autre sens qu'à la mienne… Voici une pâquerette. Je vous aurais bien donné des violettes, mais elles se sont toutes fanées, quand mon père est mort…
On dit qu'il a fait une bonne fin. (Elle chante.)
Car le bon cher Robin est toute ma joie.

LAERTES
Mélancolie, affliction, frénésie, enfer même, elle donne à tout je ne sais quel charme et quelle grâce.

OPHÉLIA (chantant)
Et ne reviendra-t-il pas?
Et ne reviendra-t-il pas?
Non! Non! il est mort.
Va à ton lit de mort.
Il ne reviendra jamais.
Sa barbe était blanche comme neige,
Toute blonde était sa tête.
Il est parti! il est parti!
Et nous perdons nos cris.
Dieu ait pitié de son âme!
Et de toutes les âmes chrétiennes! Je prie Dieu. Dieu soit avec vous!
(Sort Ophélia.)

LAERTES
Voyez-vous ceci, ô Dieu?

LE ROI
Laertes, il faut que je raisonne avec votre douleur; sinon, c'est un droit que vous me refusez. Retirons-nous un moment; faites choix de vos amis les plus sages; ils nous entendront et jugeront entre vous et moi. Si directement ou indirectement ils nous trouvent compromis, nous vous abandonnerons notre royaume, notre couronne, notre vie et tout ce que nous appelons nôtre, en réparation. Sinon, résignez-vous à nous accorder votre patience, et nous travaillerons d'accord avec votre ressentiment, pour lui donner une juste satisfaction.

LAERTES
Soit! L'étrange mort de mon père, ses mystérieuses funérailles, où tout a manqué : trophée, panoplie, écusson au-dessus du corps, rite nobiliaire, apparat d'usage, me crient, comme une voix que le ciel ferait entendre à la terre, que je dois faire une enquête.

LE ROI
Faites-la, et que la grande hache tombe là où est le crime! Venez avec moi, je vous prie. (Ils sortent.)

Autres textes de William Shakespeare

Macbeth

"Macbeth" est une tragédie de William Shakespeare, souvent considérée comme l'une de ses œuvres les plus sombres et les plus puissantes. Elle a été écrite vers 1606 et se déroule...

Le Songe d'une nuit d'été

"Le Songe d'une Nuit d'Été" est une comédie écrite par William Shakespeare, probablement vers la fin du XVIe siècle. Contrairement aux tragédies comme "Roméo et Juliette" ou "Le Roi Lear",...

Le Roi Lear

"Le Roi Lear" est une tragédie célèbre de William Shakespeare, traitant de thèmes tels que la folie, la trahison, la justice et la nature humaine. L'histoire se concentre sur le...

Roméo et Juliette

"Roméo et Juliette" est une des tragédies les plus célèbres de William Shakespeare, écrite au début de sa carrière. Cette pièce raconte l'histoire d'amour tragique entre Roméo Montaigu et Juliette...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024