SCENE 8


Une autre salle dans le château
Entrent LE ROI, LA REINE, POLONIUS, OPHÉLIA, ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN

LE ROI
Et vous ne pouvez pas, dans le courant de la causerie, savoir de lui pourquoi il montre tout ce désordre, et déchire si cruellement le repos de toute sa vie par cette démence turbulente et dangereuse?

ROSENCRANTZ
Il avoue qu'il se sent égaré; mais pour quel motif, il n'y a pas moyen de le lui faire dire.

GUILDENSTERN
Nous le trouvons peu disposé à se laisser sonder. Il nous échappe avec une malicieuse folie, quand nous voulons l'amener à quelque aveu sur son état véritable.

LA REINE
Vous a-t-il bien reçus?

ROSENCRANTZ
Tout à fait en gentilhomme.

GUILDENSTERN
Oui, mais avec une humeur forcée.

ROSENCRANTZ
Avare de questions; mais, à nos demandes, très prodigue de réponses.

LA REINE
L'avez-vous tâté au sujet de quelque passe-temps?

ROSENCRANTZ
Madame, le hasard a voulu qu'en route nous ayons rencontré certains comédiens. Nous lui en avons parlé; et une sorte de joie s'est manifestée en lui à cette nouvelle. Ils sont ici, quelque part dans le palais; et, à ce que je crois, ils ont déjà l'ordre de jouer ce soir devant lui.

POLONIUS
Cela est très vrai; et il m'a supplié d'engager Vos Majestés à écouter et à voir la pièce.

LE ROI
De tout mon cœur; et je suis ravi de lui savoir cette disposition. Mes chers messieurs, aiguisez encore son ardeur et poussez ses idées vers ces plaisirs.

ROSENCRANTZ
Oui, monseigneur.
(Sortent Rosencrantz et Guildenstern.)

LE ROI
Douce Gertrude, laissez-nous. Car nous avons secrètement envoyé chercher Hamlet, afin qu'il se trouve, comme par hasard, face à face avec
Ophélia. Son père et moi, espions légitimes, nous nous placerons de manière que, voyant sans être vus, nous puissions juger nettement de leur tête-à-tête, et conclure d'après sa façon d'être si c'est le chagrin d'amour, ou non, qui le tourmente ainsi.

LA REINE
Je vais vous obéir. Et pour vous, Ophélia, je souhaite que vos chastes beautés soient l'heureuse cause de l'égarement d'Hamlet; car j'espéreraisque vos vertus le ramèneraient dans le droit chemin, pour votre honneur à tous deux.

OPHÉLIA
Je le voudrais, madame. (La reine sort.)

POLONIUS
Ophélia, promenez-vous ici. Gracieux maître, s'il vous plaît, nous irons nous placer. (À Ophélia.)
Lisez dans ce livre : cette apparence d'occupation colorera votre solitude. C'est un tort que nous avons souvent: il arrive trop fréquemment qu'avec un visage dévot et une attitude pieuse, nous parvenons à sucrer le diable lui-même.

LE ROI (à part)
Oh ! cela n'est que trop vrai! Quel cuisant coup de fouet ce mot-là donne à ma conscience! La joue d'une prostituée, embellie par un savant plâtrage, n'est pas plus hideuse sous ce qui la couvre que mon forfait, sous le fard de mes paroles. O poids accablant!

POLONIUS
Je l'entends qui vient : retirons-nous, monseigneur. (Sortent le roi et Polonius.)
(Entre HAMLET)

HAMLET
Être, ou ne pas être, c'est là la question. Y a-t-il plus de noblesse d'âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s'armer contre une mer de douleurs et à l'arrêter par une révolte?
Mourir…, dormir, rien de plus… et dire que par ce sommeil nous mettons fin aux maux du cœur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair: c'est là un dénouement qu'on doit souhaiter avec ferveur.
Mourir…, dormir, dormir! peut-être rêver! Oui, là est l'embarras. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrassés de l'étreinte de cette vie ? Voilà qui doit nous arrêter. C'est cette réflexion-là qui nous vaut la calamité d'une si longue existence. Qui, en effet, voudrait supporter les flagellations et les dédains du monde, l'injure de l'oppresseur, l'humiliation de la pauvreté, les angoisses de l'amour méprisé, les lenteurs de la loi, l'insolence du pouvoir, et les rebuffades que le mérite résigné reçoit d'hommes indignes, s'il pouvait en être quitte avec un simple poinçon? Qui voudraitporter ces fardeaux, grogner et suer sous une vie accablante, si la crainte de quelque chose après la mort, de cette région inexplorée, d'où nul voyageur ne revient, ne troublait la volonté, et ne nous faisait supporter les maux que nous avons par peur de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas? Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches; ainsi les couleurs natives de la résolution blêmissent sous les pâles reflets de la pensée; ainsi les entreprises les plus énergiques et les plus importantes se détournent de leur cours, à cette idée, et perdent le nom d'action…
Doucement, maintenant! Voici la belle Ophélia… Nymphe, dans tes oraisons souviens-toi de tous mes péchés.

OPHÉLIA
Mon bon seigneur, comment s'est porté Votre Honneur tous ces jours passés?

HAMLET
Je vous remercie humblement: bien, bien, bien.

OPHÉLIA
Monseigneur, j'ai de vous des souvenirs que, depuis longtemps, il me tarde de vous rendre. Recevez-les donc maintenant, je vous prie.

HAMLET
Moi? Non pas. Je ne vous ai jamais rien donné.

OPHÉLIA
Mon honoré seigneur, vous savez très bien que si. Les paroles qui les accompagnaient étaient faites d'un souffle si embaumé qu'ils en étaient plus riches. Puisqu'ils ont perdu leur parfum, reprenez-les; car, pour un noble cœur, le plus riche don devient pauvre, quand celui qui donne n'aime plus. Tenez, monseigneur!

HAMLET
Ha! ha! vous êtes vertueuse!

OPHÉLIA
Monseigneur!

HAMLET
Et vous êtes belle!

OPHÉLIA
Que veut dire Votre Seigneurie?

HAMLET
Que si vous êtes vertueuse et belle, vous ne devez pas permettre de relation entre votre vertu et votre beauté.

OPHÉLIA
La beauté, monseigneur, peut-elle avoir une meilleure compagne que la vertu?

HAMLET
Oui, ma foi! car la beauté aura le pouvoir de faire de la vertu une maquerelle, avant que la vertu ait la force de transformer la beauté à son image. Ce fut jadis un paradoxe; mais le temps a prouvé que c'est une vérité. Je vous ai aimée jadis.

OPHÉLIA
Vous me l'avez fait croire en effet, monseigneur.

HAMLET
Vous n'auriez pas dû me croire; car la vertu a beau être greffée à notre vieille souche, celle-ci sent toujours son terroir. Je ne vous aimais pas.

OPHÉLIA
Je n'en ai été que plus trompée.

HAMLET
Va-t'en dans un couvent ! À quoi bon te faire nourrice de pécheurs?
Je suis moi-même passablement vertueux; et pourtant je pourrais m'accuser de telles choses que mieux vaudrait que ma mère ne m'eût pas enfanté; je suis fort vaniteux, vindicatif, ambitieux; d'un signe je puis évoquer plus de méfaits que je n'ai de pensées pour les méditer, d'imagination pour leur donner forme, de temps pour les accomplir. A quoi sert-il que des gaillards comme moi rampent entre le ciel et la terre?
Nous sommes tous des gueux fieffés : ne te fie à aucun de nous. Va tout droit dans un couvent… Où est votre père?

OPHÉLIA
Chez lui, monseigneur.

HAMLET
Qu'on ferme les portes sur lui, pour qu'il ne joue pas le rôle de niais ailleurs que dans sa propre maison! Adieu!

OPHÉLIA (à part)
Oh! secourez-le, cieux cléments!

HAMLET
Si tu te maries, je te donnerai pour dot cette vérité empoisonnée: Sois aussi chaste que la glace, aussi pure que la neige, tu n'échapperas pas à la calomnie. Va-t'en dans un couvent. Adieu! Ou, si tu veux absolument te marier, épouse un imbécile; car les hommes sensés savent trop bien quels monstres vous faites d'eux. Au couvent! Allons! et vite! Adieu!

OPHÉLIA (à part)
Puissances célestes, guérissez-le!

HAMLET
J'ai entendu un peu parler aussi de vos peintures. Dieu vous a donné un visage, et vous vous en faites un autre vous-même; vous sautillez, vous trottinez, vous zézayez, vous affublez de sobriquets les créatures de
Dieu, et vous donnez votre galanterie pour de l'ignorance. Allez ! je ne veux plus de cela : cela m'a rendu fou. Je le déclare : nous n'aurons plus de mariages; ceux qui sont mariés déjà vivront tous, excepté un; les autres resteront comme ils sont. Au couvent! allez! (Sort Hamlet.)

OPHÉLIA
Oh! que voilà un noble esprit bouleversé! L'oeil du courtisan, la langue du savant, l'épée du soldat! L'espérance, la rose de ce bel empire, le miroir du bon ton, le moule de l'élégance, l'observé de tous les observateurs! perdu, tout à fait perdu! Et moi, de toutes les femmes la plus accablée et la plus méprisable, moi qui ai sucé le miel de ses vœux mélodieux, voir maintenant cette noble et souveraine raison faussée et criarde comme une cloche fêlée; voir la forme et la beauté incomparables de cette jeunesse en fleur, flétries par la démence! Oh! malheur à moi!
Avoir vu ce que j'ai vu, et voir ce que je vois!
Rentrent LE ROI et POLONIUS

LE ROI
L'amour! Non, son affection n'est pas de ce côté-là; non! Ce qu'il disait, quoique manquant un peu de suite, n'était pas de la folie. Il y a dans son âme quelque chose que couve sa mélancolie; et j'ai peur de voir éclore et sortir de l'œuf quelque catastrophe. Pour l'empêcher, voici, par une prompte détermination, ce que j'ai résolu : Hamlet partira sans délai pour l'Angleterre, pour réclamer le tribut qu'on néglige d'acquitter. Peutêtre les mers, des pays différents, avec leurs spectacles variés, chasserontils de son cœur cet objet tenace sur lequel son cerveau se heurte sans cesse, et qui le met ainsi hors de lui-même… Qu'en pensez-vous?

POLONIUS
Ce sera bien vu; mais je crois pourtant que l'origine et le commencement de sa douleur proviennent d'un amour dédaigné… Eh bien, Ophélia! vous n'avez pas besoin de nous répéter ce qu'a dit le seigneur Hamlet : nous avons tout entendu… Monseigneur, faites comme il vous plaira; mais, si vous le trouvez bon, après la pièce, il faudrait que la reine sa mère, seule avec lui, le pressât de révéler son chagrin. Qu'elle lui parle vertement! Et moi, avec votre permission, je me placerai à la portée de toute leur conversation. Si elle ne parvient pas à le pénétrer, envoyez-le en Angleterre; ou reléguez-le dans le lieu que votre sagesse aura choisi.

LE ROI
Il en sera fait ainsi la folie chez les grands ne doit pas aller sans surveillance. (Ils sortent.)

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