Acte II - Scène X



(LES MÊMES, PHILOMÈLE, ACTINESCU PUIS JOHN; PUIS LE PRINCE DE GRENADE.)


PHILOMÈLE
C'est servi ! Monseigneur apporte les œufs !
(Elle sort.)


ACTINESCU(un plat à la main. )
Les œufs… Boum, voilà !

PAULETTE(présentant. )
Son Altesse Royale Monseigneur le Prince Actinescu de la famille de Valachie.

MIETTE ET MARGUERITE(faisant la révérence pendant que Firmin s'incline. )
Ah ! Monseigneur.

ACTINESCU(s'inclinant. )
Mesdames !… Je vous demande pardon, je fais le service.

MARGUERITE
Mais comment donc, c'est très naturel.

PAULETTE
Mesdames Miette Gigot et Marguerite de Faust !

ACTINESCU
je connais de noms.

PAULETTE
Et leur ami, M. Firmin Godasse.

ACTINESCU
Enchanté !
(Salutations réciproques. Sonnerie.)


PAULETTE
Hein ! On sonne !

PHILOMÈLE
Oui.
(Elle sort.)


SERGE
On attend donc encore du monde ?

PAULETTE
Mais non ! on est complet.

MITTWOCH
Ah ! là, mon Dieu ! Vous allez voir que c'est Monseigneur le prince de Grenade.

MIETTE ET MARGUERITE
Hein !

PAULETTE
Tu n'es pas fou ! A cette heure-ci ! Une heure cinq.

MITTWOCH
Quoi ! quoi ! Il vient prendre le café. On ne prend pas le café à dix heures du soir.

MARGUERITE
Comment, le prince de Grenade ?

PAULETTE
Oui, ma chère, le cousin du roi d'Espagne.

MARGUERITE
Le cousin du roi d'Espagne !

MIETTE ET FIRMIN
Oh !

PAULETTE
Il est amoureux de moi, ma chère.

MITTWOCH
Alors, naturellement, il vient prendre le café ! Ah ! bien, nous sommes bien si c'est lui.

PAULETTE
Révérence de cour, n'est-ce pas ? Révérence de cour quand il entrera.

LES DEUX FEMMES
Oui, oui. Mon Dieu ! mais si c'est lui, il faut aller le recevoir sur le palier.

TOUS
Mais oui !

MITTWOCH
Et tant pis ! on ne déjeunera pas.

SERGE
Oh ! ben, c'est gai !

MITTWOCH
Ah ! qu'est-ce que vous voulez ! c'est le protocole. Allons sur le palier ! allons sur le palier !

SNOBINET(entrant. )
Eh bien ! quoi donc ? c'est moi, j'apporte le cognac.

PAULETTE
Ah ! c'est toi. On te prenait pour le prince de Grenade.

SNOBINET
Ah ! je disais aussi… J'étais déjà très flatté.

MIETTE
Oh ! mais c'est Snobinet !

SNOBINET
Oui, madame, c'est tout ce qu'il y a de Snobinet.

PAULETTE(présentant. )
Monsieur Snobinet, du Théâtre Sarah Bernhardt.

SNOBINET
Mesdames.

MIETTE
Oh ! Marguerite, Snobinet !

MARGUERITE
Oh ! et moi qui l'adore…

SNOBINET(flatté. )
Oh !

MARGUERITE
je vous ai vu jouer… Ah ! vous avez des jambes !…

SNOBINET
Hein !

MARGUERITE
Il faut que je vous embrasse. (Elle l'embrasse.)

MIETTE
Et moi aussi. (Même jeu.)

FIRMIN(aux autres. )
C'est gai de les avoir pour maîtresses !

SNOBINET
J'ai des jambes ! Tout de même, je n'ai pas que ça !

MARGUERITE
Oh ! je ne sais pas, je n'ai pas vu le reste.

SNOBINET
Hein !

FIRMIN
Prière de ne pas prendre ça pour une invite.

PAULETTE(remontant au-dessus de la table. )
Allons ! mes enfants, les œufs vous tendent les bras, à table !

SERGE
C'est ça ! à table ! à table ! c'est pas trop tôt.

PAULETTE
Non, mon vieux, non, c'est pas ta place.

SERGE
Comment !

PAULETTE
Non, aujourd'hui, c'est Isidore !

ISIDORE
Moi !

SERGE(VEXÉ)
Ah ! bon… bon… allez ! allez !…

ISIDORE
Mais comment, mais…

PAULETTE
Mais naturellement, voyons ! vous déjeunez avec nous.

ISIDORE
Oh ! madame, oh !

PAULETTE
Vous me faites vis-à-vis… la place du maître de maison.

ISIDORE
Oh ! oh ! à table, moi ! TOUS Mais oui ! mais oui !

ISIDORE
Oh !

PAULETTE(à Philomèle qui rentre. )
Servez, Philomèle !

PHILOMÈLE
Oui, madame.

ISIDORE(à Serge. )
Au moins, je ne prive pas monsieur ?

SERGE(qui a fait le tour de la table et se trouve près de Paulette. )
Du tout ! du tout !
(Il va pour s'asseoir à côté de Paulette.)


PAULETTE(à Serge. )
Mais t'es pas là, toi, c'est la place de monseigneur ! (A Actinescu.)
Monseigneur…

ACTINESCU
Voilà ! Voilà !
(Il remonte à la place indiquée.)


PAULETTE(à Serge qu'elle trouve à son autre côté. )
Mais pas là non plus ! ce n'est pas toi qui es de la maison…

SERGE
Ah ! pardon.

PAULETTE
Mittwoch… ou Snobinet ? Oui, Mittwoch, le plus âgé.

MITTWOCH
Mais je ne sais pas !

SNOBINET
Si ! Si !

PAULETTE
Alors Snobinet, là ! (Elle indique le bout de table droit.)
Firmin là ! (Aux femmes.)
Marguerite et Miette de chaque côté d'Isidore.

MIETTE(prenant le bras. )
A chacune son bras.

PAULETTE
Ah ! regardez-les là ! ah !

SERGE
Et moi, alors, où je me mets ?

PAULETTE
Où tu voudras.

SERGE
Oui, oh ! j'ai le choix. Y a pas de place.

PAULETTE
Eh ! ben, on se serrera.

SERGE
Y a même pas de couvert.

PAULETTE
Ben ! on en mettra un… (Appelant.)
Philomèle !

SERGE(à Marguerite. )
Ah ! on est bien !… Je ne vous gêne pas ?

MARGUERITE
Du tout…du tout.
(On s'assied. Philomèle passe les œufs.)


MARGUERITE
Attendez, je vais vous servir. (Elle le sert.)

MIETTE
Moi aussi, je vais vous servir.

ISIDORE
Oh ! mesdames, ça m'en fait deux…

MITTWOCH
Hé ! il s'embête pas, Isidore, là !

ISIDORE
Mais non, monsieur Mittwoch.

MARGUERITE(à Isidore. )
Oh ! très flattée, monseigneur.

MIETTE
Moi de même, monseigneur.

ISIDORE
Quoi ? (Riant.)
"Monseigneur ! " je ne suis pas monseigneur ! C'est bon pour monsieur, là, l'altesse : moi Isidore Raclure, un point, c'est tout.

MARGUERITE
Raclure, ah ! le vilain nom !

MIETTE
Pour un millionnaire.

PAULETTE
Vraiment ? Moi je ne trouve pas.

MITTWOCH
Si, si, elles ont raison !

PHILOMÈLE
Tiens ! moi j'aime ça, Raclure.

PAULETTE
Qui est-ce qui vous demande quelque chose, à vous ?

ACTINESCU
Elle peut bien avoir un avis.

PAULETTE
Ah ! naturellement.

MITTWOCH
Ce serait seulement le baron Raclure.

MIETTE
Oh ! et même, baron Raclure, ça a quelque chose de miteux.

ISIDORE(tout en se levant. )
Vraiment ? Tiens !

PAULETTE
Où allez-vous ?

ISIDORE
Je vais passer le vin.

PAULETTE
Mais non ! mais non ! Tenez, Godasse, vous qui êtes le plus jeune.

FIRMIN
C'est ça ! C'est ça !

SERGE
L'Yquem, d'abord.

PAULETTE
Tiens ! tu daignes ouvrir la bouche, toi ?

MARGUERITE
Oh ! non, baron Raclure ! Pourquoi ne pas faire comme nous autres ? prendre un nom de fantaisie ; au moins, on le choisit à son goût.

SNOBINET
C'est vrai !

FIRMIN
Château Yquem !

MARGUERITE
Ainsi moi, Marguerite de Faust ! C'est pas mon vrai nom, vous savez.

PAULETTE
Ta parole !

MARGUERITE
Ma parole.

FIRMIN
Château Yquem.

SNOBINET
Il y a des noms si chics : Lagardère, Coconnas, Bragelonne.

FIRMIN
Château Yquem.

SNOBINET
Chat… mais non, non ! ah ! Château Yquem !… oui, oui !
(Il tend son verre.)


PAULETTE
Mais, sans se mettre la cervelle à l'envers, pourquoi pas le nom du pays où vous êtes né ?

ISIDORE
Ah ! oui…

MIETTE
Auquel on ajoute "comte" ou "marquis".

PAULETTE
Voilà ! vous pourriez prendre le nom de votre pays.

ISIDORE
Oui !

PAULETTE
Comme s'appelle-t-il ?

ISIDORE
Pissefontaine.

TOUS
Ah ! non !

ISIDORE
Près d'Andresy.

MARGUERITE
Non ! marquis de Pissefontaine !

TOUS
Non.

MITTWOCH
Mais qu'est-ce que vous allez chercher ! des noms de pays… des Pissefontaine ! Tout ça c'est de la fantaisie… Quand, comme Raclure, on a les moyens, eh ! bien on s'y prend autrement pour entrer dans l'aristocratie… Est-ce que le pape n'est pas là pour un coup ?

TOUS
Le Pape.

MITTWOCH
Le Pape, oui le Pape ! Regardez Moïse Guttelbach ! comment est-il devenu le marquis de Fiomilcanto ? par le Pape ! et Samuel Hofmeyer, comment est-il comte Alaguesi-Anguillos ? par le Pape ! et comme un tas d'autres à la Bourse. Eh ! bien pourquoi Raclure ne ferait-il pas comme les autres ? Est-ce que vous tenez à garder le nom de votre père ?

ISIDORE
Oh ! non… d'autant que c'est le nom de ma mère.

MARGUERITE
Eh ! bien, et votre père ?

ISIDORE
je ne l'ai pas connu.

MIETTE(sur un ton de condoléances. )
Ah !

ISIDORE(à Miette. )
Maman non plus ne l'a pas connu !

TOUS(étonnés. )
Ah !

ISIDORE
Non ! ça s'est passé quelques mois avant ma naissance… le jour de l'ouverture de la chasse… Il y avait une meule !… Tout ce que maman se rappelle, c'est que papa avait un tyrolien vert et des guêtres jaunes ! depuis elle ne l'a jamais revu.

TOUS(effondrés. )
Ah !

MITTWOCH(se levant, à part. )
Mon Dieu ! quel éclair ! (A Isidore.)
Mais alors, si vous n'avez pas de père, vous êtes enfant naturel ?

TOUS
Oui.

MITTWOCH
Mais alors !… quelle inspiration !

TOUS
Quoi ?

MITTWOCH(se tournant vers Actinescu. )
L'homme au chapeau tyrolien, aux guêtres jaunes… est-ce que ce ne serait pas vous ?

ACTINESCU
Moi ! mais non !

MITTWOCH
Mais si ! mais si ! mais voilà qui est encore meilleur que le Pape et tout son Vatican… (A Actinescu.)
Prince Actinescu, est-ce que vous ne seriez pas heureux de tenir cent mille livres de rentes d'un fils que vous auriez eu en chapeau tyrolien et en guêtres jaunes ?

TOUS
Hein !

MITTWOCH
Isidore Raclure, est-ce que vous ne seriez pas heureux de descendre de l'ancienne famille régnante de Valachie par un père naturel auquel vous feriez cent mille livres de rente ?

ISIDORE
Ah ! si !

TOUS
Ah !

MITTWOCH
Eh, bien ! il y a un fils à prendre, il y a un père à donner ! Qu'attendez-vous pour laisser parler la voix du sang ?

ACTINESCU(à part. )
Mon Dieu, j'ai compris ! (Descendant et allant à Isidore.)
Mon fils ! dans mes bras !

ISIDORE
Est-il possible ! moi, monseigneur !

ACTINESCU
Appelez-moi "papa" !

ISIDORE
Ah ! papa !
(Ils se jettent dans les bras l'un de l'autre.Sonnerie.)


TOUS( applaudissant. )
Bravo !

PAULETTE
On a sonné !

FIRMIN
Je vais ouvrir.

MITTWOCH
Je bois à la nouvelle Altesse.

PAULETTE
Isidore Raclure, prince Actinescu.

MITTWOCH
Et à son père.

TOUS(levant leurs verres. )
Hurrah !

FIRMIN(annonçant. )
Madame Raclure !

TOUS
Madame Raclure !

MITTWOCH
Donnerwetter !

ISIDORE( affolé. )
Ma femme ! c'est ma femme !

MITTWOCH
Dites qu'on n'y est pas ! dites qu'on est sorti !

FIRMIN
Comment ! mais c'est sa femme !

MITTWOCH
Mais c'est pour ça ! vous n'êtes pas fou de la faire entrer.

CHLOÉ
Isidore ! Isidore ! Qu'est-ce que je viens d'apprendre ! nous héritons de cent millions.

MITTWOCH
Patatras !

ISIDORE
Quoi ? nous héritons ! Moi, moi, j'hérite !

CHLOÉ
Qu'importe ! c'est la même chose. Ah ! Isidore, mon Isidore ! sois heureux, me voilà. Maintenant je te permets de me faire un enfant.

TOUS
Hein !

ISIDORE
Qu'est-ce que tu me dis ?

CHLOÉ
Isidore, mon Isidore !

ISIDORE
Un enfant ! un enfant ! veux-tu bien t'en aller ! Tu n'as pas honte !

CHLOÉ
Comment ?

ISIDORE
Moi ! un prince de Valachie !

CHLOÉ
Hein !

ISIDORE
Un enfant avec la cuisinière.

CHLOÉ
Isidore, Isidore ! tu divagues.

ISIDORE
Allez madame, allez ! nous reprendrons cet entretien tout à l'heure.

CHLOÉ
Ah !

MITTWOCH
Mon Dieu ! mon Dieu ! que tout ça est embêtant.

PHILOMÈLE(accourant de la cuisine. )
Ah ! madame ! madame !

TOUS
Quoi !

PHILOMÈLE
C'est John, madame, C'est John qui… (Le voyant entrer.)
Ah !
(Elle se sauve par l'antichambre.)


JOHN(entrant avec sa malle sur une épaule et la déposant au milieu de la scène. )
Là !

TOUS
Ah !

JOHN
V'là ma malle ! madame peut la visiter.

TOUS
Hein !

JOHN
Quant au reste, tout est en ordre ! ma sellerie est dans la salle de bains, le coupé est dans le billard et quant au cheval… (Il va ouvrir la porte du salon et amène un cheval en scène.)
Le voilà !

TOUS
Ah !
(On se précipite à la tête du cheval.)


PAULETTE
Ah ! mon Dieu ! mon cheval !

SERGE
Holà ! holà !

MITTWOCH
Attention, là ! Attention !

PHILOMÈLE( annonçant. )
Son Altesse Monseigneur le prince de Grenade !

TOUS
Son Altesse ! Son Altesse le prince de Grenade !
(Au moment où le prince paraît, tout le monde fait volte-face et s'incline.)


TOUS
Monseigneur.

LE PRINCE
Mesdames ! Messieurs ! je souis très… (Apercevant le cheval.)
Ah ! Caramba ! c'est la première fois que je vois un cheval dans une salle à manger !

TOUS(s'inclinant. )
Monseigneur ! (RIDEAU FIN)

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