Acte II - Scène VI



(ISIDORE, PAULETTE, MITTWOCH.)


PAULETTE
Mon petit Isidore ! ça me fait plaisir de vous voir.

ISIDORE
Ah ! ah !

MITTWOCH
Oui ! Ça nous fait plaisir de vous voir.

ISIDORE
Ah ! ah !

PAULETTE(l'entraînant sur la chaise-longue. )
Venez-là ! près de moi !

ISIDORE(résistant doucement. )
Oh ! non, non, madame.

PAULETTE
Pourquoi, voyons !

ISIDORE
Ça n'est pas correct ! Moi, un domestique.

PAULETTE
Encore ! ne dites donc plus ce mot-là ! ça me fait de la peine ! (Sur un ton câlin.)
Venez !

ISIDORE(honteux. )
Oh ! tout de même…

MITTWOCH(le poussant de façon à le faire tomber sur la chaise-longue. )
Mais faites-donc pas l'imbécile, voyons !

ISIDORE
Oh !

MITTWOCH
Quand une jolie femme vous dit…

ISIDORE(qui, en tombant a cogné Paulette. )
Oh ! oh !… Je n'ai pas fait mal à madame ?

PAULETTE
Du tout ! du tout ! au… au contraire.

ISIDORE
Ah ! tant mieux !

PAULETTE
J'avais hâte de voir tous ces indifférents s'en aller pour causer un peu avec vous… en amie.

ISIDORE
Avec moi ?

MITTWOCH
Nous sommes si heureux de ce qui vous arrive.

PAULETTE
Oh ! oui.

ISIDORE
Oh ! ben… et moi aussi.

MITTWOCH
Ah ! vous, évidemment ! mais vous ! vous, il n'y a pas de mérite.

ISIDORE
Non ! mais ça fait plaisir tout de même !

PAULETTE(approuvant. )
Tiens !

MITTWOCH
Ainsi c'est vrai, vous avez vu le notaire ? Il vous a dit ?

ISIDORE
Oui, Monsieur, oui… Il m'a montré le testament ! il y a un peu plus de cent millions.

PAULETTE
Non !

MITTWOCH
Un peu plus de cent millions ! Mais un peu plus de cent millions, ça fait encore plus que cent millions !

ISIDORE
Oui ! mais… peu de chose. Deux ou trois millions, je ne sais pas.

MITTWOCH
Ça ne fait rien ! c'est considérable !

PAULETTE
Et ça ne vous effraie pas ?

ISIDORE
Oh ! non.

PAULETTE
Il est admirable.

ISIDORE
L'argent, naturellement, n'est pas encore là !

MITTWOCH
Ah !

ISIDORE
Il faut le temps de le faire venir. Mais le notaire a été très gentil… Il m'a dit qu'il m'avancerait tout ce que j'ai besoin.

MITTWOCH
Il a dit ça, le notaire ?

ISIDORE
Oui ! alors, je me suis fait donner cinquante francs, pendant que j'y étais. Ah ! c'est un bien digne homme.

MITTWOCH
Mais ça, je ne veux pas ! ça, je ne permettrai pas !

ISIDORE
Comment ?

MITTWOCH
Je suis votre ami, moi, Raclure ! Et s'il y a des sommes à vous avancer, c'est moi que je suis là pour le faire.

ISIDORE
Monsieur ?

PAULETTE
Il a raison, lui ! Mittwoch, qui est votre ami ! Pas de notaire, pas d'hommes d'affaires qui vous écorcheront.

MITTWOCH
Parbleu ! vous pensez bien que ça ne sera pas pour vos beaux yeux que…

ISIDORE
Ah ! ah !

PAULETTE
C'est que c'est vrai qu'il a de beaux yeux !

MITTWOCH
Ben, oui… ben oui ! il a des beaux yeux. N'empêche qu'on ne fait pas de l'argent avec ça ! Eh bien ! moi ! le temps naturellement de prendre mes renseignements et che mets cinq cent mille francs tout de suite, à votre disposition.

ISIDORE(bondissant. )
Cinq cent mille francs !… en vrai ?

MITTWOCH
En vrai.

ISIDORE
Ah ! nom de Dieu ! (A Paulette.)
Oh pardon, madame.

PAULETTE
Ça ne fait rien, allez ! Dans une circonstance pareille, on peut invoquer le nom du Seigneur.

ISIDORE
Cinq cent mille francs ! Oh ! maman. (Bas.)
Cinq cent mille francs !

PAULETTE
Oui, c'est gentil ça !

ISIDORE
Ah ! je crois, madame, que c'est gentil !

MITTWOCH
Naturellement ! aussi pour la bonne règle, je vous demanderai simplement une reconnaissance.

ISIDORE(vivement. )
Ah ! ah ! ça…

MITTWOCH
De cinq cent cinquante mille francs, pour l'aléa ! Et pour le reste, l'intérêt légal : cinq pour cent ; che ne veux pas plus.

ISIDORE
Mais je…

MITTWOCH
Parce que moi che suis pour la légalité ! che ne fais pas d'usure.

ISIDORE
Oui, oui.

MITTWOCH
Quel est l'homme d'affaires qui vous fera ça dans ces conditions-là, sans crocodiles, sans lézards empaillés ?

PAULETTE
Vous voyez, hein, vous voyez ! comme il est désintéressé.

MITTWOCH
VIVEMENT Et tenez, regardez ma confiance ! Tenez, j'ai six mille francs sur moi. Là, sans savoir, à mes risques, je vous les avance.

ISIDORE
A moi ?

MITTWOCH
Tenez, les voilà !

ISIDORE
Oh ! (Il compte les billets.)

PAULETTE
Je crois que c'est d'un ami, ça ! (Vivement.)
Vous n'êtes pas mal ?

ISIDORE(qui ne comprend pas. )
Mal ! comment ?

PAULETTE
Là, près de moi.

ISIDORE
Oh ! non ! Madame non plus ?

PAULETTE
Pouvez-vous le demander ! je suis à côté de vous.

ISIDORE(embarrassé. )
Ah ! oui… et moi aussi.

MITTWOCH
Oh ! crapule de Raclure, va ! (Montrant les billets.)
Toutes les fortunes à la fois ! les bonnes fortunes et… et les aussi bonnes fortunes.

ISIDORE(riant. )
Oui !… oui !… (Il glisse les billets dans sa poche.)

MITTWOCH
Mon Dieu, cent millions ! mais qu'est-ce que vous allez faire de tout cet archent ?

PAULETTE
Oui. Qu'est-ce que vous allez en faire ?

ISIDORE
Je ne sais pas. Tout à l'heure j'ai bien vu une canne… chez un marchand de parapluies.

MITTWOCH
Une canne ?

ISIDORE
Oui, avec un manche en argent qui faisait, comme ça, un porte-cigarettes.

PAULETTE
Oh ! ça devait être joli, vous avez de goût !

ISIDORE
Oui, évidemment ! Mais tout de même, soixante-dix francs, j'ai trouvé que c'était beaucoup d'argent.

MITTWOCH
Une canne ! une canne !… Je vous demande de vos millions ce que vous allez en faire ?

ISIDORE
Ah ! ben, j'ignore, n'est-ce pas, jusqu'à présent. Mais j'y pense, monsieur qui s'y connaît voulait p't'être bien…

MITTWOCH
Là, voilà ! voilà qui est parlé ! Vous verrez comment je saurai en tirer profit de votre argent.

ISIDORE
Ah ! monsieur est bien bon ! Je remercie bien monsieur.

MITTWOCH
Mais comment ! Entre amis, voyons ! Ah ! je suis bien heureux pour vous.

ISIDORE
Monsieur est bien bon, je remercie encore bien monsieur.

MITTWOCH
Nous sommes bien heureux, Raclure, n'est-ce pas, Paulette ?

PAULETTE
TRISTEMENT Oui. (Il va se lever, Paulette l'en empêche.)

MITTWOCH
Quoi "oui" ? Tu as une façon de dire oui.

PAULETTE
Eh ! c'est que, pour moi, c'est une joie qu'assombrit un regret.

ISIDORE
Ah !

PAULETTE
Riche maintenant, riche, vous ne pouvez plus rester domestique… (Sur un geste d'Isidore.)
Non, non, je ne le veux pas. Alors, c'est le départ, c'est la séparation…

ISIDORE
Oh ! mais madame peut être tranquille… D'abord, je dois huit jours à madame et…

PAULETTE
Qu'est-ce que huit jours ?

MITTWOCH
L'espace d'un matin.

ISIDORE
De huit matins.

PAULETTE
Dans huit jours vous partirez ! et alors ce sera le vide dans la maison ! Je ne verrai plus votre chère silhouette ici, là, balayant, nettoyant. C'était un rayon de soleil pour moi.

ISIDORE
Ah !… vraiment ! je… eh bien ! je ne me serais jamais douté.

PAULETTE
Non ?

ISIDORE
J'ai cru si longtemps que madame ne pouvait pas me sentir.

PAULETTE
Oh ! oh ! comme vous êtes peu physionomiste.

ISIDORE
Ce matin encore madame qui me disait : "Oh ! avoir toujours cette gueule d'idiot devant moi ! "

PAULETTE
Mais parce que je cachais mon jeu ! Parce que j'essayais de me mentir à moi-même. Etant donné nos situations respectives, est-ce que je pouvais !…

ISIDORE
Oui, oui !

MITTWOCH
Parbleu !

PAULETTE
Cette gueule ! cette gueule ! mais rien que ça aurait dû vous éclairer.

ISIDORE
Ah !

PAULETTE
Est-ce que ce n'est pas un de ces petits mots d'amitié, un de ces mots que la femme réserve à chaque instant aux êtres de sa prédilection : "oh ! ma gueule aimée ! oh ! ma petite gueule d'idiot ! " Mais ça se dit tous les jours ! Et alors ce cri du cœur, cet aveu échappé d'un désir contenu. (Avec passion.)
Oh ! avoir toujours cette gueule d'idiot devant moi ! Cette petite gueule d'idiot !

ISIDORE
Oui ! ben, je ne l'avais pas compris comme ça !

PAULETTE
Isidore, ingrat Isidore !

MITTWOCH(théâtralement)
Mais, malheureuse enfant mais tu l'aimes !

ISIDORE
Hein !

PAULETTE(pudiquement. )
Oh ! non, non !

MITTWOCH
Mais pourquoi t'en défendre ? Aujourd'hui ton amour est légitime ! Hier, oui, tu ne pouvais pas, je comprends ! La frontière des classes !… Mais aujourd'hui, Raclure est affranchi ! Raclure est un monsieur.

PAULETTE
Oui ! oui !

MITTWOCH
Il est riche ! il est beau !

ISIDORE
Oh ! non.

MITTWOCH
Est-ce que vous n'êtes pas faits l'un pour l'autre ?

ISIDORE
Moi ! Moi !

MITTWOCH
Est-ce que vous ne ferez pas un beau couple tous les deux ?

ISIDORE
Oui, oui ! Mais, monsieur le comte, monsieur le comte, qu'est-ce qu'il dira ?

MITTWOCH
Ne vous en préoccupez pas ! il n'a plus le sou.

PAULETTE
Non, c'est fini nous deux.

MITTWOCH
Est-ce qu'elle n'est pas belle à souhait ! Vous voilà un gentleman, un de la haute société, eh bien ! il vous faut une maîtresse qui vous pose, eh bien ! est-ce que Paulette ne réalise pas l'idéal ?

ISIDORE
Mon Dieu, est-ce que je rêve ?

MITTWOCH
Assez longtemps vous l'avez eue pour maîtresse… comme domestique, vous pouvez bien maintenant l'avoir pour maîtresse… comme amant.

ISIDORE
Mon Dieu ! être l'amant de ma maîtresse ! avoir ma maîtresse pour amant !

MITTWOCH
Tu barbottes, Raclure, tu barbottes ! ,

ISIDORE
Ah ! je ne sais plus ce que je dis ! Ah madame, est ce vrai ? est-ce possible ?

PAULETTE(se mettant sur les genoux d'Isidore et cachant sa figure dans son cou. )
Isidore ! Ah ! j'ai honte ! Ne me regardez pas rougir !

ISIDORE
C'est vrai ! c'est vrai ! Madame est ma maîtresse ! Je suis l'amant de Madame !

MITTWOCH(au-dessus de la chaise-longue rapprochant leurs têtes. )
Aimez-vous mes enfants, aimez-vous ! L'amour est la plus belle raison de vivre !

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