Acte I - Scène XIV



(LES MÊMES, ISIDORE, PUIS MITTWOCH.)


ISIDORE
C'est monsieur Mittwoch.

PAULETTE
Mittwoch ! ah ! parfaitement ! je l'ai invité à déjeuner. Faites-le entrer.

SERGE
Hein ? Eh là ! Isidore ! Mittwoch, l'homme des claquedents ! oh ! je file.

PAULETTE
Du tout, du tout tu vas rester. (Elle rattrape Serge.)
Faites entrer monsieur Mittwoch.

ISIDORE
Bien madame.

SERGE
Mais non, mais non, Isidore !

PAULETTE(à Isidore. )
Allez !
(Isidore sort.)


SERGE
Mais non, Paulette, voyons !

PAULETTE
Laisse-moi tranquille. C'est un homme qui peut t'être très utile, et dans ta situation actuelle, tu n'as pas à faire le fier.

SERGE
Mais je n'ai aucune envie de connaître ce tenancier de tripot !… Cette vieille fripouille !

PAULETTE(voyant entrer Mittwoch. )
Entre, mon bon Mittwoch, justement nous parlions de toi.

MITTWOCH
Oh ! c'est pien aimable ! et che suis bien sûr qu'avec toi, ça devait être en pien !

PAULETTE
Quel nez tu as !

MITTWOCH
C'est la relichion qui feut ça.

PAULETTE
Oh ! je parle au figuré.

MITTWOCH
Ah ! pon ! C'est que chénéralement, che suis si hapitué quand on parle de moi. C'est un chenre - on dit toujours : "cette fieille crapule, cette fieille fripouille". Croiriez-vous, ça, monsieur !

SERGE
C'est très curieux ! Quoi, même les gens qui vous connaissent ?…

MITTWOCH
Mais surtout les gens qui me connaissent… Ceux qui ne me connaissent pas, ils ne peuvent pas dire que je suis une fripouille, une grapule, parce qu'ils ne me connaissent pas…

SERGE
C'est juste.

MITTWOCH
Ainsi vous, monsieur, qui ne me connaissez pas…

SERGE
Ah ! pardon… de réputation.

MITTWOCH
Ah ! fraiment ! ah ! très flatté, monsieur.

PAULETTE(indiquant. )
Monsieur est monsieur Serge de Vieuxville.

MITTWOCH
Quoi ! Monsieur le gomte ! Oh ! comme je chuis heureux… Si souvent ch'ai demandé à Paulette d'obtenir que vous me fassiez l'honneur de venir à mon cercle ! Je suis le propriétaire du Lutèce- Club.

SERGE
Oui, Oui, je sais ! surnommé "la belle Hellène ! "

MITTWOCH
Oui, ça, c'est les mauvaises langues ! S'il fallait croire tout qu'est-ce que l'on dit ! Pourquoi fous n'avez chamais foulu venir ?…

PAULETTE
C'est pas faute de le lui avoir demandé.

SERGE(cherchant des faux-fuyants. )
Eh ! bien, vous savez, je suis habitué à mon cercle !

PAULETTE
Il fait partie de l'Epatant !…

MITTWOCH
Ah ! l'Epatant !… oui, oui, c'est aussi un pon cercle.

PAULETTE
Je te crois.

MITTWOCH
Oui, oui, ça faut dire comme ça est, che ne suis pas de ceux qui dépinent tout qu'est-ce qui n'est pas chez eux ; mais chez moi, c'est pien aussi. Y a ti monde très tistingué. Nous avons pour président le prince Actinescu, un descendant direct des anciens princes de Valachie, qui a droit au titre d'Altesse et de Monseigneur S.V.P. Ça, c'est quelque chose.

PAULETTE
Tu parles !

MITTWOCH
Vous n'avez pas de desçendant des Princes de Valachie comme président à l'Epatant.

SERGE
Non, ça, je suis forcé de reconnaître… Mais, dites-moi, cet Actinescu…

MITTWOCH
Son Altesse.

SERGE
Son Altesse, oui. Est-ce qu'il, ou elle, comme vous voudrez, n'a pas eu autrefois une fâcheuse histoire de poussette ?

PAULETTE
Ah, oui ! oui !

SERGE
A la suite de quoi il, ou elle, a dû démissionner des différents cercles dont il, ou elle, faisait partie.

MITTWOCH
Oui, ah ! ben, si vous allez chercher dans la vie des gens, à ce compte-là, personne, ni vous, ni moi…

SERGE
Ah ! permettez ! moi…

MITTWOCH
Oui ! t'accord ! t'accord ! mais vous êtes encore jeune… Or le prince, qui a une longue existence derrière lui… Et puis, quoi, "poussette, poussette", ça remonte à quatorze ans.

PAULETTE
Oh ! ben, quatorze ans !

SERGE
Oui, il y a prescription.

MITTWOCH
Absolument ! D'ailleurs, chez moi, il ne joue jamais !… il touche mille francs par mois… il doit déjeuner et dîner, et c'est tout ce qu'il a à faire, par conséquent…

SERGE
Diable ! ça ne doit pas lui fatiguer les méninges !

MITTWOCH
On ne lui demande que de l'estomac. C'est un homme charmant. Ça t'est écal, Paulette, j'ai pris sur moi de l'inviter à décheuner ici.

PAULETTE
Mais comment !

MITTWOCH
C'est son chour de repos hebdomadaire, à son Altesse… oui, parce que che lui donne un chour par semaine…, che suis conforme à la loi,… alors che lui ai dit : "puisque vous ne savez pas où déjeuner, venez donc chez Paulette" Alors il va venir, ça ne te dérange pas ?

PAULETTE
Mais voyons ! quand il y en a pour sept, il y en a pour huit.

SERGE
Comment sept ! tu as du monde à déjeuner ?

PAULETTE
Bien, oui ! D'abord, ton ami Snobinet, que tu as invité toi-même, et puis Miette Gigot et Marguerite de Faust, deux amies à moi qui viennent avec leur gigolo.

SERGE
Aha ! Comment s'appellent-ils, leurs gigolos ?

PAULETTE
Firmin Godasse.

SERGE
Ah ! et l'autre ?

PAULETTE
Il n'y en a pas ! Elles ont le même.

SERGE
Allons donc ! et ça marche comme ça ?

PAULETTE
Oh ! elles s'entendent si bien !

MITTWOCH
Oh ! que c'est moderne !

SERGE
Ah ! Compliments.

PAULETTE
Alors, nous deux, ça fait six, Mittwoch et le prince, ça fait huit.

MITTWOCH
Vous verrez, monsieur le comte, c'est un homme charmant, Son Altesse. Paulette le connaît un peu, elle peut le dire.

PAULETTE
Tout ce qu'il y a de plus homme du monde.

MITTWOCH
D'ailleurs, vous aurez l'occasion de le connaître davantage, car j'espère bien, monsieur le Comte, que maintenant qu'on est en relations…

SERGE(avec une moue. )
En relations…

MITTWOCH
Oui, je dis bien… "en relations ! " vous me ferez l'honneur de faire partie de mon cercle.

SERGE
Désolé ! écoutez ! d'ailleurs, aujourd'hui, ça n'aurait plus d'intérêt pour vous.

MITTWOCH
Pourquoi donc ça ?

SERGE
Parce que… parce que je ne joue plus.

MITTWOCH
Ça, vous avez raison ! mais pourquoi donc ça vous ne jouez plus ?

SERGE
Parce que…

PAULETTE
Oh ! tu peux lui dire, va ! parce que le pauvre garçon est à la Côte.

MITTWOCH
Vous ? Allez ! Mein Gott ! quel sproum !

PAULETTE
Mais absolument.

SERGE
Mais laisse donc ! ça n'intéresse pas monsieur Mittwoch.

MITTWOCH
Mais si, mais si, ça m'intéresse beaucoup, au contraire.

PAULETTE
Pourquoi veux-tu que ça ne l'intéresse pas ? Ça m'intéresse bien, moi.

MITTWOCH
Mais dame ! A la côte, vous ! C'est pas possible.

SERGE
C'est pourtant la vérité.

PAULETTE
Il lui restait quarante mille francs, il a voulu tenter la fortune à Monte-Carlo, et ffutt !… Ah ! c'est dur !

MITTWOCH
Ah ! là ! là !… Et aussi qu'est-ce que vous aviez besoin d'aller à Monte-Carlo ! Mais voilà, on se laisse éblouir par des grands mots : "Monte-Carlo ! Monte-Carlo ! " Vous auriez seulement risqué ça à mon cercle qui est aussi bien, qui sait, peut-être que vous auriez gagné et en tout cas, c'est la France qui en aurait profité ! Je suis patriote. Mais non, c'est Monte-Carlo ! Toujours Monte- Carlo !

SERGE(avec un soupir. )
Ben ! oui, qu'est-ce que vous voulez.

MITTWOCH
Enfin, voyons ! puisque ce n'est pas chez moi que vous avez joué, je suis bien à l'aise pour vous le dire ! Est-ce que vous n'auriez pas mieux fait de le garder votre argent ? Vous êtes bien avancé !

SERGE
Ah ! ça.

MITTWOCH
Vous êtes bien avancé ! Mais, regardez-moi, est-ce que je joue ! Ah, le jeu ! le jeu, mon ami…

SERGE(un peu vexé. )
Oh ! "mon ami".

PAULETTE
Il est très gentil.

MITTWOCH
Si, si, vous êtes mon ami ! Je vous aime beaucoup, bien que vous ayez perdu. Le jeu, mon ami, mais ça n'est bon que de mon côté, côté du râteau.

SERGE
Je ne puis pourtant pas me mettre croupier.

MITTWOCH
Mais est-ce que je suis croupier ? Non, mais je suis la cagnotte et ça c'est bon, ça c'est qu'est-ce qui est sérieux.

PAULETTE
Il a raison

SERGE
Oui, oh !

MITTWOCH
Oui, oh ! je sais qu'est-ce qu'on dit : que c'est du sale archent ! C'est très joli ! N'empêche que j'aime encore mieux du sale argent qu'on a que du propre argent qu'on n'a plus.

PAULETTE
Tu vois comme c'est sensé !

MITTWOCH
Quand je donne de l'argent, est-ce que vous croyez qu'on regarde si c'est du propre argent ou du sale argent ? Non ! On dit : "C'est de l'argent ! " et voilà ! Voilà ce qu'on dit quand je donne de l'argent ; d'ailleurs, je n'en donne jamais parce que c'est bon pour les goyes…

PAULETTE ET SERGE
Les quoi ?

MITTWOCH
Les catholiques.

MITTWOCH
… ou alors, si je donne, c'est parce que je sais pourquoi.

SERGE
SOURIANT Je m'en rapporte à vous, monsieur Mittwoch.

MITTWOCH
Mais naturellement, quoi ! On a assez de peine à le gagner. Vous connaîtrez ça, allez ! C'est beaucoup plus difficile que de le perdre.

PAULETTE(avec un soupir. )
Comme c'est vrai !

MITTWOCH
Là, vous entendez qu'est-ce que dit Paulette ?

PAULETTE
Quand on pense qu'il y a des gens qui sortent de rien et qui arrivent à édifier des fortunes considérables.

SERGE
Oui, comme ce nommé Poivrot, tu as lu dans le journal, un français qui est allé faire fortune en Amérique et qui laisse cent millions à un imbécile de neveu sans sou ni maille et qu'il ne connaît même pas.

PAULETTE
Si c'est possible !

SERGE
Ah ! il n'y a pas de danger que ça m'arrive, ces choses-là !

MITTWOCH
Mais ça n'arrive qu'en Amérique ! En France, c'est des "itopies".

SERGE ET PAULETTE
Des "itopies" !…

MITTWOCH
Il faut pas compter là-dessus. Alors quoi ?… Qu'est ce que vous allez faire, pardonnez-moi si je me mêle, vous ne pouvez pas rester avec Paulette.

SERGE
Mais non, naturellement.

MITTWOCH
A la bonne heure.

PAULETTE
Mais enfin, pourquoi ? Je l'aime, moi… depuis tantôt.

SERGE
Je suis très touché, ma pauvre Paulette, mais…

MITTWOCH
Il a raison ! l'amour, c'est très joli, mais ça ne nourrit pas son homme, surtout quand c'est une femme. Il cède la place, c'est très bien, crand, c'est nôple.

PAULETTE
Ah ! oui, mais il m'a promis que, de temps à autre… tout de même, on…

MITTWOCH
Ah ! oui, oui, ça alors, ça entre dans la catégorie des béguins… C'est affaire à côté, c'est en marche.

PAULETTE
Comment "en marche" ?

MITTWOCH
Non, je dis pas en marche, je dis c'est "en marche", les bords blancs d'une page.

SERGE
Oui, oui, en marge.

PAULETTE
Ah ! bon.

MITTWOCH
Eh ! bien, c'est ce que je dis : "en marche".

SERGE
Absolument.

MITTWOCH
Bien, tenez ! je suis très content que la situation soit aussi nettement établie, parce qu'alors ça me permet de ne pas mettre des gants et d'aborder tout de suite la chose pour ça en somme que je suis venu. (A Paulette.)
Il s'agit d'une occasion pour toi, un service pour moi et une affaire pour tous les deux.
(Serge, par discrétion, remonte légèrement.)


PAULETTE
Ah ! quoi donc ?

MITTWOCH(à Serge qui redescend. )
Je me suis toujours intéressé, beaucoup à Paulette. C'est moi qui l'ai faite, pas vrai ?

PAULETTE
C'est vrai

MITTWOCH
Elle était dactylographe, elle était jeune et jolie, alors je l'ai lancée.

SERGE
Vous !

MITTWOCH
Oui, je fais toujours ça, je les cherche dans la fleur, je les nippe, je les lance et alors une fois lancée, n'est-ce pas, on trouve toujours un imbécile pour les prendre avec vous.

SERGE
Je vous remercie, monsieur Mittwoch.

MITTWOCH
Oh ! les présents sont toujours exceptés. (A Paulette.)
Alors donc, voilà ! j'ai quelqu'un pour toi.

PAULETTE
Pour moi ?

SERGE(se levant avec un geste d'humeur. )
Monsieur Mittwoch….je vous en prie !

MITTWOCH
Eh ! bien quoi, puisque c'est fini ; vous deux ! Vous pensez qu'elle va redevenir vierge ? Il faut être philosophe.

SERGE
C'est possible, mais devant moi…

MITTWOCH
Qu'est-ce que ça peut vous faire… Ah ! si vous auriez, encore été ensemble, certes, jamais je ne me serais permis… j'aurais attendu que nous soyons seuls. Mais maintenant…

SERGE(vexé. )
C'est juste ! allez ! allez ! vous avez raison.

PAULETTE
Voyons, mon petit, tu dois pourtant bien comprendre certaines choses… Tu n'aimes pas mieux que j'agisse carrément, nettement devant toi, plutôt que d'aller en cachette… comme avant ! Est-ce que ce n'est pas te donner une preuve d'amour ?

SERGE
Mais oui, mais oui.

MITTWOCH
Eh bien voilà ! Je disais j'ai quelqu'un pour toi. Il s'agit d'un personnage très considérable, parce qu'enfin on dit toujours, mon tripot, mon claquedents, la belle Hellène, n'empêche qu'il y vient les plus grosses notabilités. Celui-là, alors, c'est le summum ! Il doit déjà deux cent quarante mille francs à la caisse, c'est te dire…

PAULETTE
Deux cent quarante mille francs ?

MITTWOCH
Mais ce n'est pas assez ! nous serions très embêtés s'il nous réglait et se tirait des pattes. Alors j'ai pensé à une chose.

PAULETTE
Ah ! quoi ?

MITTWOCH
Le duc, l'autre jour, t'a remarquée à la dernière réunion d'Auteuil.

PAULETTE
Le duc ! quel duc ?

MITTWOCH
Ah ! c'est vrai, au fait ! Tiens-toi bien, c'est bombardant. Il s'agit du duc don Fernando de Grenade, riche, 20 ans, cousin germain du roi, d'Espagne.

PAULETTE
Non !

MITTWOCH
Un peu mon neveu ! et candidat éventuel au trône dans le cas où la branche actuelle disparaîtrait.

SERGE
Oh, ben ! ça !

MITTWOCH
Je crois que c'est pas de l'eau de cuvette, comme on dit… Eh ! bien, si tu veux, ça ne dépend que de toi.

PAULETTE
Le cousin du Roi d'Espagne.

MITTWOCH
Il viendra après le déjeuner prendre le café avec nous.

PAULETTE
Avec nous ! Mon Dieu, et j'ai pas de trône… Oh !

MITTWOCH
Laisse donc ! pourvu que tu aies du café… D'ailleurs, je serai là, et c'est un peu pour ça que j'ai amené le prince Actinescu… Il a l'habitude des cours, tout ça c'est cousin et compagnie.

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