Acte I - Scène première


Chez Paulette. La salle à manger. Pièce carré. A gauche, 1er plan, porte à deux battants donnant dans la chambre à coucher. Au fond, à gauche, porte donnant dans le vestibule. Au fond, à droite, porte donnant sur le salon. A droite, 2e plan, porte sous tenture menant à la cuisine. 1er plan, un buffet. Au milieu, une table de salle à manger. Chaises.


(PHILOMÈLE, ISIDORE, JOHN. Au lever du rideau, Philomèle et Isidore sont assis à la table en train de nettoyer l'argenterie. John, debout, pérore. On entend par moment des coups de marteau venant du salon.)


JOHN
Oui, eh bien ! moi je vous dis que c'est un chameau ! tu m'entends, un chameau !

ISIDORE
Pas si haut donc ! elle est à côté.

JOHN
Eh quoi ! laisse donc ! Onze heures du matin, à cette heure-ci, elle pionce… C'est même le seul agrément de la maison, c'est qu'on peut faire grasse matinée. C'est un chameau.

ISIDORE
John, t'es dur ! je t'assure, t'es dur.

JOHN
Oh ! toi, naturellement, t'as le culte du patron. (Avec mépris.)
T'as une âme d'aristocrate, t'es fait pour être esclave.

ISIDORE
Mais non !

JOHN
Non ? T'acceptes qu'elle te traite tout le temps d'idiot, de brute,… ça te fait plaisir.

ISIDORE(assis. )
J'aime qu'elle me parle ; elle est si belle.

JOHN
Aha ! la belle avance ! est-ce qu'elle marche avec toi ? Non ! eh ! bien, alors ?

ISIDORE(haussant les épaules. )
T'es bête.

JOHN
Qu'est-ce que ça te fait qu'elle soit belle, puisque c'est pas pour ton nez.

ISIDORE
Qu'est-ce que tu veux, ça ne se commande pas.

JOHN
Ah ! ça serait Philomèle, au moins ça… ! Eh ben ! on pourrait espérer.

PHILOMÈLE
Non, mais dis donc, pour qui que tu me prends ? J'ai des principes, moi !

JOHN
Oui-da ?

PHILOMÈLE
Comme me disait le curé de mon village : "l'amour, c'est pour ceux qui sont mariés".

ISIDORE
Ah ! bien, si ce n'est que ça ! Je le suis.

PHILOMÈLE
Oui, mais pas avec moi. Quand je céderai, moi, ce sera pour le bon motif.

JOHN
Aha !

PHILOMÈLE
Ou alors, pour la grosse galette.

ISIDORE
Je comprends ça ! moi aussi.

JOHN
Laisse donc ! elle dit ça, mais au fond…
(Il l'embrasse dans le cou.)


PHILOMÈLE
Allons, voyons !… satyre !

JOHN
Oho, satyre ! elle m'a appelé satyre !
(Il la réembrasse.)


PHILOMÈLE
Veux-tu me laisser, voyons ! (Sur un ton de menace, lui montrant la boîte de poudre à argenterie.)
Ah ! Je te flanque de ce rouge sur la figure.

JOHN
Ah ! non, merci ! pour que j'aie l'air d'une cocotte !

ISIDORE
Alors, dis donc, Philomèle, vraiment pour de la galette, tu…

PHILOMÈLE
Si t'en as beaucoup, t'as qu'à essayer.

ISIDORE
Non ! mais si un jour j'en ai, eh bien ! je ne dis pas…

PHILOMÈLE
Bon.

ISIDORE
Tu m'ouvrirais pas un petit crédit en attendant ?

PHILOMÈLE
Ah ! plus souvent oui !
(On entend les coups de marteaux des tapissiers.)


JOHN
Oh ! qu'ils sont embêtants, ces bougres-là avec leurs marteaux.

ISIDORE
C'est les tapissiers qui clouent la tenture du salon.

JOHN
Ils sont assommants.

PHILOMÈLE
Oh ! ils vont réveiller Madame.

JOHN
Ah, ça ! je m'en fous !

ISIDORE
T'es dur, John, t'es dur !

JOHN
Je suis dur ? C'te femme qui gagne sa galette on sait comment et qui se mêle d'éplucher mes comptes,… qui, hier, se permet de me dire : "Non, mais qu'est-ce que vous faites de l'avoine ? C'est pas possible, vous la mangez." (Isidore et Philomèle rient.)
Je la mange ! je la mange ! non, t'entends ça ? Eh, bien non ! je ne la mange pas ! là ! je la bois ! ah !

PHILOMÈLE
Ça ! il paraît même que l'autre nuit tu étais un peu…

JOHN
Bien oui, c'est entendu ! j'étais un peu bu ! Est-ce une raison pour me le coller en pleine figure comme elle l'a fait ? Oui, mon vieux. Elle m'a dit que j'étais saoul.

ISIDORE
Ah… ça ! mon vieux !

JOHN
J'admets ça ! mais est-ce que ça se dit, ces choses-là… quand on est poli !… quand elle a une bouteille de champagne dans le nez ! est-ce que j'ai même l'air de m'en apercevoir ?

ISIDORE
Ah, bien ! c'est la patronne !

JOHN
Oui ? eh bien ! c'est précisément là-dessus que j'en ai ! des patrons, n'en faut pas…

PHILOMÈLE
C'est si simple. N'y a qu'à ne pas se mettre en service !

JOHN
Eh v'là des raisons ! Toi, t'es femme, tu ne peux comprendre ça !… mais demande à Isidore ; je l'ai fait entrer à la C.G.D.G.D.M.

PHILOMÈLE
Qué qu'c'est qu'ça ?

JOHN
Oh ! malheur. Eh ben ! la Confédération générale des gens de maison, la C.G.D.G.D.M. Tu ne comprends donc pas le français ? Aha ! Là, je suis quelqu'un ! là, je suis secrétaire ! parfaitement ! et préposé spécialement aux sabotages. Pas vrai, Isidore ?

ISIDORE
C'est vrai.

JOHN
Que ce soir, il me plaise d'envoyer l'ordre, et à sept heures et demie sonnantes, tous les valets de chambre de Paris auront craché en même temps dans le potage de leurs maîtres ! Ça n'est pas beau, ça ?

ISIDORE
Oh ! si !

PHILOMÈLE
C'est un peu dégoûtant ! mais c'est beau.

ISIDORE
L'embêtant, c'est que les domestiques mangent le potage après.

JOHN
Qu'est-ce que ça fait, c'est notre crachat, à nous.

ISIDORE
Ça n'est pas plus appétissant !

JOHN
Et c'est un personnage de mon importance qu'un avorton de femme comme ça ferait marcher ? Quand je pense que je me suis soumis à tous ses caprices ! j'en rugis ! Je porte la livrée infamante, j'ai rasé barbe et moustache… Elle m'appelle John, quand je m'appelle Alphonse, tout ça parce qu'elle a peur qu'on confonde. Oh ! mais patience, nous aurons notre tour ! pas vrai Isidore ?

ISIDORE
Ben ! j'espère.

JOHN
T'as pas l'air convaincu.

PHILOMÈLE
Qu'est-ce que ça sera, notre tour ? Isidore, passe-moi ta peau !

JOHN
Notre tour ? Mais ça sera qu'il n'y aura plus de domestiques ni de maîtres ! qu'on prendra l'argent à ceux qu'en ont pour nous le donner, à nous… et comme ils seront pauvres, ce sera eux qui seront obligés de devenir nos domestiques et nous les ferons trimer. Ce sera la revanche ! C'est ce qu'on appelle l'émancipation générale.

PHILOMÈLE(le regardant. )
Comme il parle bien !

ISIDORE
Ça ! pour être verbeux, il est verbeux !

JOHN
Oh ! c'est pas une idée nouvelle d'ailleurs ! Il y a longtemps que ça couve. Déjà chez les anciens, qui n'étaient pas des bêtes, il paraît qu'on avait essayé quelque chose comme ça, en petit… oh ! il y a longtemps, sous Louis XV ou Charles IX, je ne sais pas au juste. Y avait ce qu'on appelait les Saturnales.

ISIDORE ET PHILOMÈLE(sans comprendre. )
Ah ?

JOHN
C'était une fois l'an : ce jour-là,… c'étaient les domestiques qui devenaient les maîtres, et les maîtres qui devenaient leurs domestiques.

ISIDORE ET PHILOMÈLE
Non !

JOHN
Comme je te parle ! C'était plus le patron, c'était le larbin qui était maître de sa turne… C'est de là d'ailleurs que vient le nom de saturnales. Eh ! bien, il est évident qu'une fois l'an, c'était pas beaucoup, mais n'empêche, ça avait du bon parce que toute l'année, tout de même, le patron se disait : "Ne les embêtons pas à l'office, sans ça ils me le feront payer aux saturnales ! " et il mettait de l'eau dans son vin.

ISIDORE
Oui, mais probable que le jour des saturnales le valet de chambre devait se dire aussi : "S'agit pas d'embêter trop le patron aujourd'hui, parce qu'il se rattrapera demain ! " alors, ça revenait au même.

JOHN
Oui, c'est pas dit ça… En tous cas, si ça existait encore, probable que Mame Paulette de Sortival - Sortival comme moi ! -que Mame Paulette de Sortival mettrait un peu plus de gants pour parler à Bibi. C'est un chameau, je te dis ! C'est un cham…

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