ACTE IV - SCÈNE VI
LES MEMES, entre un ours.
COTICE
Hon, Monsieuye des Finances !
PERE UBU
Oh ! tiens, regardez donc le petit toutou. Il est gentil, ma foi.
PILE
Prenez garde ! Ah ! quel énorme ours : mes cartouches !
PERE UBU
Un ours ! Ah ! l'atroce bête. Oh ! pauvre homme, me voilà mangé. Que Dieu me protège. Et il vient sur moi. Non, c'est Cotice qu'il attrape. Ah ! je respire. (L'ours se jette sur COTICE. PILE l'attaque à coups de couteau. UBU se réfugie sur un rocher.)
COTICE
À moi, Pile ! à moi ! au secours, Monsieuye Ubu !
PERE UBU
Bernique ! Débrouille-toi, mon ami ; pour le moment, nous faisons notre Pater Noster. Chacun son tour d'être mangé.
PILE
Je l'ai, je le tiens.
COTICE
Ferme, ami, il commence à me lâcher.
PERE UBU
Sanctificetur nomen tuum.
COTICE
Lâche bougre !
PILE
Ah ! il me mord ! Ô Seigneur, sauvez-nous, je suis mort.
PERE UBU
Fiat volontas tua.
COTICE
Ah ! j'ai réussi à le blesser.
PILE
Hurrah ! il perd son sang. (Au milieu des cris des Palatins, l'ours beugle de douleur et Ubu continue à marmotter.)
COTICE
Tiens-le ferme, que j'attrape mon coup-de-poing explosif.
PERE UBU
Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.
PILE
L'as-tu enfin, je n'en peux plus.
PERE UBU
Sicut et nos dimittimus debitoribus nostris.
COTICE
Ah! je l'ai. (Une explosion retentit et l'ours tombe mort.)
PILE ET COTICE
Victoire !
PERE UBU
Sed libéra nos a malo. Amen. Enfin, est-il bien mort ? Puis-je descendre de mon rocher ?
PILE(avec mépris.)
Tant que vous voudrez.
PERE UBU(descendant.)
Vous pouvez vous flatter que si vous êtes encore vivants et si vous foulez encore la neige de
Lithuanie, vous le devez à la vertu magnanime du Maître des Finances, qui s'est évertué, échiné et égosillé à débiter des patenôtres pour votre salut, et qui a manié avec autant de courage le glaive spirituel de la prière que vous avez manié avec adresse le temporel de l'ici présent Palotin
Cotice coup-de-poing explosif. Nous avons même poussé plus loin notre dévouement, car nous n'avons pas hésité à monter sur un rocher fort haut pour que nos prières aient moins loin à arriver au ciel.
PILE
Révoltante bourrique.
PERE UBU
Voici une grosse bête. Grâce à moi, vous avez de quoi souper. Quel ventre, messieurs ! Les Grecs y auraient été plus à l'aise que dans le cheval de bois, et peu s'en est fallu, chers amis, que nous n'ayons pu aller vérifier de nos propres yeux sa capacité intérieure.
PILE
Je meurs de faim. Que manger ?
COTICE
L'ours!
PERE UBU
Eh ! pauvres gens, allez-vous le manger tout cru ? Nous n'avons rien pour faire du feu.
PILE
N'avons-nous pas nos pierres à fusil ?
PERE UBU
Tiens, c'est vrai. Et puis il me semble que voilà non loin d'ici un petit bois où il doit y avoir des branches sèches. Va en chercher, Sire Cotice. (COTICE s'éloigne à travers la neige.)
PILE
Et maintenant, Sire Ubu, allez dépecer l'ours.
PERE UBU
Oh non ! Il n'est peut-être pas mort. Tandis que toi, qui es déjà à moitié mangé et mordu de toutes parts, c'est tout à fait dans ton rôle. Je vais allumer du feu en attendant qu'il apporte du bois.
(PILE commence à dépecer l'ours.)
PERE UBU
Oh, prends garde ! il a bougé.
PILE
Mais, Sire Ubu, il est déjà tout froid.
PERE UBU
C'est dommage, il aurait mieux valu le manger chaud. Ceci va procurer une indigestion au Maître des Finances.
PILE(à part.)
C'est révoltant. (Haut.)
Aidez-nous un peu, Monsieur Ubu, je ne puis faire toute la besogne.
PERE UBU
Non, je ne veux rien faire, moi ! Je suis fatigué, bien sûr!
COTICE(rentrant.)
Quelle neige, mes amis, on se dirait en Castille ou au pôle Nord. La nuit commence à tomber.
Dans une heure il fera noir. Hâtons-nous pour voir encore clair.
PERE UBU
Oui, entends-tu, Pile, hâte-toi. Hâtez-vous tous les deux ! Embrochez la bête, cuisez la bête, j'ai faim, moi !
PILE
Ah, c'est trop fort, à la fin ! Il faudra travailler ou bien tu n'auras rien, entends-tu, goinfre !
PERE UBU
Oh ! ça m'est égal, j'aime autant le manger tout cru, c'est vous qui serez bien attrapés. Et puis j'ai sommeil, moi!
COTICE
Que voulez-vous, Pile ? Faisons le dîner tout seuls. Il n'en aura pas, voilà tout. Ou bien on pourra lui donner les os.
PILE
C'est bien. Ah, voilà le feu qui flambe.
PERE UBU
Oh ! c'est bon ça, il fait chaud maintenant. Mais je vois des Russes partout. Quelle fuite, grand Dieu ! Ah ! (Il tombe endormi.)
COTICE
Je voudrais savoir si ce que disait Rensky est vrai, si la Mère Ubu est vraiment détrônée. Ça n'aurait rien d'impossible.
PILE
Finissons de faire le souper.
COTICE
Non, nous avons à parler de choses plus importantes. Je pense qu'il serait bon de nous enquérir de la véracité de ces nouvelles.
PILE
C'est vrai, faut-il abandonner le Père Ubu ou rester avec lui ?
COTICE
La nuit porte conseil. Dormons, nous verrons demain ce qu'il faut faire.
PILE
Non, il vaut mieux profiter de la nuit pour nous en aller.
COTICE
Partons, alors.
(Ils partent.)