Acte I - Scène première



La chambre à coucher des Trévelin. Lit de milieu, au fond, face au public. A droite du lit, une table-guéridon tenant lieu de table de nuit ; sur ce guéridon, un téléphone. A gauche du lit, une autre petite table avec une lampe électrique allumée. A gauche, au fond, porte à un battant donnant sur le cabinet de toilette. A droite, 1er plan, une porte à caisson avec serrure praticable, 2e plan, un panneau de mur contre lequel est une commode "demi-lune". Au 3e plan, pan coupé avec porte à deux vantaux au centre, cette porte donne sur le vestibule. A gauche, 1e plan et 3e plan, fenêtres. Au 2e plan, entre les deux fenêtres, une cheminée surmontée d'une grande glace. Au pied du lit, un canapé bas de dossier. Devant la fenêtre 1er plan, une petite table à écrire de dame ; une chaise devant. Au pied du lit à gauche, dos au public, une chaise. Un fauteuil et une chaise devant la cheminée. Une chaise entre la porte de droite et la commode. Tableaux, gravures au mur. Dans le panneau à droite du lit, une place vide semble attendre une gravure ou un tableau formant pendant avec celui de la gauche du lit, le clou destiné à soutenir l'un ou l'autre, est déjà planté dans le mur. Sur le lit, une gravure encadrée, munie de deux pitons "crochets" en la bordure du dos du cadre, et un grand écheveau de corde "septum" à l'un des bouts duquel un nœud coulant est déjà préparé pour être fixé à l'un des pitons.


Trévelin, puis Emilienne
Au lever du rideau, Trévelin est debout près du lit, et parle à mi-voix au téléphone en se faisant un cornet de sa main gauche, pour que sa voix ne se disperse pas dans la chambre.

Trévelin (parlant au téléphone)
Oui !… (Un temps.)
Oui !… (Un temps.)
Bien entendu !… (Un temps.)
je ne sais pas, moi ! un quart d'heure, vingt minutes… Quoi ?… Non, non, sûr !… Je te dis sûr !… (Très traîné.)
Ouiii ! là ! (Voix d'Emilienne dans le cabinet de toilette.)
Chut… file !…
(Il raccroche le téléphone et se rassied sur le lit, où il achève de tourner, le dernier piton dans le cadre.)

Emilienne (en peignoir du matin)
Eh bien ! qu'est-ce que tu fabriques là ?

Trévelin
Tu vois ! Je mets des pitons. Je me suis dit : "Emilienne fait sa toilette, il y en a pour une heure !… j'ai le temps d'accrocher mes dernières acquisitions. " (indiquant la gravure attachée.)
Ça ne fait pas bien ?

Emilienne
Si ! si.

Trévelin (qui est monté sur une chaise et présente son autre gravure, en accrochant la corde au clou ; celle-ci simplement passée au piton, mais non attachée)
Trop de pente ! J'ai mis les pitons trop bas.

Emilienne
Oh ! bien. Non ! écoute ! ce n'est pas une heure pour accrocher des tableaux, tu feras faire ça demain par ton valet de chambre.

Trévelin
Non ! Non ! on n'est si bien accroché que par soi-même. Je les connais, les domestiques : s'ils placent une statuette, ils la mettent le nez au mur, un vase, le devant, derrière, une nappe, un tapis, le dessous dessus, ils me ficheraient ma gravure la tête en bas, j'aime autant pas !

Emilienne
Soit, mais alors, tu peux remettre ça à demain

Trévelin (indiquant la place vide sur le panneau)
Tu crois ?… Ça ne te gêne pas ce trou ?

Emilienne
Oh ! pour dormir.

Trévelin
Ben oui, mais avant de dormir.

Emilienne (gentiment)
Je te regarde.

Trévelin
Je ne te dis pas, mais…

Emilienne
Oh ! "Je ne te dis pas ! " C'est admirable ! Coquette, va ! Tu trouves ça naturel que je te regarde ! Ça t'est dû ?

Trévelin
Eh quoi ! madame, c'est le mariage ! la loi dit…

Emilienne
Oui ! oh bien ! la loi… tu sais dans ces moments-là… s'il n'y avait qu'elle pour que je regarde, ah bien ! mon gros !

Trévelin (allant poser gravure et corde sur une chaise)
Petite anarchiste, va ! On sonne au téléphone.

Emilienne (traversant le lit à genoux pour aller au téléphone)
Petite anarchiste, parfaitement. (A genoux sur le lit, parlant au téléphone.)
Allô… Comment ?… Si j'ai terminé ma communication… Quelle communication ? J'étais pas en communication ! (A son mari)
. Tu étais en communication, toi ?

Trévelin
Non !

Emilienne (au récepteur)
Nous n'étions pas en communication !… Comment ? Non, c'est pas moi qui ai demandé le 626-36… (A son mari.)
C'est pas toi qui avais demandé le 626-36 ?

Trévelin
Non !

Emilienne
Non, c'est pas nous qui avons demandé le 626-36… Oh ! il n'y a pas de mal… Quoi ? Mais oui. Nous demandons si souvent des communications que vous ne nous donnez pas, que vous pouvez bien nous en donner que nous ne vous demandons pas !

Trévelin
Allons, as-tu fini de plaisanter avec les demoiselles du téléphone.

Emilienne
C'est pas une demoiselle, c'est un monsieur du téléphone.

Trévelin
Raison de plus.

Emilienne (dans le récepteur)
Non ! Non !. C'est à mon mari ! Je dis que vous n'êtes pas une demoiselle, mais un monsieur !… Quoi ?… Oh ! Oh ! allons, voyons monsieur !

Trévelin (sévèrement)
Emilienne !

Emilienne
Oui, eh bien ! je coupe, monsieur ! (Elle raccroche le téléphone l'air choqué, mais ravie dans le fond.)
Oh !… il m'a répondu une chose… tout à fait inconvenante.

Trévelin (vexé)
Charmant !

Emilienne
Mais très drôle, d'ailleurs.

Trévelin
Voilà ce que tu t'attires en badinant avec les employés du téléphone.

Emilienne
Je ne m'attire rien du tout, puisque c'est très drôle.

Trévelin (vexé)
Ah !… parfait alors !… continue !

Emilienne
Veux-tu que je te répète ce qu'il m'a dit ?

Trévelin
Je ne veux pas le savoir.

Emilienne
T'as tort ! tu aurais ri.

Trévelin
Je ne crois pas… (Arpentant avec humeur.)
Je ne comprends pas que tu ne sois pas froissée qu'un homme que tu ne connais pas… un employé… un subalterne…

Emilienne
C'est des étudiants !… Il sera peut-être sénateur un jour.

Trévelin
En attendant, c'est un employé ! te parler comme il l'a fait ! se permettre de te dire… Qu'est-ce qu'il t'a dit en somme ?

Emilienne
Puisque tu ne veux pas le savoir.

Trévelin
Ce n'est pas pour savoir, c'est pour juger. :.

Emilienne
Viens ! Je vais te le dire à l'oreille.

Trévelin
Non ! Quoi ? il n'y a personne.

Emilienne
Pour dire certaines choses, j'aime mieux ça à l'oreille. Comme ça, je n'ai pas ton regard qui me gêne.

Trévelin
Oh !… eh bien ! va !

Emilienne
Je lui ai dit, n'est-ce pas ?…
(Elle se penche à l'oreille de son mari.)

Trévelin
Oui, oui ! ça va bien ! je sais ce que tu lui as dit.

Emilienne
Oui !… Alors, il m'a répondu. (Elle parle bas à l'oreille de son mari, puis quand elle a fini, l'interrogeant sur l'effet produit.)
Hein ?

Trévelin
Oh ! C'est fin ! Oh ! c'est très fin ! J'écrirai ; ça au ministre des postes !

Emilienne
Pourquoi ? Ça l'amusera ?

Trévelin
Mais c'est pas pour l'amuser, c'est pour me plaindre.

Emilienne
Oh ! comme ça serait chic ! Je ne te dirai plus rien si c'est comme ça.

Trévelin
Je n'admets pas qu'un téléphoniste te parle de la sorte.

Emilienne
Que ça fait ! il ne connaît pas ma figure !

Trévelin
Oui, mais il connaît ton numéro, et, connaissant ton numéro, il sait qui tu es.

Emilienne
Oh bien !

Trévelin
Il n'y a pas d'"oh bien ! ".

Emilienne
Allons, Alcide, ne sois pas de mauvaise humeur.

Trévelin
Je ne suis pas de mauvaise humeur.

Emilienne
Alors, embrasse-moi !…

Trévelin
Je n'ai pas besoin de t'embrasser.

Emilienne
Embrasse-moi ! ou je dirai que tu es de mauvaise humeur.

Trévelin
Oh !… tiens, là !
(Il l'embrasse vivement.)

Emilienne
Comme c'est tendre !

Trévelin (radouci)
T'es bête.
(Il l'embrasse plus tendrement.)

Emilienne
Ah ! il en faut des affaires pour se faire embrasser par toi ! Mazette !

Autres textes de Georges Feydeau

Un fil à la patte

"Un fil à la patte" est une comédie en trois actes de Georges Feydeau. Elle raconte l'histoire de Fernand de Bois d'Enghien, un homme qui souhaite rompre avec sa maîtresse,...

Un bain de ménage

"Un bain de ménage" est une pièce en un acte de Georges Feydeau. Elle se déroule dans un vestibule où une baignoire est installée. La pièce commence avec Adélaïde, la...

Tailleur pour dames

(Au lever du rideau, la scène est vide.)(Il fait à peine jour. Étienne entre par la porte de droite, deuxième plan.)(Il tient un balai, un plumeau, une serviette, tout ce...

Séance de nuit

(JOSEPH PUIS RIGOLIN ET EMILIE BAMBOCHE Au lever du rideau, Joseph achève de mettre le couvert. Par la porte du fond, qui est entr'ouverte, et donne sur le hall où...

Par la fenêtre

Un salon élégant. Au fond, une porte donnant sur un vestibule : à gauche, premier plan, une fenêtre ; — à droite, second plan, une cheminée, surmontée d'une glace ; ...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024