Acte I - Scène II



Les mêmes, Noémie

Noémie (sortant du cabinet de toilette avec une mie sur le bras)
Est-ce que Madame a décidé quelque chose ?

Emilienne
Ah ! non, au fait ! (A son mari.)
Qu'est-ce qu'on fait ? Est-ce qu'on sort ? Est-ce qu'on se couche ?

Trévelin
Ben… comme tu voudras.

Emilienne
Non. Comme tu voudras, toi !

Trévelin
Tu as bien envie de sortir ? On a été dehors tous ces soirs-ci. On devrait bien se reposer.

Emilienne
Je te dis comme tu voudras ! Si on sort, je suis ton homme ; si on se couche… je suis ta femme !

Trévelin (pudique)
Allons, Emilienne !

Emilienne
Quoi ? C'est pour Noémie ! Elle ne comprend pas ! elle n'est pas mariée ! n'est-ce pas, Noémie ?

Noémie (souriant)
Non, madame.

Trévelin
Ecoute ! je crois qu'il est plus raisonnable de rester ! Tu dois être fatiguée.

Emilienne
Non !

Trévelin
Si, si ! tu ne t'en rends pas compte parce que tu es debout ! C'est la journée qui continue, mais quand tu seras dans le lit… Je t'assure, une fois n'est pas coutume, et un bon tour de cadran, là, sur l'oreiller, ça vous requinque un homme… surtout quand il est une femme.

Emilienne
Mais pas besoin d'explications. Ça me va. Alors, Noémie, vous pouvez monter.

Noémie
J'ai encore de l'ouvrage à faire dans la lingerie.

Emilienne
Eh bien ! allez faire votre ouvrage dans votre lingerie. Les hommes sont déjà montés ?

Trévelin
Quels hommes ?

Emilienne
Eh bien ! les domestiques. Qu'est-ce que tu supposes ?

Trévelin
C'est juste.

Noémie
Je crois que oui, madame, à moins qu'ils ne soient sortis ; en tous cas, ils ne sont plus à l'office.

Emilienne
Ça va bien ! Eh ben ! alors… bonsoir Noémie.

Noémie
Bonsoir, madame, bonsoir, monsieur.

Trévelin
Bonsoir, Noémie.
(Noémie sort.)

Emilienne (allant à son mari, et lui passant ses bras autour du cou)
T'es plus fâché ?

Trévelin
Mais non ! va ! couche-toi !

Emilienne
Mais toi aussi, couche-toi !

Trévelin
Eh ben ! oui, tout à l'heure.

Emilienne
Pourquoi, tout à l'heure ?

Trévelin
Parce que !… parce que… il n'y a rien qui presse. On n'a pas besoin de faire ça ensemble ! C'est ridicule, le mari et la femme se déshabillant en même temps ! On a l'air de faire une course ; c'est inesthétique.

Emilienne
Ah ! les premiers temps de notre mariage, ça t'était bien égal d'être inesthétique ! On la faisait la course, et c'est toi qui arrivais premier.

Trévelin
Tu ne voudrais pas que toute la vie…

Emilienne
Pourquoi donc pas ?

Trévelin
Parce que ! les premiers temps, c'est toujours ainsi, c'est l'impatience de l'amour, mais après… après… ça deviendrait de l'animalité.

Emilienne
C'est charmant ! Alors, après, fini l'amour.

Trévelin
Non ! non, pas fini l'amour, mais finies ses impatiences. Il n'y a plus la fringale, mais toujours un bon appétit, un appétit qui sait se modérer, qui sait attendre. On dévore moins, mais on déguste plus.

Emilienne
Oui, on mâche.

Trévelin
Oh ! "On mâche ! " D'ailleurs, quoi, c'est excellent pour la santé !… Tous les hygiénistes…

Emilienne
Ah ! si tu fais intervenir l'hygiène… Dire tout de même que si au lieu d'être ta femme, ta légitime, j'étais ta maîtresse.

Trévelin
Mais dis donc, j'ai pas de maîtresse.

Emilienne
Non, mais dis donc, je l'espère bien. Ah ! bien, il ne manquerait plus que ça !

Trévelin
Eh bien, alors ?

Emilienne
Je t'ai épousé, t'es à moi.

Trévelin
Evidemment !

Emilienne
C'est pas pour te laisser à d'autres.

Trévelin (approuvant)
Mais il n'est pas question…

Emilienne
Je t'arracherais plutôt les yeux !

Trévelin
Ah ?

Emilienne
Comme dans Héloïse et Abélard !

Trévelin
Ah !

Emilienne
Et à la femme aussi.

Trévelin (étonné)
Aie !

Emilienne
Non, mais qu'on s'y frotte jamais ! Mademoiselle Demouzy ou d'autres.

Trévelin
Mademoiselle Demouzy ! Quoi, mademoiselle Demouzy ?

Emilienne
Non, rien ! des bêtises, parce qu'on avait essayé de me raconter qu'on t'avait croisé en auto avec elle.

Trévelin
Moi !

Emilienne
Oh ! Je n'en ai pas cru un mot.

Trévelin
T'es bien bonne ! Qu'est-ce que c'est que, ça, mademoiselle Demouzy ?

Emilienne
Tu sais bien, la petite des "Folies Marigny" qui jouait dans la revue.

Trévelin
Dans la revue ?

Emilienne
Oui, qui chantait ;
Je suis l'appendicite".

Trévelin
Ah ! oui.

Emilienne (continuant)
Sitôt qu'on me voit arriver,
Tout homme aussitôt, vite, vite
N'a qu'un but, c'est de m'enlever.

Trévelin (achevant)
Je suis l'appen, je suis l'appen
Je suis l'appendicite.
Parlé.
Qui, oui, oui ! la petite, parfaitement !… Ah ! ben la la !

Emilienne
Oh ! quoi… elle est gentille ! C'est pas parce que tu n'es pas avec elle, qu'il faut la bêcher.

Trévelin
Oui ! ben oui ! Mais il y en a cent mille comme ça ! s'il suffisait d'être gentille pour que les hommes… mais on n'aurait plus le temps de souffler. Ah ! alors, on m'a vu en auto avec elle. Tiens, tiens, tiens ! Qui est-ce qui t'a conté cette absurdité-là !

Emilienne
Qu'est-ce que ça te fait puisque je n'en ai pas cru un mot ? Le jour qu'on m'avait dit qu'on t'avait rencontré, je t'avais déposé moi-même à ton cercle. Alors !

Trévelin
Alors ! y a pas de doute !

Emilienne
Oui, mais tout de même, j'en reviens à ce que je disais, si j'étais ta maîtresse au lieu d'être ta femme, eh bien ! tu serais un peu plus pressé de te fourrer dans tes draps… dans mes draps… dans nos draps.

Trévelin (d'un ton traînard)
Mais non ! mais non !

Emilienne
Non, vraiment, c'est pas juste ! Voilà notre lot, à nous autres femmes mariées. On vous dit : vous n'aurez droit qu'à un seul homme pour toute la vie, ou enfin pour toute sa vie… et voilà ce qu'on a au bout de quelques mois, un monsieur qui a l'air de vous faire une grâce quand on lui dit : "Allons, viens te coucher ! "

Trévelin
Oh ! qu'est-ce que tu vas chercher ?

Emilienne
Mais sapristi ! au moins qu'on vous en laisse prendre un autre de rechange, qu'on nous permette de varier un peu.

Trévelin
Tu es folle !

Emilienne
Quand on compare à notre sort, celui des courtisanes ! Ah ! en voilà qui ont de la chance ! Tous les hommes sont à tirer la langue autour d'elles.

Trévelin
Oh ! tu as des expressions !

Emilienne
Quoi ? C'est pas vrai ? Elles ont tout ! On les couvre de bijoux, de fleurs, de cadeaux, on leur achète des hôtels, des voitures, tandis que nous… rien…

Trévelin
Vous, vous avez l'estime.

Emilienne
Oui, Oh ! Ça nous fait une belle jambe ! et le droit de rester à la maison faire les comptes de la cuisinière ! Merci ! j'aime mieux le lot de ces dames. Qu'est-ce que ça peut leur faire de n'avoir pas au fond votre estime, puisque vous leur en donnez toutes les marques extérieures, les attentions, les courbettes… Ah ! j'aurais dû être cocotte ! J'ai manqué ma vocation…

Trévelin
Ah ! je t'en prie, Emilienne !

Emilienne
Mais c'est vrai.

Trévelin
Je ne comprends pas qu'une femme honnête, une qui a reçu une bonne éducation, puisse avoir des idées pareilles.

Emilienne
Quoi, ça ne change rien aux choses ! Maintenant, c'est cuit, je suis vouée à la ligne droite ! Y a rien à faire ! Mais tout de même tu ne peux pas m'empêcher, à part moi, de réfléchir, de comparer ! Quand je vois ce qu'étaient les grandes favorites ! les Pompadour, les Dubarry ! (Trévelin hausse les épaules)
. Tiens, l'autre jour, de notre loge, aux Folies-Bergère, je les regardais manœuvrer dans le promenoir…

Trévelin
Qui ? les Dubarry ! les Pompadour !

Emilienne
Non, mais les petites femmes de là ! Je les voyais papillonner, aller comme ça, de l'un à l'autre, gaies, joyeuses.

Trévelin
Oui, tu crois ça.

Emilienne
L'œil provocant, les narines au vent.

Trévelin (haussant les épaules)
Au vent ! il n'y a pas de vent aux Folies-Bergère.

Emilienne
Oui, enfin…

Trévelin
Il y a tout au plus des courants d'air.

Emilienne
Eh ben ! si tu veux, les narines aux courants d'air. Je me disais : "Ah ! tout de même, si c'était moi ! "

Trévelin
Charmant !

Emilienne
Si au lieu d'être là, attachée à mon invariable rivage.

Trévelin
C'est moi, l'invariable rivage.

Emilienne
Oui, qui bâille à côté de moi, dans cette loge.

Trévelin
Tu as une justesse d'images.

Emilienne
J'étais une de ces paripète… péripeta… euh ! comment dit-on ?

Trévelin
Péripatéticiennes…

Emilienne
Oui !… Aller chercher des mots si difficiles pour des choses si simples…

Trévelin
Oh !… on peut dire des grues !

Emilienne
Ah ! oui, on peut dire ça aussi. (Reprenant.)
Si j'étais une de ces…

Trévelin
Grues.

Emilienne
Non, euh… j'aime pas ce mot-là, surtout en parlant de moi.

Trévelin
Ah ? je regrette.

Emilienne
Une de ces péripaté… euh !… ciennes, il me semble que cela m'amuserait d'aller ainsi fureter à droite, à gauche, aguicher celui-ci, aguicher celui-là.

Trévelin
Oui. Oh ! c'est amusant.

Emilienne
De me dire : "Qui est-ce que je vais trouver ? De qui ma nuit sera-t-elle faite ? C'est l'émotion de la chasse, la course au gibier. Hier, un jeune perdreau, demain, un lièvre.

Trévelin
Aujourd'hui, un lapin.

Emilienne
Ben oui ! Y a même des jours où on revient bredouille.

Trévelin
Plus souvent qu'à son tour. Et tu envies ça, toi ! Ah ! je voudrais que tu puisses leur demander à ces dames, si c'est enviable, tu verrais ce qu'elles te répondraient.

Emilienne
Ah ! je ne dis pas d'une façon continue, mais comme ça… en amateur.

Trévelin (les yeux au ciel)
En amateur !

Emilienne
Tous les jours, des sensations nouvelles. Au lieu d'un éternel menu, pouvoir varier, choisir, dire : "Tiens, ce petit-là, il est gentil ! hé ! hé ! "

Trévelin
Choisir ! choisir ! Mais elles ne choisissent pas, ma pauvre petite ! elles jaugent. Ce n'est pas le physique qu'elles regardent, c'est la poche. Choisir !… Ah ! bien, si tu crois qu'elles ont qui elles veulent ! Non, elles ont qui les veut, ce qui n'est pas la même chose. Et Dieu sait qui c'est, souvent, "Qui les veut ! " à quoi elles s'exposent. Et pour cela, que d'humiliations, que de rebuffades. Mais rien que cette obligation d'avoir à s'offrir…

Emilienne
Qu'est-ce que vous faites donc d'autre, vous autres hommes, quand une femme vous plaît, vous vous offrez.

Trévelin
Non, nous lui offrons ! Ce qui n'est pas la même chose.

Emilienne
Oui. Oh ! des mots !

Trévelin
Et si encore elles étaient sûres de trouver. Mais la plupart du temps, on les éconduit avec des : "Non, merci", quand on est poli ! ou "foutez-moi la paix ! " quand on l'est moins. Et c'est ça que tu envies ?

Emilienne
Oh ! parbleu, si tu parles des tocassons.

Trévelin
Mais non, non, pas des tocassons.

Emilienne
Pour peu qu'on soit jeune et jolie.

Trévelin
Mais c'est ce qui te trompe. Tu en parles comme une innocente que tu es, malgré tes idées subversives ! C'est au contraire les jeunes et jolies qui trouvent le moins. Parce que ce n'est pas ça qu'on cherche, ce n'est pas la beauté, ce n'est pas la jeunesse, c'est le vice, c'est l'expérience. Et puis, il faut un toupet qui ne s'acquiert qu'à la longue… c'est pour ça que c'est au contraire les tocassons, comme tu dis, celles qui ont de la bouteille, qui réussissent !

Emilienne
Oui. Oh ! bien, je suis bien sûre que si j'essayais…

Trévelin
Toi, mais tu ne ferais rien ! tu rentrerais Gros-Jean.

Emilienne
C'est à voir.

Trévelin
Il n'y a pas de "c'est à voir".

Emilienne
Ecoute ! tu me piques au jeu.

Trévelin
C'est malheureux qu'il ne soit pas possible d'en faire l'expérience. Ah ! je suis bien certain…

Emilienne
Chiche, que j'essaie ?

Trévelin
Quoi ?

Emilienne
A blanc ! A blanc !

Trévelin
Mais ni à blanc, ni autrement ! tu n'es pas folle !

Emilienne
Oh ! pourtant, si…

Trévelin
Ah ! et puis je t'en prie, en voilà assez de ces propos !… Je ne comprends pas que tu ne sentes pas ce qu'ils ont de monstrueux.

Emilienne
Oh ! quoi, tu ne vas pas prendre ça au sérieux. Puisque je ne le ferai pas.

Trévelin
Il ne manquerait plus que ça.

Emilienne
je te parle là, à cœur ouvert…

Trévelin
Pour ce qu'il en sort, tu ferais mieux de le fermer.

Emilienne
Tu aimerais mieux que je ne te dise pas ce que je pense.

Trévelin
J'aimerais mieux que tu ne penses pas ce que tu dis. Si c'est comme ça que tu envisages les serments de fidélité que tu m'as faits devant M. le maire…

Emilienne
Quoi, je te trompe pas.

Trévelin
je te demande pardon. Tu me trompes cérébralement. L'infidélité de la femme commence au moment même où elle peut envisager sans horreur, la possibilité de se donner à un autre.

Emilienne
Oh ! alors ! à ce compte-là, il n'y a pas un mari qui ne soit pas cocu.

Trévelin
je te demande pardon ! Heureusement, il y a tout de même des femmes !…

Emilienne
Qu'est ce que t'en sais ! tu y as été voir…

Trévelin
Tout le monde n'a pas l'âme pervertie…

Emilienne (narquoise)
Aha !

Trévelin
Oh ! et puis, je t'en prie, tu me fatigues avec tes discussions dévergondées.

Emilienne
T'es bien nerveux !

Trévelin
Oui. Eh bien ! en voilà assez ! fais-moi le plaisir de te coucher et de parler d'autre chose… ou de ne pas parler du tout, ce qui vaudra encore mieux.

Emilienne
Oh ! mais que tu es méchant ! Si on ne peut plus disserter ! C'est bien ! je me tais ! (Se glissant dans les draps)
et je suis couchée ! là, t'es content ?

Trévelin
C'est vrai ça, tu me fais monter le sang à la tête !

Emilienne
Eh ben ! ça le fait circuler ! Quand tu seras dans le lit, il redescendra.

Trévelin
Oh ! que c'est spirituel.

Emilienne
Allons, viens ! déshabille-toi !

Trévelin
Eh bien ! oui ! tout à l'heure.

Emilienne
Quoi, tout à l'heure ? je suis couchée, couche-toi ! T'as pas voulu d'un rush, eh bien ! fais ton walk-over !

Trévelin (le nez collé à la fenêtre, sans conviction)
Bon, oui.

Emilienne
Quoi "bon, oui", tu ne bouges pas.

Trévelin
Mais oui, je te dis, donne-moi le temps.

Emilienne
Mais quand tu resteras là, le nez collé aux carreaux ! Qu'est-ce que tu regardes par la fenêtre ?

Trévelin
Le temps qu'il fait.

Emilienne
Il fait beau. Qu'est-ce que ça te fait ?

Trévelin
Ça me fait que j'étouffe et que j'ai besoin de respirer un peu d'air.

Emilienne
Eh bien ! ouvre la fenêtre.

Trévelin
Non, pour que tu attrapes froid.

Emilienne
Oh ! je ne crains rien ! je suis couverte.

Trévelin
Et puis, si tu crois que ça suffira. J'ai besoin de marcher, de circuler… Avec cette sotte discussion, tu m'as…

Emilienne
Ah ! oui, ton sang.

Trévelin
Eh bien, oui, oui, mon sang ! J'ai bien le droit d'en avoir.

Emilienne
Oh ! je serais désolée du contraire.

Trévelin
Alors, n'est-ce pas ? j'ai envie d'aller faire un tour.

Emilienne
Ah ?

Trévelin
Oh ! pas un grand ! Un petit tour…

Emilienne
Tu veux aller faire un tour ?

Trévelin
Oui.

Emilienne
Quelle girouette tu fais. (Rejetant les couvertures.)
Allons, allons faire un tour.

Trévelin
Quoi !…

Emilienne
Oh ! je suis de bonne composition.

Trévelin
Comment "allons faire un… ! "

Emilienne
Eh bien ! oui, t'en as envie, je fais ce que tu veux.

Trévelin
Mais pardon ! je ne te force ras à venir.

Emilienne
je sais bien que tu ne me forces pas, mais je ne vais pas te laisser.

Trévelin
Mais du tout, du tout ! En voilà des idées. Tu es couchée, tu ne vas pas te lever.

Emilienne
Bah ! c'est pas une affaire.

Trévelin
Affaire ou non, tu vas me faire le plaisir de rester dans ton lit. Qu'est-ce que c'est que ça, donc ? Tu es sortie tous ces jours-ci, ça suffit.

Emilienne
Oh bien ! ça, toi aussi.

Trévelin
Oui, mais moi je ne suis pas fatigué.

Emilienne
Moi non plus.

Trévelin
Et puis, moi, c'est pour respirer.

Emilienne
Eh bien ! on respirera ensemble. Ça sera tout profit.

Trévelin (rongeant son frein)
Oh !

Emilienne
Quoi "Oh ! " je crois que c'est logique.

Trévelin
Allons, voyons ! je t'assure que tu es ridicule. Je peux bien aller faire un tour.

Emilienne
Sans moi ?

Trévelin
Parfaitement, sans toi, j'suis d'âge.

Emilienne (avec un ton qui n'admet pas de réplique)
Oui ? Eh bien ! non ! Ça non

Trévelin
Comment, non ?

Emilienne
Non ! Non ! C'est inutile ! je te dis non !

Trévelin
Mais je ne serai pas long.

Emilienne
Ça m'est égal, je te dis non ! Si tu crois que je vais te laisser… Oh ! non ! Je t'ai épousé, c'est pour t'avoir avec moi ! ou alors, je sors.

Trévelin
C'est trop fort !

Emilienne
La femme doit suivre son mari, n'est-ce pas ?

Trévelin
Pardon ! Partout où il lui plaît de la conduire, mais quand ça ne lui plaît pas…

Emilienne
Alors, il reste à la maison. Tous les maris que je connais restent auprès de leurs femmes.

Trévelin
Où as-tu vu ça ?

Emilienne
Tu vas me faire le plaisir de faire comme eux !

Trévelin
Ah ! Mais tu m'embêtes à la fin ! Je ne peux pas sortir sans toi maintenant ? Je sais traverser une rue, tu sais.

Emilienne
Mais non !

Trévelin
Je ne sais pas traverser une rue ?

Emilienne
C'est pas à ça que je réponds, mais à ta première question.

Trévelin
Ah ! non, tu sais !…

Emilienne
Non, mais tu te moques de moi ! Je te propose de sortir ! tu me forces à me mettre au lit sous prétexte qu'on est fatigué. Et une fois que tu m'as fait coucher, tu me déclares tranquillement que tu vas aller te promener.

Trévelin
Le temps de me dégourdir les jambes.

Emilienne
Tu te les as assez dégourdies comme ça ! Tu es sorti trois soirs de suite, n'est-ce pas ?

Trévelin
Oui, mais avec toi.

Emilienne
Eh bien, oui, avec moi. Il n'y a pas de raison pour que tu sortes sans moi. Qu'est-ce que tu as donc à faire dehors, sans moi, je te prie. Allez, allez, je sais ce que c'est quand on laisse prendre le pli. Tu vas me faire le plaisir de rester ici.

Trévelin
Bon. Bon !… c'est très bien. Je ne sortirai pas.

Emilienne
C'est vrai, ça !

Trévelin
Mais c'est entendu. Je te dis, je ne sors pas, là ! je reste !

Emilienne
Je te demande un peu où Monsieur a à aller.

Trévelin
Mais nulle part ! puisque je reste ! qu'est-ce qu'il te faut de plus !

Emilienne
Eh ben ! tu ne fais que ton devoir.

Trévelin
Mais vraiment, si j'avais su que c'était ça, le mariage.

Emilienne
Oui, oh ! tu es bien à plaindre !

Trévelin
Se voir traiter comme un collégien… la consigne, les arrêts…

Emilienne
Je voudrais un peu voir ce que tu répondrais, toi, si je venais te dire : "Tu vas te coucher, et moi, je vais aller faire un tour. "

Trévelin (haussant les épaules)
Oh là ! est-ce que c'est la même chose ?

Emilienne
Naturellement, ça n'est pas la même chose.

Trévelin
Evidemment, un homme est un homme, et une femme est une femme !

Emilienne
La Palisse, va !

Trévelin
L'homme est un soutien pour sa femme, la femme n'en est pas un pour son mari, donc, il peut sortir sans elle.

Emilienne
Oui. Oh ! pour ce qui vous arrange, vous avez vite fait d'accommoder les choses.

Trévelin
En attendant, si tu crois que c'est un bon moyen pour retenir un mari que de lui faire sentir le poids de sa chaîne !

Emilienne (haussant les épaules)
Sa chaîne !

Trévelin (avec un ton saccadé)
Mais c'est très bien, tu ne veux pas que je sorte ! je ne sortirai pas ! voilà tout !

Emilienne
Ben oui !

Trévelin (id)
Je suis marié ; je suis marié ! tant pis pour moi !

Emilienne
Oui !

Trévelin (id)
C'est gai ! (Emilienne a un geste du menton comme pour dire : "J'y peux rien".)
C'est très bien !… (il arpente la chambre avec des airs de résignation.)
C'est très bien !… (tout en marchant, il pousse de gros soupirs d'homme qui respire mal)
pffue !…
(Il prend un éventail sur la cheminée, et s'en évente froidement.)

Emilienne (qui a suivi des yeux tout ce manège)
Tu étouffes toujours !

Trévelin
Qu'ça te fait

Emilienne
Oh ! pardon.

Trévelin (sec)
Evidemment, j'étouffe.

Emilienne
Pourquoi n'ouvres-tu pas la fenêtre, puisque ça ne me gêne pas ?

Trévelin (sec)
Merci ! J'aime mieux souffrir !

Emilienne
Ah ! et puis, zut, tu sais !

Trévelin (soupe au lait)
Mais oui, zut, zut ! c'est entendu ! je ne te demande rien, alors, laisse-moi tranquille.

Emilienne
Ah ! la la !

Trévelin
Ah ! oui. Oh ! la la !
(Il arpente nerveusement la pièce, puis s'arrête devant la commode, sur laquelle est un service "verre d'eau", il se verse à boire, et avale par petites gorgées entrecoupées de gros soupirs poussifs.)

Emilienne (après un temps, rendant les armes)
Ah ! tiens, va-t-en, va, sors !

Trévelin
Moi !

Emilienne
Oui, toi ; tu as un air de victime.

Trévelin (sec)
Merci, je ne sors pas !

Emilienne
Mais si, va ! puisque je t'autorise…

Trévelin (sarcastique)
"Tu m'autorises ! " Eh bien, non, non ! Maintenant, je ne veux plus.

Emilienne
Mais va, je te dis ! A quoi bon bouder contre ton ventre.

Trévelin
Non, non, non et non ! inutile d'insister ! Tu as voulu que je reste… eh ! bien je reste, n'en parlons plus.

Emilienne
Mon Dieu que tu fais des histoires pour tout.

Trévelin (aigre)
Mais non ! C'est tout naturel ! Ça. t'est désagréable que je sorte.

Emilienne
Ce qui m'est désagréable avant tout, c'est de te voir faire la tête.

Trévelin
Je ne fais pas la tête ! Pourquoi ferais-je la tête. Il est entendu que dans un ménage, c'est la femme qui commande et le mari qui' n'a qu'à obéir ! Eh bien, j'obéis : je n'avais qu'à ne pas me marier. Je l'ai fait ! tant pis pour moi.

Emilienne
Oui, tu m'as déjà dit ça tout à l'heure.

Trévelin
C'est vrai, quoi ! que je n'aie pas le droit de sortir un quart d'heure, sans avoir à demander la permission, qu'on me refuse, d'ailleurs. C'est admirable.

Emilienne
Mais puisque je te la donne la permission !

Trévelin
Quoi ? non, mais dis donc, est-ce que j'en ai besoin de ta permission ? Tu oublies que je suis le maître, et que si je veux sortir, c'est pas toi qui m'en empêcheras.

Emilienne
Mais la preuve que je ne t'en empêche pas, c'est que je te dis : "Sors ! "

Trévelin
Oui, eh bien ! moi maintenant ça ne me convient pas, voilà.

Emilienne (poussant un soupir de lassitude)
Pffue !

Trévelin (maugréant)
Ah ! bien, merci, si j'avais le malheur d'accepter ! C'est pour le coup que j'en entendrais.

Emilienne (haussant les épaules)
"Que tu en entendrais ? "

Trévelin
Ce que tu trouverais de fois le moyen de me le reprocher. Non, non, merci, j'étouffe, je vais peut-être avoir une congestion, mais j'aime encore mieux tout et avoir la paix.

Emilienne
Oh ! que tu peux être exagéré !

Trévelin
Non, non ! C'est très bien ! Ça m'apprend la philosophie ! — Il est bon de savoir refréner ses envies… surtout quand on est marié.

Emilienne
Tu as fini ?

Trévelin
Oh ! j'ai fini !

Emilienne
Eh bien, va, maintenant ! ne fais pas la bête ! sors.

Trévelin (mollissant)
Non ! non ! pour que tu m'en veuilles après.

Emilienne
Je ne t'en voudrai pas.

Trévelin
Oui. Oh ! Je te connais.

Emilienne
Je t'assure !

Trévelin
Non, non, vaut mieux pas.

Emilienne
Mais si, mais si.

Trévelin
Eh bien, alors, je veux que ce soit toi qui me le demandes.

Emilienne
Je te le demande.

Trévelin (d'un air de doute)
Oh !

Emilienne
Parole !

Trévelin
Alors dis-moi que ça te fera plaisir.

Emilienne
Mais oui.

Trévelin
Pas comme ça ! dis-moi : "Mon p'tit mari, ça me fera plaisir que tu sortes. "

Emilienne
Oh !

Trévelin
Ou alors, j'sors pas.

Emilienne
Mon p'tit mari, ça me fera plaisir que tu sortes.

Trévelin
Vrai ?

Emilienne
Vrai.

Trévelin
Allons, puisque tu me le demandes ! puisque ça te fera plaisir, eh bien, soit, là, je sors.

Emilienne
Enfin !

Trévelin (avec élan)
Tiens, t'es gentille : je t'embrasse ! (Il l'embrasse.)
Eh bien, tu vois, quand tu me parles gentiment, tu fais de moi ce que tu veux.

Emilienne
Oui, oui, seulement ne rentre pas tard !

Trévelin
Non, non, à minuit au plus.

Emilienne
Comment minuit, tu m'as dit un quart d'heure, il est neuf heures et demie.

Trévelin
Oh ! bien, tu sais, quand on est dehors un quart d'heure, c'est bien vite minuit.

Emilienne
Oh ! tu n'es pas raisonnable.

Trévelin
Mais si ! mais si ! Allez ! je vais m'apprêter.

Emilienne
T'apprêter ?

Trévelin
Enfin, me donner un coup de peigne, me laver les mains, je n'ai pas eu le temps de… (Changeant de ton.)
Ah ! petite charmeuse, tu ne te doutes pas de l'empire que tu pourrais prendre sur moi, si tu voulais.

Emilienne (gentiment ironique)
Oh ! je m'en rends bien compte !
(On sonne dans le vestibule.)

Trévelin
Allons bon ! qu'est-ce que c'est ?

Emilienne
Une visite à cette heure-ci ?

Trévelin
Oh ! je n'y suis pas ! du monde ! très peu pour moi ! merci.

Olympe (Dans le vestibule)
Madame Trévelin est là ?

Trévelin
Ah ! c'est Olympe !

Emilienne
Olympe !

Trévelin
Tant mieux, elle te tiendra compagnie.

Autres textes de Georges Feydeau

Un fil à la patte

"Un fil à la patte" est une comédie en trois actes de Georges Feydeau. Elle raconte l'histoire de Fernand de Bois d'Enghien, un homme qui souhaite rompre avec sa maîtresse,...

Un bain de ménage

"Un bain de ménage" est une pièce en un acte de Georges Feydeau. Elle se déroule dans un vestibule où une baignoire est installée. La pièce commence avec Adélaïde, la...

Tailleur pour dames

(Au lever du rideau, la scène est vide.)(Il fait à peine jour. Étienne entre par la porte de droite, deuxième plan.)(Il tient un balai, un plumeau, une serviette, tout ce...

Séance de nuit

(JOSEPH PUIS RIGOLIN ET EMILIE BAMBOCHE Au lever du rideau, Joseph achève de mettre le couvert. Par la porte du fond, qui est entr'ouverte, et donne sur le hall où...

Par la fenêtre

Un salon élégant. Au fond, une porte donnant sur un vestibule : à gauche, premier plan, une fenêtre ; — à droite, second plan, une cheminée, surmontée d'une glace ; ...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024