Scène VI



Clarisse (toujours dans la même tenue que précédemment, surgissant du vestibule, suivie de Victor ; elle va droit au petit guéridon.)
 : -
Oui, eh bien ! venez voir comme vous avez enlevé les tasses !

Ventroux (se retournant tout en parlant.)
Ma chère amie, je… (Apercevant la tenue de sa femme.)
Ah !

Clarisse (sursautant au cri de Ventroux et, instinctivement, pirouettant sur elle-même pour se sauver ; elle donne ainsi contre le canapé sur lequel elle tombe à genoux.)
Ah !… Oh ! Tu m'as fait peur !

Ventroux (se précipitant vers elle et entre chair et cuir.)
Nom d'un petit bonhomme ! veux-tu fiche le camp ! veux-tu fiche le camp !

Clarisse (étonnée et en se remettant debout.)
Qu'est-ce qu'il y a ?

Ventroux
Tu n'es pas folle ? Tu viens ici en chemise quand j'ai du monde ?

Clarisse (à Hochepaix, par-dessus l'épaule de Ventroux.)
Oh ? pardon, Monsieur ! je n'avais pas entendu sonner !

Hochepaix (galant.)
Mais, Madame, je ne me plains pas !

Ventroux (reculant un peu, pour donner libre cours à ses gestes d'indignation.)
Tu n'as pas honte ! te montrer comme ça, avec un domestique à tes trousses !
Clarisse (à mi-voix à Ventroux, et sur le ton le plus naturel.)
 : -
Mais non, c'est parce que Victor n'avait pas enlevé les tasses. (A Victor.)
Tenez, mon garçon, regardez comme vous avez enlevé les tasses.

Ventroux (hors de ses gonds.)
Mais, je m'en fous des tasses. (A Victor.)
Voulez-vous me foute le camp, vous !
(Il le pousse dehors.)

Victor
Oui, Monsieur !

Clarisse (descendant vers Hochepaix pendant que Ventroux exécute son jeu de scène avec Victor.)
Oui, parce que je ne sais pas si vous êtes comme moi, Monsieur ? mais quand je vois des tasses…

Ventroux (sautant sur sa femme et la faisant passer au no3.)
Oui, oui, c'est bon ! Allez ! hop ! hop ! va-t-en !

Clarisse (roulée pour ainsi dire dans les bras de Ventroux qui la pousse vers la porte du fond. Se dégageant.)
Ah ! mais je t'en prie, ne me parle pas comme ça ! Je ne suis pas un chien !

Ventroux (remontant en s'arrachant les cheveux, dos au public.)
Oh !

Clarisse
C'est vrai ça ! (Changeant brusquement de physionomie et très aimable, à Hochepaix en descendant vers lui tandis que Ventroux renferme la porte du fond.)
Monsieur Hochepaix sans doute ?

Hochepaix (à gauche de la table.)
Oui, Madame, oui !

Ventroux (se retournant abasourdi par l'inconscience de sa femme.)
Quoi ?

Clarisse (très maîtresse de maison.)
Enchanté, Monsieur ! Asseyez-vous donc, je vous en prie !
(En ce disant, elle s'assied à droite de la table, tandis qu'Hochepaix s'assied à gauche et face à Clarisse.)

Ventroux (courant à sa femme.)
Ah ! non, non ! tu n'as pas la prétention de recevoir dans cette tenue !

Clarisse (sans se déconcerter, se levant.)
Oh ! En effet ! C'est un peu incorrect !

Ventroux (au public, en haussant les épaules.)
Incorrect !

Clarisse
Mais vraiment il fait si chaud ! (Appliquant ses deux mains à plat sur le dos des deux mains de Hochepaix que celui-ci a sur la table.)
Tenez, tâtez mes mains, si j'ai la fièvre !

Ventroux (écartant de grands bras.)
C'est ça ! c'est ça ! tu vas recommencer comme avec Deschanel !

Clarisse (toujours ses mains sur celles de Hochepaix, son buste ainsi penché par dessus la table.)
Mais quoi ? c'est ses mains ! c'est pas ses cuisses !

Hochepaix
Comment ?

Clarisse
Pour lui montrer combien les miennes sont brûlantes.

Hochepaix (ahuri, se méprenant.)
Vos c… ?

Clarisse (comprenant aussitôt la confusion de Hochepaix et corrigeant vivement.)
Mes mains ! mes mains !

Hochepaix
Ah !

Ventroux (saisissant sa femme par le bras et l'envoyant no 3.)
Oui ! Eh bien ! il s'en fiche, M. Hochepaix ! il s'en fiche de tes mains.

Hochepaix (vivement, très galant.)
Mais pas du tout !

Clarisse (en se frottant son bras meurtri par la brutalité de son mari.)
Là, tu vois !

Ventroux (éclatant et en marchant sur sa femme de façon à la faire remonter.)
Oui ! Eh ! bien, en voilà assez ! je te prie de t'en aller !

Clarisse (tout en remontant.)
C'est bien ! c'est bien ! mais alors c'était pas la peine de me demander d'être aimable.

Ventroux (redescendant.)
Eh ! qui est-ce qui te demande d'être aimable ?

Clarisse
Comment qui ? Mais toi ! toi ! C'est toi qui m'as bien recommandé : "Et si tu vois M. Hochepaix…"

Ventroux (flairant la gaffe, ne faisant qu'un bond vers sa femme, et vivement à voix basse.)
Oui ! bon ! bon ! Ça va bien !

Clarisse (sans merci.)
Il n'y a pas de : "Bon, bon ! ça va bien ! " (Poursuivant)
"… Je te prie au contraire d'affecter la plus grande amabilité !…

Ventroux (allant protester vers Hochepaix.)
Moi ! Moi ! mais jamais de la vie ! jamais de la vie !

Clarisse (de même.)
C'est trop fort ! tu as même ajouté : "Ça a beau être le dernier des chameaux…"

Ventroux (avec le mouvement du corps d'un monsieur qui recevrait un coup de pied quelque part.)
Oh !

Hochepaix (avec une inclination de tête qu'accompagne un sourire de malice.)
Ah ?

Clarisse (poursuivant sans pitié.)
"… n'empêche que c'est un gros industriel qui occupe de cinq à six cents ouvriers, il est bon de se le ménager ! "

Ventroux (parlant en même temps que Clarisse et de façon à couvrir sa voix.)
Mais non ! mais non ! Mais jamais de la vie ! jamais de la vie je n'ai parlé de ça ! Monsieur Hochepaix ! vous ne croyez pas, j'espère ?…

Hochepaix (indulgent.)
Ah ! bah ! quand vous auriez dit !…

Ventroux
Mais non ! mais non !

Clarisse (par dessus l'épaule de son mari.)
Monsieur Hochepaix ! J'espère que vous me faites l'honneur de me croire ?

Ventroux (au comble de l'exaspération, virevoltant vers sa femme.)
Ah ! et puis, toi, tu m'embêtes ! (Lui désignant la porte.)
Allez, fous-moi le camp ! Fous-moi le camp !

Clarisse (tout en remontant.)
Ah ! mais dites donc ! je te prie de me parler autrement !

Ventroux (n'admettant plus de réplique.)
Allez ! allez ! débarrasse le plancher !

Clarisse (obéissant tout en voulant avoir raison.)
Oui, mais quant à dire que tu n'as pas dit…

Ventroux (de même.)
Allez ! hop ! hop ! file !

Clarisse
Il n'y a pas de "hop ! hop ! " Si tu ne sais plus ce que tu dis !

Ventroux (la poussant dehors.)
Mais vas-tu filer à la fin !

Clarisse (effrayée, se sauvant.)
Oh !

Ventroux (referme violemment la porte et redescend ; exaspéré.)
Oh !
(A peine est-il redescendu que la porte se rouvre.)

Clarisse (redescendant dans le dos de Ventroux.)
Je ne vous ai pas dit au revoir, monsieur Hochepaix ! très heureuse !…

Hochepaix (s'inclinant.)
Madame !

Ventroux (pirouettant sur lui-même à la voix de sa femme, et s'élançant sur elle comme s'il allait lui donner un coup de pied quelque part.)
Mais, nom de d'là, veux-tu !…

Clarisse (détalant, effrayée.)
Oh !… mais je dis au revoir, voyons !

Ventroux (lui ferme brutalement la porte dans le dos, après quoi il reste un instant comme abruti par les émotions, se prend le front comme pour l'empêcher d'éclater, puis descendant vers Hochepaix qui est devant la table.)
Je suis indigné, Monsieur ! je suis indigné !

Hochepaix (avec désinvolture.)
Oh ! ben !…

Ventroux
Monsieur Hochepaix, ne croyez pas un mot de tout ça ! C'est une plaisanterie ! "Le dernier des chameaux ! " Vous ne supposez pas que j'aie jamais dit !…

Hochepaix
Bah ! laissez donc ! je vous ai bien traité de vendu, de pourri, de résidu de la décadence !

Ventroux
Oui, je sais bien ! je serais en droit ! mais tout de même !… C'est comme ma femme, je vous prie de l'excuser ; vraiment elle s'est présentée d'une façon !…

Hochepaix (très talon rouge.)
Mais… tout à son avantage !

Ventroux
Vous êtes trop galant ! N'empêche, croyez bien, qu'elle n'a pas l'habitude de traîner dans cette tenue ; mais, véritablement, aujourd'hui, il fait si chaud, n'est-ce pas ? elle est presque excusable ! Vous avez senti ses mains, vous avez pu voir !…

Hochepaix
Oui, oui !

Ventroux
D'ailleurs, moi-même !… tâtez les miennes ! (Lui manipulant la main entre les deux siennes.)
elles sont tout en moiteur !
Hochepaix (dégageant sa main pour la soustraire au contact de celles de Ventroux et l'essuyant contre l'étoffe de son vêtement.)
 : Ah ! oui !… oui !

Ventroux
C'est très désagréable !…
Hochepaix (achevant de s'essuyer et avec conviction.)
 :
Très désagréable, en effet !

Ventroux
Alors, naturellement, ma femme… comme elle avait trop chaud ; elle a… elle a éprouvé le besoin de se mettre en… en… comment dirais-je ?… Mon Dieu, il y a pas deux mots : en… en chemise.

Hochepaix
Ah ! comme je la comprends !

Ventroux
N'est-ce pas ? (Remontant.)
N'est-ce pas ?

Hochepaix
Si je pouvais en faire autant !

Ventroux (se retournant et sans réfléchir.)
Faites donc ! je vous en prie !

Hochepaix
Hein ? Ah ! Non !… non ! vraiment, tout de même !…

Ventroux (redescendant.)
Oui ! Oui ! évidemment !… Et alors, n'est-ce pas ? comme elle n'avait pas entendu sonner, naturellement… elle est entrée.

Hochepaix
Mais voyons !

Ventroux
Elle se croyait seule.

Hochepaix (sournoisement, et comme la chose la plus naturelle du monde.)
Mais c'est évident !… avec le domestique.

Ventroux (répétant après lui sans réfléchir à ce qu'il dit.)
Avec le dom… (Interloqué.)
Ah ! oui, le… le domestique… (Voulant se donner l'air dégagé.)
Ah ! mais le domestique, ça, vous pensez bien que… que… il y a une raison.

Hochepaix
Je pense bien, voyons !

Ventroux
Ce serait un domestique ordinaire, évidemment !…

Hochepaix
Evidemment, ce serait un domestique ordinaire !…

Ventroux
Mais là !… Ils ont été élevés ensemble.

Hochepaix
Vous m'en direz tant.

Ventroux (avec aplomb.)
C'est… c'est son frère de lait ! (Répétant.)
Son frère de lait.

Hochepaix (approuvant.)
Son frère de lait.

Ventroux
Alors, n'est-ce pas, un frère de lait !…

Hochepaix (remontant à gauche de la table.)
Ça ne compte pas, parbleu !

Ventroux
C'est ce que je dis : ça ne compte pas !… Ça ne… (Pressé de faire diversion.)
Et alors, voyons, de quoi s'agit-il ? parce qu'enfin tout ça, c'est des balivernes ! Qu'est-ce que vous venez me demander pour vos administrés ?
Tout en parlant il s'assied à droite de la table.

Hochepaix (s'asseyant en face de lui.)
Eh bien, voilà ! c'est à propos de l'express de Paris, n'est-ce pas ? qui s'arrête à Morinville et qui brûle Moussillon-les-Indrets… qui est un centre au moins aussi important.

Ventroux (approuvant)
Mais comment !

Hochepaix
Alors, voilà : mes bonshommes se sont mis en tête d'obtenir que l'express s'arrête à notre station.

Ventroux (hochant la tête.)
Ah ! diable ! c'est difficile !

Hochepaix (sans se déconcerter.)
Ne dites pas ça ! On a eu deux fois l'occasion de constater que c'était possible.

Ventroux
L'express s'est déjà arrêté ?

Hochepaix
Deux fois !… Une fois à la suite d'un déraillement ; une autre, après un sabotage.

Ventroux
Ah ?

Hochepaix
Eh bien ! ça n'a pas dérangé grand'chose dans le service.

Ventroux
Evidemment… c'est un argument.

Hochepaix
Seulement, n'est-ce pas ? ce sont des éventualités qui n'arrivent pas assez régulièrement, pour que nos voyageurs puissent se baser là-dessus.

Ventroux
Oui !… Vous préféreriez un arrêt réglementaire. Ecoutez ! Je veux bien m'en occuper ! Vous me rédigerez un petit exposé de tout ça ! En attendant, pour ne pas oublier, je vais toujours prendre note… (Tout en parlant, il a pris le bloc-notes ; écrivant.)
Nous disons : Monsieur Ho-che-paix !

Hochepaix (qui s'est levé, et suit des yeux ce qu'il écrit.)
C'est ça ! C'est ça ! (Brusquement et vivement.)
Ah ! non ! non !… paix : (Epelant.)
p-a-i-x !

Ventroux (confus.)
Oh ! je vous demande pardon ! (Corrigeant.)
p-a-i-x ! p-a-i-x ! Croyez bien que c'est sans intention !

Hochepaix (avec bonhomie.)
Il n'y a pas de mal ! Je suis habitué ! C'est la première orthographe qui vient tout de suite à l'idée.

Ventroux (facétieux.)
Comme la plus naturelle !

Hochepaix (riant.)
Oui ! Oui !(A ce moment on entend un bruit de voix mêlé de chocs d'objets derrière la porte du vestibule. On entend vaguement cet échange de dialogue à la cantonade entre Clarisse et Victor)
 : "Là ! Là ! passez-moi la bouillotte ! — Voilà ! voilà, Madame ! — Ah ! mais tenez-moi ! ne me lâchez pas ! pas de bêtise ! — Je tiens, Madame ! je tiens !…" etc., etc.

Ventroux (qui a prêté l'oreille, parlant sur le dialogue extérieur.)
Non, mais, qu'est-ce que c'est que ce potin ? Vous croyez qu'on peut être tranquille un instant ? (Allant brusquement tirer la porte qui s'ouvre à deux battants.)
Enfin, qu'est-ce encore ? (Apercevant, perchée sur le sommet d'un escabeau, sa femme dont le haut du corps disparaît derrière le dessus de la porte, tandis que Victor, le corps arc-bouté, les jambes chevauchant les premières marches de l'escabeau, la tient à pleines mains par la croupe. Poussant un cri avec un sursaut en recul qui le porte à droite de la porte.)
- Ah !

Clarisse (se baissant au cri de son mari de façon à passer la tête ; elle tient une bouillotte à la main.)
Du ton le plus naturel, à Ventroux. - Ah ! c'est toi !

Ventroux (d'une voix étranglée par l'indignation.)
Ah çà ! qu'est-ce que vous faites là ?…
Clarisse (même jeu.)
 :
Eh ! bien, tu vois : j'arrange la pile.

Ventroux (écumant.)
Non, mais vous vous foutez de moi, tous les deux ? Qu'est-ce que c'est que cette façon de tenir Madame ?

Victor
Pour pas qu'elle tombe.

Ventroux
Quoi ?

Clarisse
Oui, parce que, quand on ne me tient pas, moi, j'ai le vertige.

Ventroux (se précipitant sur Victor.)
Mais n… de D… ! vous ne voyez pas que vous avez vos deux mains sur son… sur ses… C'est indécent !

Victor (avec une moue d'insouciance.)
Oh !

Ventroux (le secouant.)
Voulez-vous lâcher ça, à la fin ! voulez-vous lâchez ça ! Il l'écarte.

Clarisse (qui manque de perdre l'équilibre.)
Oh ! mais fais donc attention, voyons ! tu vas me faire tomber.

Ventroux (la faisant brutalement descendre.)
Eh bien, descends ! Qu'est-ce que tu as à fiche là-haut ? Est-ce que c'est ton affaire ?
(Il la fait avec brusquerie descendre en scène no4.)

Clarisse (qui, aussitôt en bas de l'escabeau, a passé sa bouillotte à Victor.)
Mais c'est parce qu'il ne sait pas !

Ventroux
Eh bien, qu'il apprenne ! Non, non, cette tenue ! (Descendant vers Hochepaix qui est devant la table et en appelant à lui.)
C'est convenable, hein ? C'est convenable ?… là ! avec le domestique !

Hochepaix
Oh ! ben !… puisque c'est son frère de lait.

Ventroux (tressaillant.)
Oh !

Clarisse
Qui ?

Victor
Moi ?

Ventroux (bondissant rouge de colère sur Victor.)
Oui, vous ! Qu'est-ce que ça veut dire, "moi" ! (Le poussant dehors, ce qui l'envoie donner sur l'escabeau sur lequel il manque de tomber.)
Allez-vous-en donc ! Qu'est-ce qui vous prie de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas ?

Victor
Oui, Monsieur.

Ventroux (faisant claquer la porte sur lui.)
Je finirai par le fiche à la porte, cet animal-là : (Descendant vers Hochepaix.)
Je vais vous dire, c'est son frère de lait !… c'est son frère de lait, mais… pas du même père !

Hochepaix
Comment, "pas du même père ? ".

Ventroux (interloqué.)
Hein ? (Revenant.)
Non, non ! je vais vous expliquer ! Quand je dis : "pas du même père", j'entends que… que… (Exaspéré de ne trouver aucune explication, éclatant.)
Ah ! et puis vous m'embêtez avec vos questions ! Est-ce que ça vous regarde ?

Hochepaix
Mais… mais…

Ventroux
Vous devez bien penser que si je tolère ça, c'est que j'ai de bonnes raisons.

Hochepaix
Mais je vous ferai remarquer que je ne vous demande rien.

Ventroux
Oui, oh ! mais je sais ce que c'est ! vous ne me demandez rien, et puis une fois là-bas… avec le marquis : "ta-ta-ta ! ta-ta-ta ! " vous allez clabauder !

Hochepaix
Mais non, mais non ! quelle idée !

Clarisse (à son mari qui tout en parlant est arrivé jusqu'à elle. Très calme.)
Je t'assure, mon ami, tu devrais te soigner !

Ventroux (hors de lui, à sa femme.)
Enfin, nom d'un tonnerre ! vas-tu aller t'habiller, toi !

Clarisse
Eh ! bien, oui, quoi ? donne-moi le temps.

Ventroux (remontant.)
"Donne-moi le temps ! donne-moi le temps ! " Voilà une heure que…

Clarisse
Ben quoi, maintenant que M. Hochepaix m'a vue ! (Remontant au-dessus du canapé, pour s'adresser à Hochepaix qui est remonté également pendant ce qui précède.)
Enfin, monsieur Hochepaix ! je suis en chemise, c'est entendu ! mais enfin, est-ce que je suis inconvenante ? Est-ce que j'en montre plus qu'en robe de bal ?

Hochepaix (conciliant.)
Mais non, Madame !

Ventroux (s'asseyant en désespoir de cause sur la chaise à gauche de la porte du fond.)
Ah ! , vous trouvez, vous !

Hochepaix
C'est-à-dire même que là, en chemise, avec votre chapeau sur la tête, vous avez presque l'air d'être en visite.

Clarisse
Là, tu entends ! C'est vrai ça ! (Virevoltant de façon à se faire voir sur toutes ses faces.)
Qu'est-ce qu'on voit, je vous le demande ? Qu'est-ce qu'on voit ?

Hochepaix
Oh ! rien ! Là, évidemment, je vous vois… en ombre chinoise, parce que vous êtes devant la fenêtre !

Ventroux (bondissant sur sa femme et la tirant hors de la fenêtre.)
Oh !

Clarisse (dans le mouvement.)
Ah ! parce qu'il y a la fenêtre ! (A Ventroux.)
Tu es brusque, toi ! (A Hochepaix.)
Mais sans ça… !

Hochepaix
Oh ! sans ça, rien !

Clarisse (s'asseyant sur le canapé sur la fin de la phrase.)
Là, je ne suis pas fâchée ! (Poussant un cri strident et se relevant d'un bond.)
Ah !

Hochepaix
Quoi ?

Ventroux
Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a encore ?

Clarisse (d'une voix angoissée.)
Ah ! je ne sais pas ! j'ai senti comme un coup de poignard !…

Ventroux
Comme un coup de poignard ?

Clarisse
Qui est monté au cœur !
(En ce disant, elle se retourne, et l'on aperçoit une guêpe écrasée sur le côté gauche de sa chemise, à hauteur de la croupe.)

Ventroux
Ah ! là ! "au cœur ! " C'est ça que tu appelle ton cœur ! (Retirant la guêpe écrasée et la lui présentant par les ailes.)
Tiens, le voilà ton coup de poignard ! C'est un guêpe qui t'a piquée.
(Il la dépose par terre et l'écrase avec le pied.)

Clarisse (suffoquée et hurlante.)
Qui m'a piquée ! Ah ! mon Dieu ! j'ai été piquée par une guêpe !

Hochepaix
Pauvre Madame !

Ventroux (rageusement ravi.)
C'est bien fait ! ça t'apprendra à te promener toute nue !
(Il descend à l'extrême gauche.)

Clarisse (allant au guéridon.)
Voilà ! C'est ta faute ! Qu'est-ce que je t'avais dit, qu'en laissant traîner les tasses… !

Ventroux (de même.)
Eh bien ! tant mieux ! Ça te servira peut-être de leçon !

Clarisse (indignée.)
"Tant mieux ! " il est content ! il est content ! (Affolée.)
Mon Dieu, une guêpe ! pourvu qu'elle ne soit pas charbonneuse.

Ventroux (allant s'asseoir sur la chaise à droite de la table, tandis qu'Hochepaix, pour ne pas se mêler à la conversation, est remonté et affecte d'examiner les tableaux pour se donner une contenance.)
Mais non ! mais non !

Clarisse (allant à son mari.)
Oh ! Julien ! Julien, je t'en prie ! (Faisant volte-face de façon à lui présenter la croupe et tout en faisant mine de relever sa chemise.)
Suce-moi, veux-tu ? Suce-moi !

Ventroux
Moi ! (La repoussant.)
Non, mais tu ne m'as pas regardé !

Clarisse
Oh ! Julien ! Julien ! Sois bon ! (Revenant à la charge.)
Suce-moi, voyons ! Suce-moi !

Ventroux (la repoussant à nouveau, tout en se levant pour descendre à gauche.)
Mais fiche-moi la paix, toi !

Clarisse
Mais suce-moi, enfin ! tu l'as bien fait à mademoiselle Dieumamour !

Ventroux (revenant vers Clarisse.)
Mais d'abord, elle, c'était à la nuque, ça n'était pas au… Et puis c'était une mouche ! c'était pas une guêpe !
(Il remonte au fond.)

Clarisse (la voix étranglée par l'émotion.)
Mais une guêpe, c'est aussi dangereux ! Encore il y a deux jours, dans le journal, tu as vu qu'un monsieur était mort d'une piqûre de guêpe.

Ventroux
Mais ça n'a aucun rapport ! C'est en buvant ! Il est mort étouffé.

Clarisse (près du fauteuil à côté de la cheminée.)
Mais je vais peut-être étouffer. Ah ! j'étouffe ! j'étouffe !

Ventroux (peu troublé, en s'asseyant sur le canapé.)
Mais non ! mais non ! C'est une idée !

Clarisse
Si ! Si ! (Se laissant tomber sur le fauteuil, et se relevant aussitôt en poussant un cri de douleur.)
Ah ! (Allant à son mari.)
Oh !… Je t'en supplie, Julien ! (Se retournant comme précédemment de façon à lui présenter sa croupe.)
Suce-moi, voyons ! suce-moi !

Ventroux (la repoussant no 2.)
Mais non ! mais non ! tu m'embêtes !

Clarisse (affolée.)
Oh ! sans cœur, va ! sans cœur ! (Ne sachant à quel saint se vouer.)
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! (Apercevant Hochepaix redescendu à l'extrême gauche et toujours plongé dans l'examen des bibelots.)
Ah !… (Descendant vers lui.)
Monsieur Hochepaix !…

Hochepaix (se retournant vers elle.)
Madame ?…

Clarisse (se retournant pour lui présenter sa croupe.)
S'il vous plaît, monsieur Hochepaix ! s'il vous plaît !

Hochepaix
Moi !

Ventroux (bondissant sur elle et l'entraînant par le poignet sans changer de numéro.)
Ah çà ! tu n'es pas folle ? Tu vas demander à monsieur Hochepaix, maintenant ?

Clarisse
Eh ! bien, quoi ? J'aime mieux ça que de risquer la mort !

Hochepaix
Certainement, Madame, je suis très honoré, mais vraiment !…

Clarisse (revenant à Hochepaix.)
Monsieur Hochepaix, au nom de la charité chrétienne !

Ventroux (la saisissant par le bras et la faisant pivoter sur elle-même.)
Non, mais t'as pas fini ?

Clarisse (qui par ce mouvement se trouve tournée pour se présenter à Hochepaix comme il convient dans l'occurrence.)
S'il vous plaît ?… S'il vous plaît ?

Hochepaix
Je vous assure, Madame, vraiment ! sans cérémonie !

Ventroux (éclatant, et l'entraînant au milieu de la scène toujours sans changer de numéro.)
Ah ! et puis fiche-nous la paix, avec tes "s'il vous plaît !… S'il vous plaît !…" Va faire ça toi-même !
(Il la lâche et gagne la droite.)

Clarisse (avec des larmes dans la voix.)
Mais, est-ce que je peux !

Ventroux (revenant sur elle.)
Eh bien ! Va mettre une compresse ! et ne nous rase pas ! "S'il vous plaît ! s'il vous plaît ! "

Clarisse (lui crispant ses mains devant la figure.)
Ah ! Va-t'en, toi ! Va-t'en ! je ne veux plus te voir ! et si je meurs, que ma mort retombe sur toi !

Ventroux (s'asseyant sur le fauteuil à droite de la scène.)
Eh bien ! c'est ça ! c'est entendu !

Clarisse (au moment de sortir au fond.)
Voilà des hommes, tenez ! Voilà des hommes ! (Sortant précipitamment par le fond gauche, en appelant.)
Victor ! Victor !
(Elle referme la porte sur elle.)

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