Scène II


(Clarisse, surgissant en coup de vent de sa chambre. Elle est en chemise de nuit, mais elle a son chapeau et ses bottines. Descendant vers son mari.)
 :
Ah çà ! veux-tu me dire ce qui t'a pris ? après qui tu en as ?

Ventroux (le coude droit sur la table, le menton sur la paume de la main, sans se retourner.)
Apparemment après qui le demande ! (Se retournant vers sa femme et apercevant sa tenue.)
Ah ! non ! non ! tu ne vas pas aussi te promener dans l'appartement en chemise de nuit !… avec ton chapeau sur la tête !

Clarisse
Oui, eh bien ! d'abord, je te prie de m'expliquer… J'enlèverai mon chapeau tout à l'heure.

Ventroux
Eh ! ton chapeau ! je m'en fiche pas mal, de ton chapeau ! C'est pas après lui que j'en ai !

Clarisse
Enfin, qu'est-ce que j'ai encore fait ?

Ventroux
Oh ! rien ! rien ! tu n'as jamais rien fait !

Clarisse (remontant vers le canapé.)
Je ne vois pas !…

Ventroux (se levant.)
Tant pis, alors ! car c'est encore plus grave, si tu n'as même plus conscience de la portée de tes actes.

Clarisse (s'asseyant sur le canapé.)
Quand tu voudras m'expliquer !…

Ventroux
Alors, tu trouves que c'est une tenue pour une mère d'aller changer de chemise devant son fils ?

Clarisse
C'est pour ça que tu fais cette sortie ?

Ventroux
Evidemment, c'est pour ça !

Clarisse
Eh ! bien, vrai ! J'ai cru que j'avais commis un crime, moi.

Ventroux
Alors, tu trouves ça naturel ?

Clarisse (avec insouciance.)
Pffeu ! Quelle importance ça a-t-il ? Auguste est un enfant… Si tu crois seulement qu'il regarde, le pauvre petit ! Mais, une mère, ça ne compte pas.

Ventroux (tranchant.)
Il n'y a pas à savoir si ça compte ; ça ne se fait pas.
(Il remonte au-dessus du canapé.)

Clarisse
Un gamin de douze ans !

Ventroux (derrière elle.)
Non, pardon, treize !

Clarisse
Non, douze !

Ventroux
Treize, je te dis ! il les a depuis trois jours.

Clarisse
Eh ! bien, oui, trois jours ! ça ne compte pas.

Ventroux (redescendant au milieu de la scène.)
Oui, oh ! rien ne compte avec toi.

Clarisse
Si tu crois qu'il sait seulement ce que c'est qu'une femme !

Ventroux
En tout cas, ce n'est pas à toi à le lui apprendre ! Mais, enfin, qu'est-ce que c'est que cette manie que tu as de te promener toujours toute nue ?

Clarisse
Où ça, toute nue ? J'avais ma chemise de jour.

Ventroux
C'est encore plus indécent ! On te voit au travers comme dans du papier calque.

Clarisse (se levant et allant à lui.)
Ah ! Voilà ! Voilà, dis-le donc ! Voilà où tu veux en venir : tu voudrais que j'aie des chemises en calicot !

Ventroux (abasourdi.)
Quoi ? Quoi des chemises en calicot ? Qui est-ce qui te parle d'avoir des chemises en calicot ?

Clarisse
Je suis désolée, mon cher ! mais toutes les femmes de ma condition ont des chemises en linon, je ne vois pas pourquoi j'aurais les miennes en madapolam.
(En parlant, elle passe no 1.)

Ventroux (descendant à droite.)
Ah ! bon ! les voilà en madapolam, à présent.

Clarisse
Ah ! ben, merci ! Qu'est-ce que diraient les gens !

Ventroux (se retournant à ce mot.)
Les gens ! Quels gens ? Tu vas donc montrer tes chemises aux gens ?

Clarisse (faisant brusquement volte-face et marchant sur son mari)
Moi !… Moi, je vais montrer mes chemises aux gens ! Tu m'accuses de montrer mes chemises aux gens ! Voilà où tu en arrives !

Ventroux (appuyant sur chaque "non".)
Mais non ! Mais non ! Ne fais donc pas toujours dévier la conversation pour prendre l'offensive ! Je ne t'accuse de rien du tout ! Je ne te demande pas d'avoir des chemises en calicot, ni en madapolam ! Je te demande simplement, quand ton fils est dans ta chambre, d'avoir la pudeur de ne pas te déshabiller devant lui !

Clarisse (avec un calme déconcertant.)
Ah ! bien, tu as de l'aplomb ! C'est juste ce que j'ai fait.

Ventroux (abasourdi par tant de toupet, la regarde, se prend le crâne comme pour l'empêcher d'éclater, puis, remonte en agitant ses mains au-dessus de sa tête.)
Ah ! bien, non, tu sais, tu parles d'aplomb !…

Clarisse (remontant vers lui.)
Absolument ! Et c'est encore une preuve de ton éternelle injustice ! (Descendant no 2.)
Essayez donc de faire plaisir aux gens !(S'asseyant sur le fauteuil, dos au public, près de la cheminée.)
Comme je sais tes idées étroites et que vous étiez tous les deux dans ma chambre, j'ai été exprès me déshabiller dans mon cabinet de toilette.

Ventroux (assis sur le canapé.)
Oui, seulement, une fois que tu as été en chemise de jour, tu es arrivée dans ta chambre. Au choix, j'aurais préféré le contraire.

Clarisse
Mais c'était pour prendre ma chemise de nuit !

Ventroux
Oui, oh ! tu as toujours de bonnes raisons ! Mais, d'abord, quel besoin as-tu de te mettre en chemise de nuit à quatre heures de l'après-midi ?

Clarisse
Tiens ! tu es bon, toi ! on voit que ce n'est pas toi qui es allé crever de chaleur au mariage de la petite Duchômier.(Se levant.)
. Et tiens, encore ça, pour qui y ai-je été ? Hein ? C'est pour toi, c'est pas pour moi, bien sûr ! (Elle gagne le milieu de la scène tout en parlant.)
Pour t'épargner une corvée !… comme toujours !… Car enfin, ce n'est pas moi qui suis le collègue du père à la Chambre ! Je ne suis pas député, moi ! c'est toi. Tu as une façon de me remercier !

Ventroux (haussant les épaules.)
Il ne s'agit pas de te remercier !…

Clarisse (lui coupant la parole.)
Oh ! je sais, tout t'est dû ! Un remerciement de ta part, je suis encore à l'attendre ! (Remontant vers lui.)
N'empêche que quand je suis rentrée, en transpiration, j'ai éprouvé le besoin de me mettre à l'aise. Je crois que c'est permis ?

Ventroux
Eh bien ! oui, ça… ! ça, j'admets !

Clarisse (remontant au-dessus du canapé.)
C'est encore heureux ! Parbleu, tu es au frais, ici ! Tu ne te doutes pas que dehors nous avons au moins… trente-cinq au trente-six degrés… de latitude !

Ventroux (ironique.)
De latitude ?

Clarisse (à qui l'intention de son mari échappe.)
Trente-six degrés, parfaitement !

Ventroux
Quoi, "de latitude" Qu'ça veut dire, ça : "de latitude" ?

Clarisse (au-dessus du canapé, sur un ton d'ironie légèrement méprisante.)
Tu ne sais pas ce que c'est que… "latitude" ? (Descendant.)
Eh bien !… c'est triste, à ton âge ! (Arrivée à droite de la table, se retournant vers son mari et l'écrasant de sa supériorité.)
"Latitude", c'est le thermomètre.

Ventroux (sur un ton moqueur.)
Ah ?… Je te demande pardon ! J'ignorais.

Clarisse
C'est pas la peine d'avoir été au collège. (S'asseyant sur la chaise, à droite de la table.)
Quand on pense que, par trente-six degrés… de latitude, tu nous imposes d'être encore à Paris ! Tout ça parce que tu es député, et que tu ne peux pas quitter la Chambre avant la fin de la session !… Je te demande un peu ! comme si la Chambre ne pouvait pas se passer de toi !

Ventroux (se levant d'un trait, et à pleine voix.)
Je ne sais pas si la Chambre peut ou non se passer de moi ; ce que je sais, c'est que, quand on a assumé une fonction, on la remplit ! Ah ! ben ! ce serait du joli, si, sous prétexte qu'individuellement la Chambre n'a pas positivement besoin de chacun de nous, chaque député se mettait à fiche le camp ! Il n'y aurait plus qu'à fermer la Chambre !
(Il remonte.)

Clarisse
Eh ben ! La belle affaire ! Ça n'en irait pas plus mal ! C'est toujours quand la Chambre est en vacances que le pays est le plus tranquille ; alors !…

Ventroux (qui est redescendu à gauche de la table. En appuyant sur les mots.)
Mais, ma chère amie, nous ne sommes pas à la Chambre pour que le pays soit tranquille ! C'est pas pour ça que nous sommes élus ! Et puis, et puis enfin, nous sortons de la question ! Je te demande pourquoi tu te promènes en chemise, tu me réponds en faisant le procès du parlementarisme ; ça n'a aucun rapport.
(Il s'assied face à sa femme.)

Clarisse
Je te demande pardon, ça en a ! Parce que, à cause de ton Parlement, nous sommes encore à Paris par trente-six degrés… de latitude…

Ventroux (narquois)
Tu y tiens.

Clarisse
Parfaitement ! Parce que, par trente-six degrés… de latitude, je suis en transpiration ; parce qu'étant en transpiration, j'ai éprouvé le besoin de changer de chemise ; et que, parce que j'ai changé de chemise, tu as éprouvé, toi, le besoin de m'attraper !

Ventroux
Je ne t'ai pas attrapée parce que tu as changé de chemise ; je t'ai attrapée parce que tu te promenais devant ton fils en chemise transparente.

Clarisse (presque crié.)
Est-ce que c'est de ma faute si on voit au travers ?

Ventroux
Non ! mais c'est de ta faute si tu entres avec dans ta chambre.

Clarisse
Ah ! non, ça, c'est le comble ! Je n'ai plus le droit d'entrer dans ma chambre maintenant ?

Ventroux
Mais je n'ai jamais parlé de ça ! Ne me fais donc pas dire ce que je ne dis pas !

Clarisse (sans l'écouter.)
Où veux-tu que j'aille me déshabiller ? A la cuisine ? A l'office ? Devant les domestiques ? Ah ! C'est pour le coup que tu crierais comme un putois.

Ventroux
Cette mauvaise foi dans la discussion !…

Clarisse (se levant et remontant vers le canapé.)
Il n'y a pas de mauvaise foi ! Je suis chez moi dans ma chambre ! C'est vous qui n'aviez pas besoin d'y être ! Je ne vous ai pas demandé d'y venir, n'est-ce pas ? (S'asseyant sur le canapé.)
Eh ! bien, si ma tenue vous gênait, vous n'aviez qu'à vous en aller.

Ventroux (se levant.)
Voilà ! Voilà sa logique !

Clarisse
C'est vrai, ça !… Me faire une scène parce que je suis entrée en chemise de jour ! (Brusquement et presque crié.)
Mais comment voulais-tu que je fasse, puisque ma chemise de nuit était dans ma chambre ?

Ventroux (allant à elle.)
Eh ! bien, j'étais là ! Tu n'avais qu'à me la demander ! Je te l'aurais apportée !

Clarisse (avec une logique déconcertante.)
Alors, c'était la même chose : tu m'aurais vue toute nue.

Ventroux
Mais moi, moi ! je suis ton mari !

Clarisse
Eh ! bien, lui ! c'est mon fils !

Ventroux (se prend les cheveux à se les arracher, et, d'une voix larmoyante.)
Ah ! non ! C'est à décourager ! (A Clarisse.)
Alors, tu trouves que c'est pareil ?

Clarisse
Mais… c'est plus près !

Ventroux
Oh !

Clarisse
En somme, toi, quoi ? tu es un étranger pour moi ! Tu es mon mari, mais c'est une convention ! Quand je t'ai épousé, — je ne sais pas pourquoi…

Ventroux (s'incline.)
Merci.

Clarisse (sans s'interrompre.)
… je ne te connaissais pas ; et, crac, du jour au lendemain, parce qu'il y avait un gros monsieur en ceinture tricolore devant qui on avait dit "oui", c'était admis ! tu me voyais toute nue. Eh ! ben, ça, c'est indécent.

Ventroux
Ah ! tu trouves !

Clarisse
Tandis que mon fils, quoi ? C'est ma chair ! C'est mon sang ! Eh ben !… que la chair de ma chair voie ma chair, il n'y rien d'inconvenant ! (Se levant.)
A part les préjugés !

Ventroux
Mais c'est tout, les préjugés ! C'est tout !

Clarisse (passant devant lui, avec hauteur.)
Pour les esprits mesquins, oui ! Mais, Dieu merci ! je suis au-dessus de ça !

Ventroux (s'effondrant sur le fauteuil, près de la cheminée.)
Voilà ! Voilà ! elle est au-dessus de ça ! elle arrange tout comme ça !

Clarisse (revenant à la charge, tout en allant s'asseoir sur le canapé.)
Non, mais enfin… est-ce que, depuis la plus tendre enfance du petit, il n'a pas vingt-cinq mille fois assisté à ma toilette ? Et tu n'as jamais rien dit !

Ventroux
Il y a tout de même un jour où il faut que ces choses-là cessent.

Clarisse (exaspérante de calme.)
Oui. Oh !… J'te dis pas !

Ventroux
Eh ben ! alors !

Clarisse (les yeux au plafond.)
Bon !… Quand ?

Ventroux
Quoi, "quand" ?

Clarisse (même jeu.)
Quel jour ?… A quelle heure ?

Ventroux
Quoi ? quoi ? "Quel jour ? A quelle heure ? "

Clarisse
Cesse-t-on ? Il doit y avoir un jour, une heure spéciale. Pourquoi particulièrement aujourd'hui ? Pourquoi pas hier ? Pourquoi pas demain ? Alors, je te demande : "Quel jour ?… Quelle heure ? "

Ventroux (répétant sur le même ton.)
"Quel jour, quelle heure ! " Elle vous a de ces questions !… Est-ce que je sais, moi ? Comment veux-tu que je précise ?

Clarisse
Tu ne peux pas préciser ! (Se levant et s'avançant sur son mari.)
Tu ne peux pas préciser ! Ça, c'est merveilleux ! Et alors, tu veux que, moi, une femme ! qui, par définition, dois être moins intelligente que toi - du moins, c'est toi qui le dis - tu veux que, moi, je sois à même de le faire, quand, toi, tu t'en déclares incapable !

Ventroux (hors de lui.)
Mon Dieu, que c'est bête, ce que tu dis là !

Clarisse (gagnant la gauche.)
Mais non ! tu m'attaques, je me défends.

Ventroux (se levant, et allant à elle.)
Enfin, qu'est-ce que tu veux me prouver ? Qu'une mère a raison de se montrer en chemise à son fils ?

Clarisse (adossée contre le devant de la table de gauche.)
Mais ce n'est pas là-dessus que j'en suis ! Ça t'est désagréable, eh ! bien, c'est bon !… tu n'as qu'à me le dire sans t'emporter ; je ferai attention.

Ventroux (peu convaincu.)
Oui, oh ! tu feras attention ! (S'asseyant à droite de la table.)
Tu sais très bien que non ! tu ne peux pas ne pas traîner en chemise ; c'est plus fort que toi.

Clarisse
Oh ! que c'est exagéré !

Ventroux
Tous les jours je t'en fais l'observation.

Clarisse
Je t'assure, non ! Si tu me vois quelquefois comme ça le matin, c'est que ma toilette n'est pas faite, mais une fois que je suis habillée, je te certifie…

Ventroux
… Que tu n'es plus en chemise ; oh ! ça, évidemment ! Seulement, tu ne l'es jamais, habillée !

Clarisse (s'emportant.)
Enfin, quoi ? Qu'est-ce que tu veux ? Que je ne fasse pas ma toilette ?

Ventroux
Mais si ! Mais si ! Fais-la, ta toilette ! mais reste chez toi pour la faire !… et ferme la porte ! Elle est toujours ouverte dans ces moments-là ! Comme c'est convenable pour les domestiques !

Clarisse
Quoi ? Ils n'entrent pas.

Ventroux
Ils n'ont pas besoin d'entrer pour te voir, ils n'ont qu'à regarder.

Clarisse
Si tu crois qu'un domestique ça regarde !

Ventroux
Oui, oh ! n'est-ce pas ? c'est pas des hommes comme les autres ?… Non, mais, c'est drôle, ça ! tu laisses ta porte ouverte quand tu fais ta toilette !… et tu t'enfermes pour mettre ta voilette !

Clarisse (avec les petits gestes étriqués et tatillons des femmes maniaques.)
Ah ! oui, parce que, là, je n'aime pas être dérangée quand je mets ma voilette ; j'aime pas qu'on tourne autour de moi, j'en viens pas à bout.

Ventroux (se levant et remontant au-dessus du canapé.)
C'est vraiment dommage qu'il n'en soit pas de même pour tes ablutions !… Mais pas seulement ça ! Tu fais mieux encore : tu allumes dans ton cabinet de toilette… et tu ne fermes même pas tes rideaux !

Clarisse (avec un geste indigné)
Oh ! quand ?

Ventroux
Mais… hier !

Clarisse (subitement calmée.)
Ah ! bien, oui, hier.

Ventroux
Parce que tu ne vois plus au dehors, tu es comme l'autruche : tu t'imagines qu'on ne te voit pas du dehors.

Clarisse (allant s'adosser contre le devant de la table.)
Avec insouciance. — Oh ! qui veux-tu qui regarde ?

Ventroux
Qui ? (Indiquant la fenêtre du geste.)
Mais Clemenceau, ma chère amie !… Clémenceau, qui demeure en face !… et qui est tout le temps à sa fenêtre !

Clarisse
Bah ! il en a vu bien d'autres, Clemenceau !

Ventroux
C'est possible !… C'est possible, qu'il en ait vu d'autres, mais j'aime autant qu'il ne voie pas celle-là. Ah ! ben, je serais propre !
(Il s'assied sur le canapé.)

Clarisse
En quoi ?

Ventroux
En quoi ? Mais tu n'y songes pas ! Tu ne connais pas Clémenceau ! c'est notre premier comique, à nous !… Il a un esprit gavroche ! Il est terrible ! Qu'il fasse un mot sur moi, qu'il me colle un sobriquet, il peut me couler !

Clarisse
T'as pas ça à craindre, il est de ton parti.

Ventroux
Mais, justement ! c'est toujours dans son parti qu'on trouve ses ennemis ! Clémenceau serait de la droite, parbleu ! je m'en ficherais !… et lui aussi !… mais, du même bord, on est rivaux ! Clémenceau se dit qu'il peut redevenir ministre !… que je peux le devenir aussi !…

Clarisse (le toisant.)
Toi ?

Ventroux (se levant.)
Quoi ? Tu le sais bien ! Tu sais bien que, dans une des dernières combinaisons, à la suite de mon discours sur la question agricole, on est venu tout de suite m'offrir… le portefeuille… de la Marine.

Clarisse (s'asseyant à droite de la table.)
Oui, oh !…

Ventroux
Ministre de la Marine ! tout de même, hein ? tu me vois ?

Clarisse
Pas du tout.

Ventroux (vexé.)
Naturellement.

Clarisse
Ministre de la Marine ! tu ne sais même pas nager !

Ventroux
Qu'ça prouve, ça ? Est-ce qu'on a besoin de savoir nager pour administrer les affaires de l'État ?

Clarisse
Pauvres affaires !

Ventroux (tout en parlant, gagnant par le fond, la gauche de la scène, de façon à descendre à gauche de la table.)
Oui, c'est entendu ! Oh ! d'ailleurs, je me demande pourquoi je discute ? On n'est jamais prophète dans son pays. Heureusement que ceux qui ne me connaissent pas me jugent d'autre façon que toi !(S'asseyant sur la chaise, à gauche de la table et face à sa femme.)
Eh ! bien, je t'en supplie ! n'entrave pas ma carrière en compromettant une si belle situation par des imprudences dont l'effet peut être irréparable.

Clarisse (haussant les épaules.)
Irréparable !…

Ventroux
Songe que tu es la femme d'un ministre de demain ! Eh bien ! quand tu seras ministresse, est-ce que tu te baladeras dans les couloirs du ministère en chemise ?

Clarisse
Mais non ! bien entendu !

Ventroux
Et quand je dis ministre ! On ne sait pas ! C'est le beau du régime : tout le monde peut aspirer quelque jour à devenir… président de la République. Eh bien ! que je le devienne ! (Elevant la main comme pour parer à une objection.)
Mettons ! On reçoit des rois !… des reines ! Est-ce que tu les recevras en chemise ?

Clarisse
Oh ! non ! non !

Ventroux
Est-ce que tu te montreras à eux comme ça ?

Clarisse
Mais non, voyons !… Je mettrai ma robe de chambre.

Ventroux (se levant en se prenant la tête à deux mains.)
Sa robe de chambre ! elle mettra sa robe de chambre !…

Clarisse
Enfin, je mettrai ce que tu voudras !

Ventroux (devant la table.)
Non, c'est effrayant, ma pauvre enfant ! tu n'as aucune idée de ce que c'est que la correction.

Clarisse (se dressant avec un geste indigné.)
Moi ?

Ventroux (avec indulgence, en lui prenant amicalement les épaules entre les mains.)
Oh ! Je ne t'en veux pas ! Ce n'est pas du vice, chez toi ; au contraire, c'est de l'ingénuité. N'empêche que, par deux chemins opposés, on arrive quelquefois au même résultat.
(Il passe au no2.)

Clarisse
Oh ! cite-moi un cas !… cite-moi un cas où j'ai été incorrecte !

Ventroux
Oh ! pas bien loin à chercher ! pas plus tard qu'hier, tiens, quand Deschanel est venu me voir.

Clarisse
Eh ben ?

Ventroux
Il n'y avait pas cinq minutes que je te l'avais présenté, que tu ne trouves rien de mieux à lui dire que : "Ah ! que c'est curieux, l'étoffe de votre pantalon ! Qu'est-ce que c'est que ce tissu-là ? " Et tu te mets à lui peloter les cuisses !
(Il joint le geste à la parole.)

Clarisse (se dérobant.)
Oh ! les cuisses, les cuisses ! Je ne m'occupais que de l'étoffe.

Ventroux
Oui, mais les cuisses étaient dessous ! Tu trouves que c'est une tenue ?

Clarisse
Eh ben ! comment voulais-tu que je fasse ? Je ne pouvais pourtant pas lui demander d'ôter son pantalon, à ce monsieur que je voyais pour la première fois !

Ventroux (écartant de grands bras.)
Voilà ! Voilà ! Mais tu pouvais te passer de tâter l'étoffe ! Il me semble que Deschanel a un passé politique suffisant pour te permettre de trouver autre chose à lui dire que de lui parler de son pantalon !… surtout avec gestes à l'appui.

Clarisse (gagnant l'extrême gauche.)
Oh ! tu vois du mal dans tout.

Ventroux (haussant les épaules, tout en remontant.)
Ah ! oui, je vois du mal dans tout !

Clarisse (se retournant brusquement et allant s'asseoir, à gauche de la table, face à Ventroux.)
Non, mais je te conseille de critiquer, toi qui es si sévère pour les autres ! Tu parles de ma tenue ! Eh ! bien, et la tienne… l'autre jour… au déjeuner sur l'herbe ?… avec mademoiselle Dieumamour ?

Ventroux
Quoi ? Quoi ? mademoiselle Dieumamour ?

Clarisse
Quand tu lui as sucé la nuque ? Tu trouves cela convenable ?

Ventroux
Quand je lui ai… (Se prenant le front à deux mains.)
Ah ! non, non ! Quand les femmes se mêlent d'écrire l'histoire !…
(Il s'assied à droite de la table.)

Clarisse
Quoi ? Tu ne lui as pas sucé la nuque ?

Ventroux (avec force.)
Si je lui ai sucé la nuque ! Evidemment, je lui ai sucé la nuque ! Je lui ai sucé la nuque, et je m'en vante ! C'est tout à mon honneur !

Clarisse
Ah ?… tu trouves !

Ventroux
Tu ne penses pas que ce soir par un désir inspiré par ses quarante printemps, et les trous de petite vérole qu'elle a sur le nez, que… ?

Clarisse
Est-ce qu'on sait jamais, avec les hommes ! c'est si vicieux !

Ventroux
Oui, oh ben ! je t'assure !… Seulement, elle avait été piquée par une mauvaise mouche ; la piqûre avait un sale aspect ! c'était déjà tout enflé ! je ne pouvais pas la laisser crever du charbon par respect des convenances !

Clarisse (haussant les épaules.)
Du charbon ! Qu'est-ce que tu en sais, si la mouche était charbonneuse ?

Ventroux (sur un ton coupant.)
Je n'en sais rien !… Mais, dans le doute, je n'avais pas à hésiter. Une piqûre de mouche peut être mortelle si on ne cautérise pas ou si on ne suce pas immédiatement la plaie. Il n'y avait rien pour cautériser, je me suis dévoué ! J'ai fait ce que commandait la charité chrétienne !… (Geste large)
J'ai sucé !

Clarisse
Oui, ah ! c'est commode ! Avec ce système-là, il n'y a plus qu'à sucer la nuque à toutes les femmes qui vous plaisent, sous prétexte qu'elles ont peut-être été piquées par une mouche charbonneuse.

Ventroux
Là ! là ! Qu'est-ce que tu vas chercher ? Alors tu crois que c'est pour mon agrément que j'ai fait ça ?

Clarisse (sans conviction.)
Non ! non !

Ventroux
J'en ai gardé pendant deux heures un goût de vieille chandelle et de cosmétique rance dans la bouche ! Si tu trouves que ce n'est pas méritoire !

Clarisse
Oh ! si ! si ! Tout ce que les autres font, c'est mal ! mais, toi ! c'est toujours admirable !
(Elle se lève.)

Ventroux
Je ne dis pas ça !

Clarisse (au-dessus de la table, en se penchant vers son mari toujours assis.)
Tout de même, moi, si j'avais été sucer la nuque à Monsieur Deschanel !… Ah ! ben, merci ! qu'est-ce que j'aurais pris pour mon rhume !
(Elle descend no2)

Ventroux
Oh ! ben, tiens, naturellement !

Clarisse
Voilà ! voilà ! Qu'est-ce que je disais ? (Se campant devant son mari.)
Et tu appelles cela de la justice ?

Ventroux (lui prend la main, la regarde en dodelinant de la tête avec un rire indulgent.)
Oh ! tiens ! tu as un mode de discussion qui vous désarme !

Clarisse
Quoi ! C'est pas vrai ?

Ventroux (l'attirant à lui, et à pleine voix, en appuyant sur les mots.)
Oui, là ! oui !… tu as raison !… tu as toujours raison ! c'est la dernière fois que je suce la nuque à mademoiselle Dieumamour !

Clarisse (vivement.)
Oh ! je ne te demande pas ça ! Si elle est repiquée, cette malheureuse, ton devoir d'homme !…

Ventroux
Là, eh ! bien, tu vois bien que tu es de mon avis !

Clarisse (tout contre lui, et sur un ton pleurnichard.)
Mais c'est qu'aussi tu m'irrites ! tu me dis des choses blessantes ; alors, c'est plus fort que moi, je me bute.

Ventroux
Moi, je te dis des choses blessantes !

Clarisse
Oui ! que je me promène toute nue et que j'ai sucé la nuque à monsieur Deschanel.

Ventroux
Je ne t'ai jamais dit ça !

Clarisse
Non, enfin, que j'ai pincé les cuisses à monsieur Deschanel.

Ventroux
Enfin, sapristi ! quand tu fais des choses que je désapprouve, j'ai bien le droit de te faire des observations.

Clarisse (s'appuyant sur son genou.)
Je ne dis pas le contraire, mais tu peux me les faire gentiment ! Tu sais bien que, quand tu me parles avec douceur, tu fais de moi tout ce que tu veux.

Ventroux
Eh ! bien, soit ! gentiment, là ! Je te supplie de ne plus te promener toujours en chemise comme tu le fais.

Clarisse
Eh ! bien, oui ! dis-moi ça comme ça !

Ventroux
A la bonne heure ! Voilà comme j'aime à t'entendre parler !

Clarisse (la tête sur son épaule.)
Tu vois comme je suis raisonnable quand tu veux.
(A ce moment, Victor, arrivant du fond, entre carrément dans le salon.)

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(Au lever du rideau, la scène est vide.)(Il fait à peine jour. Étienne entre par la porte de droite, deuxième plan.)(Il tient un balai, un plumeau, une serviette, tout ce...

Séance de nuit

(JOSEPH PUIS RIGOLIN ET EMILIE BAMBOCHE Au lever du rideau, Joseph achève de mettre le couvert. Par la porte du fond, qui est entr'ouverte, et donne sur le hall où...

Par la fenêtre

Un salon élégant. Au fond, une porte donnant sur un vestibule : à gauche, premier plan, une fenêtre ; — à droite, second plan, une cheminée, surmontée d'une glace ; ...


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