DEUXIÈME PARTIE - Scène VI



(OTBERT,RÉGINA, HATTO, MAGNUS, GORLOIS. LES BURGRAVES, LES PRINCES. GIANNILARO. SOLDATS. PUIS LE MENDIANT.PUIS JOB.)

HATTO(à Otbert.)
Tu crois ?

RÉGINA
Ciel ! Hatto !

HATTO(aux archers.)
Saisissez cet homme et cette femme.

OTBERT(tirant son épée et arrêtant du geste les soldats.)
Marquis Hatto, je sais que tu n'es qu'un infâme. Je le sais traître, impie, abominable et bas. Je veux savoir aussi si l'on ne trouve pas Au fond de ton cœur vil, cloaque d'immondices, La peur, fange et limon que déposent les vices. Je soupçonne, entre nous, que tu n'es qu'un poltron ; Et que tous ces seigneurs, — meilleurs que toi, baron ! — Quand j'aurai secoué ton faux semblant d'audace, Vont voir ta lâcheté te monter à la face ! Je représente ici, par son choix souverain, Régina, fille noble et comtesse du Rhin. Prince, elle le refuse, et c'est moi qu'elle épouse. Hatto, je te défie, à pied, sur la pelouse Auprès de la Wisper, à trois milles d'ici, À toute arme, en champ clos, sans délai, sans merci, Sans quartier, réservés d'armet et de bavière, À face découverte, au bord de la rivière ; Et l'on y jettera le vaincu. Tue ou meurs.(Régina tombe évanouie. Ses femmes l'emportent. Otbert barre le passage aux archers, qui veulent s'approcher.)
Que nul ne fasse un pas ! je parle à ces seigneurs.(Aux princes.)
Ecoutez tous, marquis venus de la montagne, Duc Gerhard, sire Uther, pendragon de Bretagne, Burgrave Darius, burgrave Cadwalla : Je soufflette à vos yeux ce baron que voilà ! Et j'invoque céans, pour châtier ses hontes, Le droit des francs-archers par-devant les francs-comtes !
(Il jette son gant au visage de Hatto. — Entre le mendiant, confondu dans la foule des assistants.)

HATTO
Je t'ai laissé parler !(Bas à Zoaglio Giannilaro, qui est près de lui dans la foule des seigneurs.)
Dieu sait, Giannilaro, Que mon épée en tremble encor dans le fourreau !(À Otbert.)
Maintenant je te dis : Qui donc es-tu, mon brave ! Parle, es-tu fils de roi, duc souverain, margrave, Pour m'oser défier ? Dis ton nom seulement, Le sais-tu? Tu te dis l'archer Otbert.(Aux seigneurs.)
Il ment.(À Otbert.)
Tu mens. Ton nom n'est pas Otbert. Je vais te dire D'où tu viens, d'où tu sors, ce que tu vaux! — messire, Ton nom est Yorghi Spadacelli. Tu n'es Pas même gentilhomme. Allons! je te connais. Ton aïeul était Corse et ta mère était Slave. Tu n'es qu'un vil faussaire, esclave et fils d'esclave. Arrière!(Aux assistants.)
Il est, seigneurs, des princes parmi vous. S'ils prennent-son parti, je les accepte tous, Pied contre pied, partout, ici, dans l'avenue, Deux poignards dans les mains, et la poitrine nue !(À Otbert.)
Mais toi, vil brigand corse, échappé des makis,(Il pousse du pied le gant d'Otbert.)
Jette aux valets ton gant !

OTBERT
Misérable!

LE MENDIANT(faisant un pas, à Hatto.)
Marquis ! J'ai quatre-vingt-douze ans, mais je te tiendrai tête. — Une épée !
(Il jette son bâton et prend l'épée de l'une des panoplies suspendues au mur.)

HATTO(éclatant de rire.)
Un bouffon manquait à cette fête. Le voici, messeigneurs. D'où sort ce compagnon? Nous tombons du bohème au mendiant.(Au mendiant.)
Ton nom ?

LE MENDIANT
Frédéric de Souabe, empereur d'Allemagne.

MAGNUS
Barberousse!…
(Etonnement et stupeur. Tous s'écartent et forment une sorte de grand cercle autour du mendiant, qui dégage de ses haillons une croix attachée à son cou et l'élève de sa main droite, la gauche appuyée sur l'épée piquée en terre.)

LE MENDIANT
Voici la croix de Charlemagne.(Tous les yeux se fixent sur la croix. Moment de silence. II reprend.)
Moi, Frédéric, seigneur du mont où je suis né, Élu roi des Romains, empereur couronné, Porte-glaive de Dieu, roi de Bourgogne et d'Arles, J'ai violé la tombe où dormait le grand Charles ; J'en ai fait pénitence; et, le genou plié, J'ai vingt ans au désert pleuré, gémi, prié. Vivant de l'eau du ciel et de l'herbe des roches, Fantôme dont le pâtre abhorrait les approches, Le monde entier m'a cru descendu chez les morts. Mais j'entends mon pays qui m'appelle ; je sors De l'ombre où je songeais, exilé volontaire. Il est temps de lever ma tête hors de terre. Me reconnaissez-vous ?

MAGNUS(s'approchant.)
Ton bras, César romain !

LE MENDIANT
Le trèfle qu'un de vous m'imprima sur la main ?(Il présente son bras à Magnus.)
Vois.
(Magnus s'incline, examine attentivement le bras du mendiant, puis se redresse.)

MAGNUS(aux assistants.)
Je déclare ici, la vérité m'y pousse, Que voici l'empereur Frédéric Barberousse.
(La stupeur est au comble. Le cercle s'élargit. L'empereur, appuyé sur la grande épée, se tourne vers les assistants et promène sur eux des regards terribles.)

L'EMPEREUR
Vous m'entendiez jadis marcher dans ces vallons, Lorsque l'éperon d'or sonnait à mes talons. Vous me reconnaissez, burgraves. — C'est le maître. Celui qui subjugua l'Europe, et fit renaître L'Allemagne d'Othon, reine au regard serein ; Celui que choisissaient pour juge souverain, Comme bon empereur, comme bon gentilhomme, Trois rois dans Mersebourg et deux papes dans Rome, Et qui donna, touchant leurs fronts du sceptre d'or, La couronne à Suénon, la tiare à Victor ; Celui qui des Hermann renversa le vieux trône; Qui vainquit tour à tour, en Thrace et dans Icône, L'empereur Isaac et le calife Arshan ; Celui qui, comprimant Gènes, Pise, Milan, Etouffant guerres, cris, fureurs trahisons viles, Prit dans sa large main l'Italie aux cent villes ; Il est là qui vous parle. Il surgit devant vous !(Il fait un pas, tous reculent.)
— J'ai su juger les rois, je sais traquer les loups. — J'ai fait pendre les chefs des sept cités lombardes; Albert-l'Ours m'opposait dix mille hallebardes, Je le brisai ; mes pas sont dans tous les chemins ; J'ai démembré Henri-le-Lion de mes mains, Arraché ses duchés, arraché ses provinces ; Puis avec ses débris j'ai fait quatorze princes ; Enfin j'ai, quarante ans, avec mes doigts d'airain, Pierre à pierre émietté vos donjons dans le Rhin ! Vous me reconnaissez, bandits ; je viens vous dire Que j'ai pris en pitié les douleurs de l'Empire, Que je vais vous rayer du nombre des vivants, Et jeter votre cendre infâme aux quatre vents !(Il se tourne vers les archers.)
Vos soldats m'entendront ! Ils sont à moi. J'y compte. Ils étaient à la gloire avant d'être à la honte. C'est sous moi qu'ils servaient avant ces temps d'horreur, Et plus d'un se souvient de son vieil empereur. , N'est-ce pas, vétérans ? N'est-ce pas, camarades ?(Aux burgraves.)
Ah ! mécréants ! félons ! ravageurs de bourgades ! Ma mort vous fait renaître. Eh bien! touchez, voyez, Entendez ! c'est bien moi !(Il marche à grands pas au milieu d'eux. Tous s'écartent devant lui.)
Sans doute vous croyez Être des chevaliers ! Vous vous dites : — Nous sommes Les fils des grands barons et des grands gentilshommes. Nous les continuons.—Vous les continuez ? Vos pères, toujours fiers, jamais diminués, Faisaient la grande guerre ; ils se mettaient en marche, Ils enjambaient les ponts dont on leur brisait l'arche, Affrontaient le piquier ainsi que l'escadron, Faisaient, musique en tête et sonnant du clairon, Face à toute une armée et tenaient la campagne, Et, si haute que fût la tour ou la montagne, N'avaient besoin, pour prendre un château rude et fort, Que d'une échelle en bois pliant sous leur effort, Dressée au pied des murs d'où ruisselait le soufre, Ou d'une corde à nœuds qui, dans l'ombre du gouffre, Balançait ces guerriers, moins hommes que démons, Et que le vent la nuit tordait au flanc des monts ! Blâmait-on ces assauts de nuit, ces capitaines Défiaient l'empereur au grand jour, dans les plaines ; Puis attendaient, debout dans l'ombre, un contre vingt, Que le soleil parût et que l'empereur vint ! C'est ainsi qu'ils gagnaient châteaux, villes et terres; Si bien qu'il se trouvait qu'après trente ans de guerres, Quand on cherchait des yeux tous ces faiseurs d'exploits, Les petits étaient ducs, et les grands étaient rois ! Vous ! — comme des chacals et comme des orfraies, Cachés dans les taillis et dans les oseraies, Vils, muets, accroupis, un poignard à la main, Dans quelque mare immonde au bord du grand chemin, D'un chien qui peut passer redoutant les morsures, Vous épiez le soir, près des routes peu sûres, Le pas d'un voyageur, le grelot d'un mulet ; Vous êtes cent pour prendre un pauvre homme au collet, Le coup fait, vous fuyez en hâte à vos repaires. Et vous osez parler de vos pères ! —Vos pères, Hardis parmi les forts, grands parmi les meilleurs, Etaient des conquérants ; vous êtes des voleurs !(Les burgraves baissent la tête avec une sombre expression d'abattement, d'indignation et d'épouvante. Il poursuit.)
Si vous aviez des cœurs, si vous aviez des âmes, On vous dirait : Vraiment, vous êtes trop infâmes ! Quel moment prenez-vous, lâchement enhardis, Pour faire, vous, barons, ce métier de bandits ? L'heure où notre Allemagne expire! Ignominie! Fils méchants, vous pillez la mère à l'agonie! Elle pleure, et, levant au ciel ses bras roidis, Sa voix faible en râlant vous dit : Soyez maudits! Ce qu'elle dit tout bas, je le crie à voix haute. Je suis votre empereur, je ne suis plus votre hôte. Soyez maudits ! je rentre en mes droits aujourd'hui, Et, m'étant châtié, puis châtier autrui.(Il aperçoit les deux margraves Platon et Gilissa et marche droit à eux.)
Marquis de Moravie et marquis de Lusace, Vous sur les bords du Rhin ! Est-ce là votre place? Tandis que ces bandits vous fêtent en riant, On entend des chevaux hennir à l'Orient. Les hordes du Levant sont aux portes de Vienne. Aux frontières, messieurs ! allez ! Qu'il vous souvienne De Henri le Barbu, d'Ernest le Cuirassé. Nous gardons le créneau, vous, gardez le fossé ! Allez !(Apercevant Zonglio Giannilaro.)
Giannilaro ! ta figure me gêne. Que viens-tu faire ici ? Génois, retourne à Gêne !(Au pendragon de Bretagne.)
Que nous veut sire Uther? Quoi! des Bretons aussi ! Tous les aventuriers du monde sont ici !(Aux deux marquis Platon et Gilissa.)
Les margraves paieront cent mille marcs d'amende.(Au comte Lupus.)
Grande jeunesse ; mais perversité plus grande. Tu n'es plus rien ! je mets ta ville en liberté.(Au duc Gerhard.)
La comtesse Isabelle a perdu sa comté ; Le larron, c'est toi, duc ! Tu t'en iras à Baie ; Nous y convoquerons la chambre impériale, Et là, publiquement, prince, tu marcheras Une lieue en portant un juif entre tes bras.(Aux soldats.)
Délivrez les captifs ! et de leurs mains d'esclaves Qu'ils attachent leur chaîne au cou de ces burgraves !(Aux burgraves.)
Ah ! vous n'attendiez point ce réveil, n'est-ce pas ? Vous chantiez, verre en main, l'amour, les longs repas, Vous poussiez de grands cris et vous étiez en joies ; Vous enfonciez gaiement vos ongles dans vos proies ; Vous déchiriez mon peuple, hélas! qui m'est si cher, Et vous vous partagiez les lambeaux de sa chair ! Tout à coup… tout à coup dans l'antre inaccessible, Le vengeur indigné, frissonnant et terrible. Apparaît ; l'empereur met le pied sur vos tours, Et l'aigle vient s'abattre au milieu des vautours !
(Tous semblent frappés de consternation et de terreur. Depuis quelques instants Job est entré et s'est mêlé en silence aux chevaliers. Magnus seul a écouté l'empereur sans trouble, et n'a cessé de le regarder fixement pendant qu'il a parlé. Quand Barberousse a fini, Magnus le regarde encore une fois de la tête aux pieds, puis son visage prend une sombre expression de joie et de fureur.)

MAGNUS(l'œil fixé sur l'empereur.)
Oui, c'est bien lui ! — vivant !(Il écarte d'un geste formidable les soldats et les princes, marche au fond du théâtre, franchit en deux pas le degré de six marches, saisit de ses deux poings les créneaux de la galerie, et crie au dehors d'une voix tonnante.)
Triplez les sentinelles ! Les archers au donjon ! les frondeurs aux deux ailes ! Haut le pont ! bas la herse ! Armez les mangonneaux ! Mille hommes au ravin ! mille hommes aux créneaux ! Soldats, courez au bois ! taillez granits et marbres, Prenez les plus grands blocs, prenez les plus grands arbres, Et sur ce mont, qui jette an monde la terreur, Faites-nous un gibet digne d'un empereur !(Il redescend.)
Il s'est livré lui-même. Il est pris !(Croisant les bras et regardant l'empereur en face.)
Je t'admire ! Où sont tes gens ? où sont les fourriers de l'empire ? Entendrons-nous bientôt tes trompettes sonner ? Vas-tu, sur ce donjon que tu dois ruiner, Semer, dans les débris où sifflera la bise, Du sel comme à Lubeck, du chanvre comme à Pise ? Mais quoi ? je n'entends rien. Serais-tu seul ici ? Pas d'armée, ô César ! Je sais que c'est ainsi Que tu fais d'ordinaire, et que c'est de la sorte Que, l'épée à la main, seul, brisant une porte, Criant tout haut ton nom, tu pris Tarse et Cori ; Il t'a suffi d'un pas, il t'a suffi d'un cri, Pour forcer Gêne, Utrecht, et Rome abâtardie; Iconium plia sous toi ; la Lombardie Trembla quand elle vit, à ton souffle d'enfer. Frissonner dans Milan l'arbre aux feuilles de fer; Nous savons tout cela; mais sais-tu qui nous sommes?(Montrant les soldats.)
Je t'écoutais parler tout à l'heure à ces hommes, Leur dire : Vétérans, camarades! — Fort bien ! — Pas un n'a bougé ! vois. C'est qu'ici tu n'es rien. C'est mon père qu'on craint, c'est mon père qu'on aime. Ils sont au comte Job avant d'être à Dieu même ! L'hôte seul est sacré, César, pour le bandit. Or, tu n'es plus notre hôte, et toi-même l'as dit.(Montrant Job.)
Ecoute, ce vieillard que tu vois, c'est mon père. C'est lui qui t'a flétri du fer triangulaire, Et l'on te reconnaît aux marques de l'affront Mieux qu'à l'huile sacrée effacée à ton front ! La haine entre vous deux est comme vous ancienne. Tu mis à prix sa tête, il mit à prix la tienne ; Il la tient. Te voilà seul et nu parmi nous. Fritz de Hohenstaufen ! regarde-nous bien tous! Plutôt que d'être entré, car vraiment tu me touches, Dans ce cercle muet de chevaliers farouches, Darius, Cadwalla, Gorlois, Hatto, Magnus, Chez le grand comte Job, burgrave du Taunus, Il vaudrait mieux pour toi, — roi de Bourgogne et d'Arles, Empereur, qui ne sais pas même à qui tu parles, Que rien qu'à sa folie on aurait reconnu, — Il vaudrait mieux, plutôt que d'être ici venu, Etre entré, quand la nuit tend ses voiles funèbres, Dans quelque antre d'Afrique, et parmi les ténèbres, Voir soudain des lions et des tigres, ô roi, Sortir de toutes parts de l'ombre autour de toi.
(Pendant que Magnus a parlé, le cercle des burgraves s'est resserré lentement autour de l'empereur. Derrière les burgraves est venue se ranger silencieusement une triple ligne de soldats armés jusqu'aux dents, au-dessus desquels s'élève la grande bannière du burg mi-partie rouge et noire, avec une hache d'argent brodée dans le champ de gueules, et cette légende sous la hache : MONTICOMAM, VIROCAPUT. L'empereur, sans reculer d'un pas, tient cette foule en respect. Tout à coup, quand. Magnus a fini, l'un des burgraves tire son épée.)

CADWALLA(tirant son épée.)
César ! César ! César ! rends-nous nos citadelles !

LE BURGRAVE DARIUS(tirant son épée.)
Nos burgs, qui ne sont plus que des nids d'hirondelles !

HATTO(tirant son épée.)
Rends-nous nos amis morts, qui hantent nos donjons Quand l'âpre vent des nuits pleure à travers les joncs !

MAGNUS(saisissant sa hache.)
Ah ! tu sors du sépulcre ! eh bien ! je t'y repousse, Afin qu'au même instant,— tu comprends, Barberousse, Où le monde entendra cent voix avec transport Crier : Il est vivant ! l'écho dise : il est mort ! — Tremble donc, insensé qui menaçais nos têtes !
(Les burgraves, l'épée haute, pressent Barberousse avec des cris formidables. Job sort, de la foule et lève la main. Tous se taisent.)

JOB(à l'empereur.)
Sire, mon fils Magnus vous a dit vrai. Vous êtes Mon ennemi. C'est moi qui, soldat irrité, Jadis portai la main sur Votre Majesté. Je vous hais. — Mais je veux une Allemagne au monde. Mon pays plie et penche en une ombre profonde. Sauvez-le. Moi, je tombe à genoux en ce lieu Devant mon empereur que ramène mon Dieu !(Il s'agenouille devant Barberousse, puis se tourne à demi vers les princes et les burgraves.)
À genoux tous ! — Jetez à terre vos épées !(Tous jettent leurs épées et se prosternent, excepté Magnus. Job, à genoux, parle à l'empereur.)
Vous êtes nécessaire aux nations frappées ; Vous seul ! Sans vous l'Etat touche aux derniers moments, Il est en Allemagne encor deux Allemands : Vous et moi. — vous et moi, cela suffira, sire. Régnez.(Désignant du geste les assistants.)
Quant à ceux-ci, je les ai laissés dire, Excusez-les, ce sont des jeunes gens.(À Magnus, qui est resté debout.)
Magnus!(Magnus, en proie à une sombre irrésolution, semble hésiter. Son père fait en geste. Il tombe à genoux. Job poursuit.)
Toujours barons et serfs, fronts casqués et pieds nus, Chasseurs et laboureurs ont échangé des haines ; Les montagnes toujours ont fait la guerre aux plaines, Vous le savez. Pourtant, j'en conviens sans effort, Les barons ont mal fait, les montagnes ont tort !(Se relevant. Aux soldats.)
Qu'on mette en liberté les captifs.(Les soldats obéissent en silence et détachent les chaînes des prisonniers, qui, pendant cette scène, sont venus se grouper dans la galerie au fond du théâtre. Job reprend.)
Vous, burgraves, Prenez, César le veut, leurs fers et leurs entraves.(Les burgraves se relèvent avec indignation. Job les regarde avec autorité.)
— Moi d'abord.(Il fait signe à un soldat de lui mettre au cou un des colliers de fer. Le soldat baisse la tête et détourne les yeux. Job lui fait signe de nouveau. Le soldat obéit. Les autres burgraves se laissent enchaîner sans résistance. Job, la chaîne au cou, se tourne vers l'empereur.)
Nous voilà comme tu nous voulais, Très auguste empereur. Dans son propre palais Le vieux Job est esclave et t'apporte sa tête. Maintenant, si des fronts qu'a battus la tempête Méritent la pitié, mon maître, écoutez-moi. Quand vous irez combattre aux frontières, ô roi, Laissez-nous, — faites-nous cette grâce dernière, — Vous suivre, troupe armée et pourtant prisonnière. Nous garderons nos fers ; mais, tristes et soumis, Mettez-nous face à face avec vos ennemis, Devant les plus hardis, devant les plus barbares; Et, quels qu'ils soient, Hongrois, Vandales, magyares, Fussent-ils plus nombreux que ne sont sur la mer Les grêles du printemps et les neiges d'hiver, Fussent-ils plus épais que les blés sur la plaine, Vous nous verrez, flétris, l'œil baissé, l'âme pleine De ce regret amer qui se change en courroux, Balayer — j'en réponds — ces hordes devant vous, Terribles, enchaînés, les mains de sang trempées, Forçats par nos carcans héros par nos épées !

LE CAPITAINE (DES ARCHERS DU BURG )(s'avançant vers Job, et s'inclinant pour prendre ses ordres. )
Seigneur…(Job secoue la tête et lui fait signe du doigt de s'adresser à l'empereur, silencieux et immobile au milieu du théâtre. Le capitaine se tourne vers l'empereur et le salue profondément.)
Sire…

L'EMPEREUR(désignant les burgraves.)
Aux prisons !
(Les soldats emmènent les barons, excepté Job, qui reste sur un signe de l'empereur. Tous sortent. Quand ils sont seuls, Frédéric s'approche de Job et détache sa chaîne. Job se laisse faire avec stupeur. Moment de silence. )

L'EMPEREUR(regardant Job en face.)
Fosco !

JOB(tressaillant avec épouvante.)
Ciel !

L'EMPEREUR(le doigt sur la bouche.)
Pas de bruit.

JOB(à part.)
Dieu !

L'EMPEREUR
Va ce soir m'attendre où tu vas chaque nuit.

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