ACTE II - SCÈNE II


Devant le château de Glocester. La lune brille. On distingue vaguement à l'horizon les premières lueurs du jour qui va se lever. L'intendant OSWALD et KENT se rencontrent.

OSWALD
La matinée te soit propice, ami ! Es-tu de la maison ?

KENT
Oui.

OSWALD
Où pouvons-nous mettre nos chevaux ?

KENT
Dans la boue.

OSWALD
Je t'en prie, dis-le-moi en ami.

KENT
Je ne suis pas ton ami.

OSWALD
Aussi bien, je ne me soucie pas de toi.

KENT
Si je te tenais dans la fourrière de Lipsbury, je t'obligerais bien à te soucier de moi.

OSWALD
Pourquoi me traites-tu ainsi ? Je ne te connais pas.

KENT
Compagnon, je te connais.

OSWALD
Et pour qui me connais-tu ?

KENT
Pour un drôle ! un maroufle, un mangeur de reliefs, un infâme, un insolent, un sot, un gueux à trois livrées, un cuistre à cent écus, un drôle en sales bas de laine, un lâche au foie de lis, un vil chicanier, un fils de putain, un lorgneur de miroir, un flagorneur, un faquin, un maraud héritant de toutes les défroques ! un gredin qui voudrait être maquereau à force de bons offices, et qui n'est qu'un composé du fourbe, du mendiant, du couard, et de l'entremetteur ! le fils et héritier d'une lice bâtarde ! un gaillard que je veux faire éclater en hurlements plaintifs, si tu oses nier la moindre syllabe de ton signalement !

OSWALD
Eh ! quel monstrueux coquin es-tu donc, pour déblatérer ainsi contre un homme qui n'est pas connu de toi et ne te connaît pas ?

KENT
Il faut que tu sois un manant à face bien bronzée, pour nier que tu me connaisses. Il n'y a pas deux jours que je t'ai culbuté et battu devant le roi. Dégaine, coquin. Quoiqu'il soit nuit encore, la lune, brille, je vais t'infiltrer un rayon de lune… Dégaine, putassier, couillon ! dégaine, dameret.
(Il met l'épée à la main.)

OSWALD
Arrière ! je n'ai pas affaire à toi.

KENT
Dégainez, misérable ! ah ! vous arrivez avec des lettres contre le roi ; vous prenez le parti de la poupée Vanité contre la majesté de son père. Dégainez, coquin, ou je vais vous hacher les jarrets avec ceci… Dégainez, misérable : en garde !

OSWALD
Au secours ! holà ! au meurtre ! au secours !

KENT (le frappant)
Poussez donc, manant ! Ferme, coquin, ferme !… poussez donc, fieffé manant.

OSWALD
Au secours, holà ! au meurtre ! au meurtre ! (Entrent EDMOND, CORNOUAILLES, RÉGANE et leur suite, puis GLOCESTER.)

EDMOND
Eh bien ! qu'y a-t-il ? séparez-vous.

KENT (se tournant vers Edmond)
À vous, s'il vous plaît, mon petit bonhomme… Venez, je vais vous égratigner… Venez donc, mon jeune maître.

GLOCESTER
Des épées ! des armes ! que se passe-t-il ici ?

CORNOUAILLES
Sur votre vie, respectez la paix… Celui qui frappe est mort. Qu'y a-t-il ?

RÉGANE
Ce sont les messagers de ma soeur et du roi.

CORNOUAILLES
Pourquoi cette altercation entre vous ? Parlez.

OSWALD
Je puis à peine respirer, milord.

KENT
Ce n'est pas étonnant : vous avez tant surmené votre valeur. Lâche coquin, la nature te désavoue : c'est un tailleur qui t'a fait.

CORNOUAILLES
Tu es un étrange gaillard : un tailleur faire un homme !

KENT
Oui, messire, un tailleur !… Un sculpteur ou un peintre ne l'aurait pas si mal ébauché, n'eussent-ils été que deux heures à la besogne.

CORNOUAILLES (à Oswald)
Parlez donc, comment a surgi cette querelle ?

OSWALD
Ce vieux ruffian, seigneur, dont j'ai épargné la vie à la requête de sa barbe grise…

KENT
Zed bâtard ! lettre inutile !… Milord, si vous me le permettez, je vais piler en mortier ce scélérat brut et en crépir le mur des latrines… Toi, épargner ma barbe grise, chétif hochequeue !

CORNOUAILLES
Paix, drôle !…
Grossier manant, ignores-tu le respect ?

KENT
—Non, monsieur ; mais la colère a ses privilèges.

CORNOUAILLES
Qu'est-ce qui te met en colère ?

KENT
C'est de voir porter l'épée par un maraud qui ne porte pas l'honneur. Ces maroufles souriants rongent, comme des rats, les liens sacrés trop étroitement serrés pour être dénoués ; ils caressent toutes les passions qui se rebellent dans le coeur de leurs maîtres, jettent l'huile sur le feu, la neige sur les glaciales froideurs, nient, affirment, et tournent leur bec d'alcyon à tous les vents du caprice de leur maître ! Ainsi que les chiens, ils ne savent que suivre ! (À Oswald.)
Peste soit de votre visage épileptique ! Vous souriez de mes discours, comme si j'étais un imbécile ! Oison, si je vous tenais dans la place de Sarum, je vous pourchasserais toujours caquetant jusqu'à Camelot.

CORNOUAILLES
Çà, es-tu fou, vieux ?

GLOCESTER
Quel est le motif de votre rixe ? Dites.

KENT
Il n'y a pas plus d'antipathie entre les contraires qu'entre moi et un pareil fourbe.

CORNOUAILLES
Pourquoi le traites-tu de fourbe ? Quel est son crime ?

KENT
Sa physionomie me déplaît.

CORNOUAILLES
Pas plus que la mienne, peut-être.(Montrant Edmond.)
Ou la sienne.(Montrant Régane.)
Ou la sienne.

KENT
Monsieur, c'est mon habitude d'être franc : j'ai vu dans ma vie de meilleurs visages que ceux que je vois sur maintes épaules devant moi, en ce moment.

CORNOUAILLES
C'est quelque drôle qui, ayant été loué pour sa rusticité, affecte une insolente rudesse et exagère la simplicité, au mépris de tout naturel… Il ne saurait flatter, lui !… c'est une âme honnête et franche ! il faut qu'il dise la vérité : si elle est bien reçue, tant mieux ; sinon, n'accusez que son franc parler. Je connais de ces drôles qui, dans leur franchise, recèlent plus d'astuce et de pensées corrompues que vingt naïfs faiseurs de courbettes qui se confondent en hommages obséquieux.

KENT (d'un ton doucereux)
Seigneur, en vérité, en toute sincérité, sous le bon plaisir de votre grandeur dont l'influence, comme l'auréole de flamme radieuse qui ondoie au front de Phébus…

CORNOUAILLES
Qu'entends-tu par là ?

KENT
Changer mon style, puisque vous le désapprouvez si fort. Je le reconnais, monsieur, je ne suis pas un flatteur ; mais celui qui vous a trompé avec l'accent de la franchise était un franc coquin : ce que, pour ma part, je ne serai jamais, quand l'espoir d'apaiser votre déplaisir m'inviterait à l'être.

CORNOUAILLES (à Oswald)
Quelle offense lui avez-vous faite ?

OSWALD
Aucune. Il plut naguère au roi son maître de me frapper dans un malentendu. Cet homme lui prêta mainforte, et, flattant son emportement, me culbuta par derrière ; dès que je fus bas, il m'insulta, m'injuria, fit maintes prouesses qui le distinguèrent, et obtint les éloges du roi pour cet attentat sur un homme sans défense. Tout à l'heure, dans l'exaltation de cet auguste exploit, il a même tiré l'épée contre moi.

KENT
Il n'est pas un de ces chenapans et de ces lâches près de qui Ajax ne soit un couard !

CORNOUAILLES
Holà ! qu'on aille chercher les ceps !… Vieux coquin têtu, vénérable effronté, nous vous apprendrons…

KENT
Monsieur, je suis trop vieux pour apprendre ; ne mettez pas vos ceps en réquisition pour moi. Je sers le roi ; c'est par ses ordres que j'ai été envoyé près de vous. Ce serait témoigner peu de respect et montrer une malveillance par trop insolente pour la gracieuse personne de mon maître, que de mettre aux ceps son messager.

CORNOUAILLES
Qu'on aille chercher les ceps ! Sur ma vie et mon honneur, il y restera jusqu'à midi.

RÉGANE
Jusqu'à midi !… jusqu'à ce soir, milord, et toute la nuit encore.

KENT
Mais, madame, si j'étais le chien de votre père, vous ne me traiteriez pas ainsi.

RÉGANE
Je traite ainsi sa valetaille.
(On apporte des ceps.)

CORNOUAILLES
C'est un drôle du même acabit que ceux dont parle notre soeur… Allons, approchez les ceps.

GLOCESTER
Laissez—moi supplier Votre Grâce de n'en rien faire. Sa faute est grave, et le bon roi son maître saura l'en punir : la dégradante correction que vous lui infligez ne s'applique qu'aux plus vils et aux plus méprisés des misérables, pour des vols et de vulgaires délits. Le roi trouvera nécessairement mauvais qu'on l'ait humilié dans son messager, en le soumettant à une pareille contrainte.

CORNOUAILLES
Je réponds de tout.

RÉGANE
Ma soeur pourra trouver plus mauvais encore que son gentilhomme ait été insulté et maltraité dans l'accomplissement de ses ordres… (Aux valets.)
Entravez-lui les jambes.
(On met Kent dans les ceps.)
(À Cornouailles)
Allons, mon cher seigneur, partons.
(Sortent Régane et Cornouailles.)

GLOCESTER (à Kent)
Ami, j'en suis fâché pour toi ; c'est le bon plaisir du duc, et son humeur, tout le monde le sait, n'admet ni froissement ni obstacle… J'intercéderai pour toi.

KENT
De grâce, n'en faites rien, monsieur. J'ai veillé et parcouru une longue route ; je dormirai une partie du temps, et je sifflerai le reste. (D'un ton amer.)
La fortune d'un honnête homme peut bien avoir ces ailes-là aux talons. Je vous souhaite le bonjour.

GLOCESTER
Le duc est à blâmer pour cela : ce sera mal pris. (Il sort. L'aurore se lève.)

KENT (seul)
Bon roi, faut-il donc que tu justifies le dicton populaire, et que tu passes d'un ciel tolérable sous un soleil brûlant ! (Il tire un papier et le déploie.)
Rapproche-toi, fanal de ce globe inférieur, qu'avec le secours de tes rayons je puisse lire cette lettre !… Il ne se fait guère de miracles que pour la détresse… C'est de Cordélia, je suis sûr : elle a été fort heureusement informée de mon travestissement, et elle prendra occasion des énormités qui s'accomplissent, pour apporter à tous les maux leurs remèdes. (Il resserre le papier.)
Vous qu'ont épuisés les veilles, ô mes yeux, profitez de votre accablement pour ne pas voir cette ignoble logette. Bonne nuit, fortune, souris encore une fois et fais tourner ta roue.
(Il s'endort.)

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