ACTE V - SCENE III



(ANTIGONE CREON,ATTALE OLYMPE.)


CREON
MAdame, qu'ay-je appris en entrant dans ces lieux ?
Est-il vray que la Reine…

ANTIGONE
Oüy, Creon elle est mortel.

CREON
O Dieux ! puis-je sçavoir de quelle étrange sorte,
Ses jours infortunez ont éteint leur flambeau ?

OLYMPE
Elle-mesme, Seigneur, s'est ouvert le tombeau,
Et s'estant d'un poignard en vn moment saisie,
Elle en a terminé ses mal-heurs & sa vie.

ANTIGONE
Elle a sceu prevenir la perte de son Fils.

CREON
Ah ! Madame, il est vray que les Dieux ennemis…

ANTIGONE
N'imputez qu'à vous seul la mort du Roy mon Frere,
Et n'en, accusez point la celeste colere.
A ce combat fatal vous seul l'avez conduit,
Il a crû vos conseils, sa mort en est le fruit.
Ainsi de leurs flatteurs les Rois sont les Victimes,
Vous avancez leur perte en approuvant leurs crimes,
De la cheute des Rois vous estes les Auteurs,
Mais les Rois en tombant entraisnent leurs flateurs.
Vous le voyez, Creon, sa disgrace mortelle,
Vous est funeste autant qu'elle nous est cruelle,
Le Ciel en le perdant s'en est vangé sur vous,
Et vous avez peut-estre à pleurer comme nous.

CREON
Madame, je l'avouë, & les destins contraires,
Me font pleurer deux Fils si vous pleurer deux Frere.

ANTIGONE
Mes Freres & vos Fils ! Dieux ! que veut ce discours ?
Quelqu'autre qu'Eteocle à t'il fini ses jours ?

CREON
Mais ne sçavez-vous pas cette sanglante histoire ?

ANTIGONE
J'ay sçeu que Polinice a gaigné la Victoire,
Et qu'Hemon a voulu les separer en vain.

CREON
Madame ce combat est bien plus inhumain.
Vous ignorez encor mes pertes & les vostres.
Mais helas ! apprenez les unes & les autres.

ANTIGONE
Rigoureuse Fortune, acheve ton courroux.
Ah ! sans doute voicy le dernier de tes coups.

CREON
Vous avez veu, Madame, avec qu'elle furie,
Les deux Princes sortoient pour s'arracher la vie,
Que d'une ardeur égale ils fuyoient de ces lieux,
Et que jamais leurs cœurs ne s'accorderent mieux.
La soif de se baigner dans le sang de leur Frere,
Faisoit ce que jamais le sang n'avoit sçeu faire,
Par l'excez de leur haine ils sembloient reünis,
Et prests à s'égorger ils paroisoient amis.
Ils ont choisi d'abord pour leur champ de bataille,
Un lieu prés des deux camps, au pied de la muraille.
C'est là que reprenant leur premiere fureur,
Ils commencent enfin ce combat plein d'horreur.
D'un geste menassant, d'un œil brûlant de rage,
Dans le sein l'un de l'autre ils cherchent un passage,
Et la seule fureur precipitant leur bras,
Tous deux semblent courir au devant du trépas.
Mon Fils qui de douleur en soûpiroit dans l'ame,
Et qui se souvenoit de vos ordres, Madame,
Se jette au milieu d'eux, & méprise pour vous
Leurs ordres absolus qui nous retenoient tous.
Il leur retient le bras, les repousse, les prie,
Et pour les separer s'expose à leur furie,
Mais il s'efforce en vain d'en arrester le cours,
Et ces deux Furieux se r'approchent toûjours.
Il tient ferme pourtant & ne perd point courage,
De mille coups mortels il détourne l'orage,
Jusqu'à ce que du Roy le fer trop rigoureux,
Soit qu'il cherchast son Frere, ou ce Fils mal-heureux,
Le renverse à ses pieds prest à rendre la vie.

ANTIGONE
Et la douleur encor ne me l'a pas ravie !

CREON
J'y cours, je le releve, & le prens dans mes bras,
Et me reconnoissant, je meurs, dit-il tout bas,
Trop heureux d'expirer pour ma belle Princesse,
En vain à mon secours vostre amitié s'empresse,
C'est à ces furieux que nous devez courir
Separez, les, mon Pere, & me laissez mourir,
Il expire à ces mots. Ce barbare spectacle,
A leur noire fureur n'apporte point d'obstacle,
Seulement Polinice en paroist affligé,
Attens Hémon, dit-il, tu vas estre vangé.
En effet sa douleur renouvelle sa rage,
Et bien-tost le combat tourne à son avantage.
Le Roy frappé d'un coup qui luy perce le flanc,
Luy cede la Victoire & tombe dans son sang.
Les deux Camps aussi-tost s'abandonnent en proye,
Le nostre à la douleur & les Grecs à la joye,
Et le Peuple allarmé du trépas de son Roy,
Sur le haut de ses tours témoigne son effroy,
Polinice tout fier du succez de son crime,
Regarde avec plaisir expirer sa Victime,
Dans le sang de son Frere il semble se baigner.
Et tu meurs, luy dit-il, & moy je vais regner.
Regarde dans mes mains l'Empire & la Victoire,
Va rougir aux Enfers de l'excez de ma gloire,
Et pour mourir encore avec plus de regret,
Traistre songe en mourant que tu meurs mon Sujet.
En achevant ces mots, d'une demarche fiere,
Il s'approche du Roy couché sur la poussiere,
Et pour le desarmer il avance le bras.
Le Roy qui semble mort observe tous ses pas.
Il le voit, il l'attend, & son ame irritée,
Pour quelque grand dessein semble s'estre arrestée.
L'ardeur de se vanger flate encor ses desirs,
Et retarde le cours de ses derniers souspirs.
Prest à rendre la vie il en cache le reste,
Et sa mort au Vainqueur est un piege funeste.
Et dans l'instant fatal que ce Frere inhumain
Luy veut oster le fer qu'il tenoit à la main,
Il luy perce le cœur, & son ame ravie,
En achevant ce coup abandonne la vie.
Polinice frappé pousse un cri dans les airs,
Et son ame en courroux s'enfuit dans les Enfers.
Tout mort qu'il est, Madame, il garde sa colere,
Et l'on diroit qu'encore il menace son Frere.
Son visage où la mort a répandu ses traits,
Demeure plus terrible & plus fier que jamais.

ANTIGONE
Fatale ambition, aveuglement funeste !
D'un Oracle cruel suite trop manifeste !
De tout le sang Royal il ne reste que nous,
Et plust aux Dieux, Creon, qu'il ne restast que vous,
Et que mon desespoir prévenant leur colere,
Eust suivi de plus prés le trépas de ma mere.

CREON
Il est vray que des Dieux le courroux embrazé,
Pour nous faire perir semble s'estre épuisé.
Car enfin sa rigueur, vous le voyez, Madame,
Ne m'accable pas moins qu'elle afflige vostre ame.
En m'arrachant mes Fils…

ANTIGONE
Ah ! vous regnez, Créon.
Et le Trosne aisément vous console d'Hémon.
Mais laissez-moy de grace un peu de solitude,
Et ne contraignez point ma triste inquietude,
Aussi bien mes chagrins passeroient jusqu'à vous.
Vous trouverez ailleurs des entretiens plus doux.
Le Trosne vous attend, le Peuple vous appelle,
Goustez tout le plaisir d'une grandeur nouvelle,
Adieu, nous ne faisons tons deux que nous gesner.
Je veux pleurer, Creon, & vous voulez regner.

CREON (arrestant Antigone.)
Ah ! Madame, regnez & montez sur le Trosne,
Ce haut rang n'appartient qu'à l'illustre Antigone.

ANTIGONE
Il me tarde déja que vous ne l'occupiez,
La Couronne est à vous.

CREON
Je la mets à vos piez.

ANTIGONE
Je la refuserois de la main des Dieux mesme,
Et vous osez, Crepn, m'offrir le Diadéme ?

CREON
Je sçay que ce haut rang n'a rien de glorieux,
Qui ne cede à l'honneur de l'offrir à vos yeux,
D'un si noble destin je me connois indigne.
Mais si l'on peut pretendre à cette gloire insigne,
Si par d'illustres faits on la peut meriter,
Que faut-il faire enfin, Madame ?

ANTIGONE
M'imiter.

CREON
Que ne ferois-je point pour une telle grace !
Ordonnez seulement ce qu'il faut que je fasse.
Je suis prest…

ANTIGONE (en s'en allant…)
Nous verrons.

CREON (la suivant.)
J'attens vos loix icy.

ANTIGONE (en s'en allant.)
Attendez.

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