ACTE IV - SCENE III



(IOCASTE ETEOCLE, POLINICE,ANTIGONE HEMON, CREON,)


IOCASTE
ME voicy donc tantost au comble de mes vœux,
Puisque déja le Ciel vous rassemble tous deux.
Vous revoyez un Frere, apres deux ans d'absence,
Dans ce mesme Palais où vous pristes naissance,
Et moy par un bon-heur où je n'osois penser,
L'un & l'autre à la fois je vous puis embrasser.
Commencez donc, mes Fils, cette union si chere,
Et que chacun de vous reconnoisse son Frere,
Tous deux dans vostre Frere envisagez vos traits ;
Mais pour en mieux juger voyez-les de plus prés,
Surtout que le Sang parle & fasse son office.
Approchez Eteocle, avancez Polinice.
Hé ! quoy ? Loin d'approcher vous reculez tous deux ?
D'où vient ce sombre accüeil & ces regards fascheux ?
N'est-ce point que chacun d'une ame irresoluë,
Pour salüer son Frere, attend qu'il le saluë,
Et qu'affectant l'honneur de ceder le dernier,
L'un ni l'autre ne veut s'embrasser le premier ?
Etrange ambition qui n'aspire qu'au crime,
Où le plus furieux passe pour magnanime !
Le vainqueur doit rougir en ce combat honteux,
Et les premiers vaincus sont les plus genereux.
Voyons donc qui des deux aura plus de courage,
Qui voudra le premier triompher de sa rage.
Quoy vous n'en faites rien ? C'est à vous d'avancer,
Et venant de si loin vous devez commencer,
Commencez, Polinice, embrassez vostre Frere,
Et monstrez…

ETEOCLE
Hé ! Madame, à quoy bon ce mystere ?
Tous ces embrassemens ne sont guere à propos,
Qu'il parle, qu'il s'explique & nous laisse en repos.

POLINICE
Quoy faut-il davantage expliquer mes pensées ?
On les peut découvrir par les choses passées,
La guerre, les combats, tant de sang répandu,
Tout cela dit assez que le Throsne m'est dû.

ETEOCLE
Et ces mesmes combats, & cette mesme guerre,
Ce sang qui tant de fois a fait rougir la terre,
Tout cela dit assez que le Trosne est à moy,
Et tant que je respire il ne peut estre à toy.

POLINICE
Tu sçais qu'injustement tu remplis cette place.

ETEOCLE
L'injustice me plaist pourvû que je t'en chasse.

POLINICE
Si tu n'en veux sortir tu pourras en tomber.

ETEOCLE
Si je tombe, avec moy tu pourras succomber.

IOCASTE
O Dieux ! que je me vois cruellement deceuë !
N'avois-je tant pressé cette fatale veuë,
Que pour les desunir encor plus que jamais ?
Ah ! mes Fils, est-ce là comme on parle de Paix ?
Quittez au nom des Dieux, ces tragiques pensées,
Ne renouvellez point vos discordes passées,
Vous n'estes pas ici dans un champ inhumain.
Est-ce moy qui vous met les armes à main ?
Considerez ces lieux oû vous pristes naissance.
Leur aspect sur vos cœurs n'at'il point de puissance ?
C'est icy que tous deux vous receustes le jour,
Tout ne vous parle icy que de Paix & d'amour.
Ces Princes, vostre Sœur, tout condamne vos haines,
Enfin moy qui pour vous pris toûjours tant de peines,
Qui pour vous reünir immolerois… Helas,
Ils détournent la teste, & ne m'écoutent pas.
Tous deux pour s'attendrir ils ont l'ame trop dure,
Ils ne connoissent plus la voix de la Nature,
(à Polinice.)

Et vous que je croyois plus doux & plus soûmis…

POLINICE
Je ne veux rien de luy que ce qu'il m'a promis.
Il ne sçauroit regner sans se rendre parjure.

IOCASTE
Une extrême justice est souvent une injure.
Le Throsne vous est dû, je n'en sçaurois douter,
Mais vous le renversez en voulant y monter.
Ne vous lassez-vous point de cette affreuse guerre ?
Voulez-vous sans pitié desoler cette terre,
Détruire cét Empire afin de le gagner ?
Est-ce donc sur des morts que vous voulez regner ?
Thebes avec raison craint le regne d'un Prince,
Qui de fleuves de sang inonde sa Province,
Voudroit-elle obeïr à vostre injuste Loy ?
Vous estes son tyran avant qu'estre son Roy,
Dieux ! si devenant Grand souvent on devient pire,
Si la vertu se perd quand on gagne l'Empire,
Lors que vous regnerez que serez-vous helas !
Si vous estes cruel quand vous ne regnez pas ?

POLINICE
Ah ! si je suis cruel on me force de l'estre,
Et de mes actions je ne suis pas le Maistre :
J'ay honte des horreurs où je me voy contraint.
Et c'est injustement que le Peuple me craint.
Mais il faut en effet soulager ma Patrie,
De ses gemissemens mon ame est attendrie,
Trop de sang innocent se verse tous les jours,
Il faut de ses mal-heurs que j'arreste le cours.
Et sans faire gemir ni Thebes ni la Grece,
A l'Auteur de mes maux il faut que je m'adresse ;
Il suffit aujourd'huy de son sang ou du mien.

IOCASTE
Du sang de vostre Frere ?

POLINICE
Oüy Madame, du sien.
Il faut finir ainsi cette guerre inhumaine.
Oüy, cruel, & c'est là le dessein qui m'ameine.
Moy-mesme à ce combat j'ay voulu t'appeller,
A tout autre qu'à toy je craignois d'en parler.
Tout autre auroit voulu condamner ma pensée,
Et personne en ces lieux ne te l'eust annoncée.
Je te l'annonce donc. C'est à toy de prouver
Si ce que tu ravis tu le sçais conserver ;
Montre-toy digne enfin, d'une si belle proye.

ETEOCLE
J'accepte ton dessein & l'accepte avec joye.
Creon sçait là dessus quel estoit mon desir,
J'eusse accepté le Throsne avec moins de plaisir.
Je te crois maintenant digne du Diadême,
Et te le vais porter au bout de ce fer mesme.

IOCASTE
Hastez-vous donc, cruels de me percer le sein,
Et commencez par moy vostre horrible dessein.
Ne considerez point que je suis vostre Mere,
Considerez en moy celle de vostre Frere.
Si de vostre ennemi vous recherchez le sang,
Recherchez en la source en ce mal-heureux flanc.
Je suis de tous les deux la commune ennemie,
Puisque vostre ennemi reçût de moi la vie ;
Cét ennemi sans moy ne verroit pas le jour,
S'il meurt ne faut-il pas que je meure à mon tour ?
N'en doutez point, sa mort me doit estre commune,
Il faut en donner deux, ou n'en donner pas une,
Et sans estre ni doux ni cruels à demi,
Il faut me perdre ou bien sauver vostre ennemi.
Si la vertu vous plaist, si l'honneur vous anime.
Barbares, rougissez de commettre un tel crime,
Ou si le crime enfin vous plaist tant à chacun,
Barbares rougissez de n'en commettre qu'un.
Aussi bien ce n'est point que l'amour vous retienne.
Si vous sauvez ma vie en poursuivant la sienne,
Vous vous garderiez bien, cruels, de m'épargner,
Si je vous empeschois un moment de regner.
Polinice, est-ce ainsi que l'on traitte une Mere ?

POLINICE
J'épargne mon pays.

IOCASTE
Et vous tuez un Frere.

POLINICE
Je punis un méchant.

IOCASTE
Et sa mort aujourd'huy.
Vous rendra plus coupable & plus méchant que luy,

POLINICE
Faut-il que de ma main je couronne ce traistre,
Et que de Cour en Cour j'aille chercher un Maistre,
Qu'errant & vagabond je quitte mes Estats
Pour observer des Lois qu'il ne respecte pas ?
De ses propres forfaits serai-je la Victime ?
Le Diadême est-il le partage du crime ?
Quel droit ou quel devoir n'a-t'il point violé ?
Et cependant il regne & je suis exilé.

IOCASTE
Mais si le Roy d'Argos vous cede une Couronne…

POLINICE
Dois-je chercher ailleurs ce que le sang me donne ?
En m'alliant chez luy n'aurai-je rien porté ?
Et tiendrai-je mon rang de sa seule bonté ?
D'un Throsne qui m'est dû faut-il que l'on me chasse,
Et d'un Prince étranger que je brigue la place ?
Non non, sans m'abaisser à luy faire la cour,
Je veux devoir le Sceptre à qui je dois le jour.

IOCASTE
Qu'on le tienne, mon Fils, d'un Beau-pere ou d'un Pere,
La main de tous les deux vous sera toûjours chere.

POLINICE
Non non, la difference est trop grande pour moy,
L'un me feroit esclave, & l'autre me fait Roy.
Quoy ma grandeur seroit l'ouvrage d'une femme ?
D'un éclat si honteux je rougirois dans l'ame.
Le Throsne sans l'amour me seroit donc fermé ?
Je ne regnerois pas si l'on ne m'eust aimé ?
Je veux m'ouvrir le Throfne ou jamais n'y paraistre,
Et quand j'y monteray j'y veux monter en Maistre,
Que le Peuple à moy seul soit forcé d'obeïr,
Et qu'il me soit permis de m'en faire haïr.
Enfin de ma grandeur je veux estre l'arbitre,
N'estre point Roy, Madame, ou l'estre à juste titre,
Que le Sang me couronne, ou s'il ne suffit pas,
Je veux à son secours n'appeller que mon bras.

IOCASTE
Faites plus, tenez tout de vostre grand courage,
Que vostre bras tout seul fasse vostre partage,
Et dédaignant les pas des autres Souverains,
Soyez, mon Fils, soyez l'ouvrage de vos mains.
Par d'illustres exploits couronnez-vous vous-mesme,
Qu'un superbe laurier soit vostre Diadême ;
Regnez & triomphez, & joignez à la fois,
La gloire des Heros à la Pourpre des Rois.
Quoy ? vostre ambition seroit-elle bornée,
A régner tour à tour l'espace d'une année ?
Cherchez à ce grand cœur que rien ne peut donter,
Quelque Trosne où vous seul ayez droit de monter.
Mille Sceptres nouveaux s'offrent à vostre épée,
Sans que d'un sang si cher nous la voyons trempée,
Vos triomphes pour moy n'auront rien que de doux,
Et vostre Frere mesme ira vaincre avec vous.

POLINICE
Vous voulez que mon cœur flatté de ces chimeres,
Laisse un usurpateur au Trosne de mes Peres ?

IOCASTE
Si vous luy souhaittez en effet tant de mal,
Elevez-le vous-mesme à ce Trosne fatal.
Ce Trosne fut toûjours un dangereux abysme,
La foudre l'environne aussi bien que le crime,
Vostre Pere & les Roys qui vous ont devancez,
Si-tost qu'ils y montoient s'en sont veûs renversez.

POLINICE
Quand je devrois au Ciel rencontrer le tonnerre,
J'y monterois plustost que de ramper à terre.
Mon cœur jaloux du fort de ces grands mal-heureux,
Veut s'élever, Madame, & tomber avec eux.

ETEOCLE
Je sçauray t'épargner une chute si vaine.

POLINICE
Ah ! ta chûte bien-tost precedera la mienne,

IOCASTE
Mon Fils son regne plaist.

POLINICE
Mais il m'est odieux.

IOCASTE
Il a pour luy le Peuple.

POLINICE
Et j'ay pour moy les Dieux.

ETEOCLE
Les Dieux de ce haut rang te vouloient interdire,
Puis qu'ils m'ont élevé le premier à l'Empire.
Ils ne sçavoient que trop lors qu'ils firent ce choix,
Qu'on veut regner toûjours quand on regne une fois.
Jamais dessus le Trosne on ne vit plus d'un Maistre,
Il n'en peut tenir deux quelque grand qu'il puisse estre ;
L'un des deux tost ou tard se verroit renversé,
Et d'un autre soy-mesme on y seroit pressé.
Jugez donc par l'horreur que ce meschant me donne,
Si je puis avec luy partager la Couronne.

POLINICE
Et moy je ne veux plus tant tu m'es odieux,
Partager avec toy la lumiere des Cieux.

IOCASTE
Allez donc, j'y consens, allez perdre la vie,
A ce cruel combat tous deux je vous convie.
Puisque tous mes efforts ne sçauroient vous changer,
Que tardez-vous ? Allez vous perdre & me vanger.
Surpassez s'il se peut les crimes de vos Peres,
Monstrez en vous tuant comme vous estes Freres,
Le plus grand des forfaits vous a donné le jour,
Il faut qu'un crime égal vous l'arrache à son tour.
Je ne condamne plus la fureur qui vous presse,
Je n'ay plus pour mon làng ni pitié ni tendreflè,
Vostre exemple m'apprend à ne le plus cherir,
Et moy je vais, Cruels, vous apprendre à mourir.

ANTIGONE
Madame… ô Ciel ! Que vois-je ? Hélas rien ne touche !

HEMON
Rien ne peut ébranler leur constance farouche.

ANTIGONE
Princes…

ETEOCLE
Pour ce combat choisissôns quelque lieu.

POLINICE
Courons. Adieu ma Sœur.

ETEOCLE
Adieu, Princesse, Adieu.

ANTIGONE
Mes Freres, Arrestez, Gardes, qu'on les retienne,
Joignez, unissez tous vos douleurs à la mienne.
C'est leur estre cruels que de les respecter.

HEMON
Madame il n'est plus rien qui les piasse arrester.

ANTIGONE
Ah ! genereux Hémon ! c'est vous seul que j'implore,
Si la vertu vous plaist, si vous m'aimez encore,
Et qu'on puisse arrester leurs parricides mains,
Helas ! pour me sauver, sauvez ces inhumains.
(Fin du quatriéme Acte.)

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