ACTE II - SCENE III



(IOCASTE POLINICE,ANTIGONE HEMON.)


POLINICE
MAdame au nom des Dieux, cessez de m'arrester.
Je vois bien que la Paix ne peut s'executer.
J'esperois que du Ciel la Justice infinie,
Voudroit se declarer contre la tyrannie,
Et que lassé de voir repandre tant de sang,
Il rendroit à chacun son legitime rang.
Mais puis qu'ouvertement il tient pour l'injustice,
Et que des criminels il se rend le complice,
Dois-je encore esperer qu'un Peuple revolté,
Quand le Ciel est injuste écoute l'équité ?
Dois-je prendre pour Juge une troupe insolente,
D'un fier usurpateur ministre violente,
Qui sert mon ennemy par un lasche interest,
Et qu'il anime encor tout éloigné qu'il est ?
La raison n'agit point sur une populace.
De ce Peuple déja j'ay ressenty l'audace,
Et loin de me reprendre apres m'avoir chassé,
Il croit voir un tyran dans un Prince offencé.
Comme sur luy l'honneur n'eût jamais de puissance,
Il croit que tout le monde aspire à la vangeance,
De ses inimitiez rien n'arreste le cours,
Quand il hait une fois il veut haïr toûjours.

IOCASTE
Mais s'il est vray, mon Fils, que ce Peuple vous craigne,
Et que tous les Thebains redoutent vostre regne,
Pourquoy par tant de sang cherchez-vous à regner
Sur ce Peuple endurci que rien ne peut gagner ?

POLINICE
Est-ce au Peuple, Madame, à se choisir un Maistre ?
Si-tost qu'il hait un Roy doit-on cesser de l'estre ?
Sa haine ou son amour sont-ce les premiers droits,
Qui font monter au Trosne ou descendre les Rois ?
Que le Peuple à son gré nous craigne ou nous cherisse,
Le sang nous met au Trosne, & non pas son caprice,
Ce que le sang luy donne il le doit accepter,
Et s'il n'aime son Prince il le doit respecter.

IOCASTE
Vous serez un Tyran haï de vos Provinces.

POLINICE
Ce nom ne convient pas aux legitimes Princes,
De ce titre odieux mes droits me sont garands,
La haine des Sujets ne fait pas les Tyrans.
Appellez de ce nom Etéocle luy-mesme.

IOCASTE
Il est aimé de tous.

POLINICE
C'est un tyran qu'on aime,
Qui par cens laschetez tasche à se maintenir,
Au rang ou par la force il a sçeu parvenir.
Et son orgueil le rend par un effet contraire,
Esclave de son Peuple, & Tyran de son Frere,
Pour commander tout seul il veut bien obeïr,
Et se fait mépriser pour me faire haïr.
Ce n'est pas sans sujet qu'on me préfere un traistre ?
Le Peuple aime un Esclave, & craint d'avoir un Maistre
Mais je croirois trahir la Majesté des Rois,
Si je faisois le Peuple arbitre de mes droits.

IOCASTE
Ainsi donc la discorde a pour vous tant de charmes ?
Vous lassez-vous déja d'avoir posé les armes ?
Ne cesserons-nous point, apres tant de mal-heurs,
Vous de verser du sang, moi, de verser des pleurs ?
N'accorderez-vous rien aux larmes d'une Mere ?
Ma Fille, s'il se peut, retenez vostre Frere,
Le cruel pour vous seule avoit de l'amitié.

ANTIGONE
Ah ! si pour vous son ame est sourde à la pitié,
Que pourrois-je esperer d'une amitié passée,
Qu'un long éloignement n'a que trop effacée ?
A peine en sa memoire ay-je encor quelque rang.
Il n'aime, il ne se plaist qu'à respandre du sang.
Ne cherchez plus en luy ce Prince magnanime,
Ce Prince qui montroit tant d'horreur pour le crime,
Dont l'ame genereuse avoit tant de douceur.
Qui respectoit sa Mere et cherissoit sa Sœur.
La nature pour luy n'est plus qu'une chimere,
Il méconnoist sa Sœur, il méprise sa Mere,
Et l'ingrat en l'estat où son orgueil l'a mis,
Nous croit des estrangers ou bien des ennemis.

POLINICE
N'imputez point ce crime à mon ame affligée.
Dites plûtost, ma Sœur, que vous estes changée,
Dites que de mon rang le lasche usurpateur,
M'a sçeû ravir encor l'amitié de ma Sœur.
Je vous connois toûjours & suis toûjours le mesme.

ANTIGONE
Est-ce m'aimer, cruel, autant que je vous aime,
Que d'estre inexorable à mes tristes soûpirs,
Et m'exposer encore à tant de déplaisirs ?

POLINICE
Mais vous-mesme, ma Sœur, est-ce aimer vostre Frere,
Que de luy faire icy cette injuste priere,
Et me vouloir ravir le Sceptre de la main ?
Dieux ! qu'est-ce qu'Eteocle a de plus inhumaia ?
C'est trop favoriser un tyran qui m'outrage.

ANTIGONE
Non non vos interests me touchent davantage,
Ne croyez pas mes pleurs perfides à ce point,
Avec vos ennemis ils ne conspirent point.
Cette paix que je veux me seroit un supplice,
S'il en devoit couster le Sceptre à Polinice,
Et l'unique faveur, mon Frere, ou je prétens,
C'est qu'il me soit permis de vous voir plus long-tẽps.
Seulement quelques jours souffrez que l'on vous voye.
Et donnez-nous le temps de chercher quelque voye,
Qui puisse vous remettre au rang de vos ayeux,
Sans que vous répandiez un sang si precieux.
Pouvez vous refuser cette grace legere,
Aux larmes d'une Sœur, aux soûpirs d'une Mere ?

IOCASTE
Mais quelle crainte encor vous peut inquieter ?
Pourquoy si promptement voulez-vous nous quitter ?
Quoy ce jour tout entier n'est-il pas de la tréve,
Dés qu'elle a commencé faut-il qu'elle s'acheve ?
Vous voyez qu'Etéocle a mis les armes bas,
Il veut que je vous voye, & vous ne voulez pas.

ANTIGONE
Oüy, mon Frere, il n'est pas comme vous inflexible,
Aux larmes de sa Mere il a paru sensible,
Nos pleurs ont desarmé sa colere aujourd'huy,
Vous l'appellez tyran, vous l'estes plus que luy.

HEMON
Seigneur ; rien ne vous presse, & vous pouvez sans peine,
Laisser agir encor la Princesse & la Reine,
Accordez-tout ce jour à leur pressant desir,
Voyons si leur dessein ne pourra reussir.
Ne donnez-pas la joye au Prince vostre Frere,
De dire que sans vous la Paix se pouvoit faire.
Vous aurez satisfait une Mere, une Sœur,
Et vous aurez sur tout satisfait vostre honneur.
Mais que veut ce Soldat ? son ame est toute émuë.

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