ACTE III - SCENE VI



(CREON ATTALE.)


CREON
L'Interest des Thebains n'est pas ce qui vous touche,
Dédaigneuse Princesse, & cette ame farouche,
Qui semble me flatter apres tant de mépris,
Songe moins à la Paix qu'au retour de mon Fils.
Mais nous verrons bien-tost si la fiere Antigone
Aussi bien que mon cœur dédaignera le Trosne,
Nous verrons quand les Dieux m'auront fait vostre Roy,
Si ce Fils bien-heureux l'emportera sur moy.

ATTALE
Et qui n'admireroit un changement si rare ?
Creon mesme, Creon pour la Paix se déclare.

CREON
Tu crois donc que la Paix est l'objet de mes soins.

ATTALE
Ouy je le crois, Seigneur, quand j'y pensois le moins.
Et voyant qu'en effet ce beau soin vous anime,
J'admire à tous momens cét effort magnanime,
Qui vous fait mettre enfin vostre haine au tombeau.
Ménecée en mourant n'a rien fait de plus beau.
Et qui peut immoler sa haine à sa Patrie ;
Luy pourroit bien aussi sacrifier sa vie.

CREON
Ah ! sans doute qui peut d'un genereux effort,
Aimer son ennemi peut bien aimer la mort.
Quoy je n'egligerois le soin de ma vengeance ?
Et de mon Ennemy je prendrois la defense ?
De la mort de mon Fils Polinice est l'auteur,
Et moy je deviendrois son lasche Protecteur ?
Quand je renoncerois à cette haine extréme,
Pourrois-je bien cesser d'aimer le Diadéme ?
Non non tu me verras d'une constante ardeur,
Haïr mes ennemis & cherir ma grandeur.
Le Trosne fit toûjours mes ardeurs les plus cheres ;
Je rougis d'obeïr ou regnerent mes Peres,
Tout mon Sang me conduit au rang de mes Ayeux,
Et je l'envisageay dés que j'ouvris les yeux.
Sur tout depuis deux ans ce noble soin m'inspire.
Je ne fais point de pas qui ne tende à l'Empire.
Des Princes mes neveux j'entretiens la fureur,
Et mon ambition autorise la leur.
D'Eteocle d'abord j'appuyay l'injustice,
Je luy fis refuser l'Empire à Polinice,
Tu sçais que je pensois dés lors à m'y placer,
Et je le mis au Trosne afin de l'en chasser.

ATTALE
Mais Seigneur si la Guerre eut pour vous tant de charmes,
D'où vient que de leurs mains vous arrachez les armes ?
Et puisque leur discorde est l'objet de vos vœux,
Pourquoy par vos conseils s'embrassent-ils tous deux ?

CREON
Plus qu'à mes ennemis la Guerre m'est mortelle,
Et le courroux du Ciel me la rend trop cruelle ;
Il s'arme contre moy de mon propre dessein,
Il se sert de mon bras pour me percer le sein.
La Guerre s'allumoit, lors que pour mon suplice,
Hemon m'abandonna pour suivre Polinice,
Les deux Freres par moy devinrent ennemis,
Et je devins, Attale, Ennemy de mon Fils.
Enfin ce mesme jour je fais rompre la tréve,
J'excite le Soldat, tout le Camp se soûleve,
On se bat, & voila qu'un Fils deseeperé,
Meurt & romp un combat que j'ay tant préparé.
Mais il me reste un Fils, & je sens que je l'aime,
Tout rebelle qu'il esl, & tout mon Rival mesme.
Sans le perdre je veux perdre mes Ennemis,
Il m'en cousteroit trop, s'il m'en coustoit deux Fils.
Des deux Princes d'ailleurs la haine est trop puissante.
Ne croy pas qu'à la Paix jamais elle contente ;
Moy-mesme je sçauray si bien l'envenimer,
Qu'ils periront tous deux plustost que de s'aimer.
Les autres Ennemis n'ont que de courtes haines,
Mais quand de la Nature on a brisé les chaines,
Cher Attale, il n'est rien qui puisse reunir.
Ceux que des nœuds si forts n'ont pas sçeu retenir.
L'on hait avec excez lors que l'on hait un Frere.
Mais leur éloignement rallentit leur colere,
Quelque haine qu'on ait pour un fier Ennemy,
Quand il est loin de nous on la perd à demy.
Ne t'estonne donc plus si je veux qu'ils se voyent ;
Je veux qu'en se voyant leurs fureurs se déployent,
Que rappellant leur haine au lieu de la chasser,
Ils s'estouffent, Attale, en voulant s'embrasser.

ATTALE
Vous n'avez plus, Seigneur, à craindre que vous mesme,
On porte ses remords avec le Diadéme.

CREON
Quand on est sur le Trosne on à bien d'autre soins,
Et les remords sont ceux qui nous pesent le moins.
Du plaisir de regner une ame possedée,
De tout le temps passé destourne son idée,
Et de tout autre objet un Esprit éloigné,
Croit n'avoir point vécu tant qu'il n'a point regné.
Mais allons, le remords n'est pas ce qui me touche,
Et je n'ay plus un cœur que le crime effarouche.
Tous les premiers forfaits coustent quelques efforts,
Mais, Attale, on commet les seconds sans remords.
(Fin du troisiéme Acte.)

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