Scène VI



(GERMAINE PUIS RENÉ)

GERMAINE(tout anéantie.)
Oh ! que j'ai peur, mon Dieu ! (La porte de droite second plan s'ouvre ; René en redingote entre d'un pas rapide et s'apprête à sortir… Germaine l'arrête au passage.)
René, où allez-vous ?

RENÉ
Pardonnez-moi je…

GERMAINE
Restez ! Je sais tout ! vous allez vous battre.

RENÉ
Moi !

GERMAINE
Vous allez vous battre, vous dis-je !… Mais ce duel n'aura pas lieu !

RENÉ
Germaine !

GERMAINE
Non ! entendez-vous, non ! vous êtes à moi, maintenant… vous êtes mon bien, ma vie. Eh bien, je suis égoïste peut-être, mais je n'ai d'autre bonheur que vous et ce bonheur je ne veux pas m'exposer à le perdre… Voyons, René, je ne compte donc plus pour vous ! Avez-vous oublié ce que vous me disiez tout à l'heure : "Je veux que vos yeux ignorent toujours ce que c'est qu'une larme ! " Est-ce ainsi que vous tenez votre parole ?

RENÉ
Ah ! Germaine que vous me faites du mal !

GERMAINE
Mais vous n'avez donc pas un instant pensé à moi ! Vous ne vous êtes donc pas dit que s'il vous arrivait quoi que ce soit, j'en mourrais ? René, mon fiancé, mon époux, au nom du lien qui nous unit au nom de notre amour, sacrifiez-moi ce duel !

RENÉ(avec douleur.)
Je ne peux pas, je ne peux pas !

GERMAINE
Et qui vous en empêche, mon Dieu ! voyons, tous ceux qui vous connaissent savent que vous êtes brave, que vous avez du cœur, personne n'osera douter de vous… Le sacrifice que je vous demande est grand, je le sais ; mais il n'en aura que plus de prix… il me montrera toute la profondeur de votre amour, et je croirai n'avoir jamais assez de reconnaissance au cœur pour tout ce que vous aurez fait pour moi.

RENÉ
Laissez-moi, Germaine !

GERMAINE
Vous me repoussez ! Vous ne répondez pas !

RENÉ(avec effort.)
C'est impossible !

GERMAINE
René ! Vous êtes impitoyable. J'attendais mieux de votre amour
(Elle tombe en sanglotant sur le divan.)

RENÉ
Ah ! Germaine !… Vous ne savez pas combien mon cœur saigne !… Dernandez-moi tout, tout ce que vous voudrez, mais pas cela ! Je ne puis pas… Écoutez… ici, il s'agit de ma mère ; et ma mère, voyez-vous, c'est mon culte, c'est ma religion à moi, elle a toute ma vénération, je veux que lorsqu'on parle d'elle, cela soit avec respect, avec piété, et je n'admets pas, entendez-vous, je n'admets pas qu'il y ait de profane ! Ah ! si vous saviez ce qui s'est passé, si vous saviez ce que l'on a osé dire d'elle, quel chantage indigne, dans quelle fange on a traîné son nom !… Voyez- vous, quand on est fils et qu'on a quelque chose là, on se regarderait comme un lâche si l'on hésitait un instant à demander raison d'un tel outrage.

GERMAINE
Ah ! Je vous attendais là !… Mais, René, quelle idée avez-vous ? Est-ce que votre mère n'est pas à l'abri de la calomnie ? Car enfin ce serait terrible, voyons, s'il suffisait que le premier venu traîne votre nom dans la boue pour que ce nom respectable en soit à jamais sali… Et tenez, je vous le dis sincèrement, si j'étais vous, je croirais offenser ma mère par un tel duel, car il pourrait laisser penser que je ne la tiens pas assez haut pour être au dessous de l'injure.

RENÉ
Comme vous connaissez peu le monde, ma pauvre enfant ! Est-ce que vous supposez qu'il raisonne comme vous ? Il voit une femme outragée, diffamée, sa curiosité s'éveille : que va-t-il se passer ? Mais personne ne bouge ; personne ne demande raison de cet outrage ! Alors quelle pensée se présente à son esprit ? "ce qu'on raconte était donc vrai ! " Et il croit tout. Eh bien ! pour lui, ma mère, c'est cette femme, il ne la connaît pas, il ne sait pas qui elle est, et lorsqu'on vient lui dire : "vous savez, Madame de Sorges, elle a fait telle ou telle chose ! " il vous répond : "allons donc ! " et les commentaires vont leur train, on ne se demande pas un seul instant si tout cela est bien vrai, si ce n'est pas une calomnie et désormais la tâche demeure ineffaçable si l'on a hésité à l'enlever de suite. Ah ! croyez-moi, il est des cas où un duel est nécessaire.

GERMAINE
Non, René ! le monde n'est pas tel que vous le voulez bien dire ! Et puis, ce duel, votre mère ne le veut pas… et je lui ai juré que vous ne vous battriez pas.

RENÉ
Vous avez eu tort, ma chère Germaine, et puis, d'ailleurs, ma mère n'est pas seule en jeu ! Si je ne vengeais cette insulte, le nom de De Sorges en resterait à jamais sali et ce nom c'est le mien… c'est le vôtre bientôt, et si je vous apporte un nom, voyez-vous, je veux que rien ne l'ait taché et que vous puissiez comme moi être fière de le porter

GERMAINE
Quoi qu'il arrive, je suis fière de devenir votre femme.

RENÉ
Ma pauvre chère, c'est l'amour qui vous fait parler de la sorte ! Mais écoutez ce que votre cœur vous dit aussi ! Voyons, ma mère est presque la vôtre… elle vous chérit comme sa fille et vous l'aimez comme si vous étiez son enfant, tout ce qui la touche doit vous toucher. Eh bien ! Dites- moi, en la voyant ainsi diffamée, est-ce que tout ne se révolte pas en vous ? Ne sentez-vous pas là, comme une rage profonde, une soif de vengeance qui vous étouffe et vous pousse à punir le misérable auteur de cette infamie… Ah ! Germaine, je vous le demande, si vous étiez homme, si vous étiez fils, ne feriez-vous pas comme moi

GERMAINE
Ah ! Taisez-vous !

RENÉ
N'iriez-vous pas, au péril de votre vie, sacrifiant même tous vos rêves de bonheur, sauvegarder votre honneur et venger celle à qui vous devez tout. Ma mère ne veut pas que je me batte, dites- vous ? Mais ne voyez-vous pas qu'en cela son amour pour moi la rend aveugle, oublieuse d'elle- même et croyez-vous qu'au fond, elle n'éprouve pas une douleur amère ! Elle a beau s'estimer au dessus de la calomnie, une injure blesse toujours et son cœur souffre, voyez-vous ! il souffre d'autant plus qu'il ne veut pas avouer sa souffrance. Eh bien ! soyez franche ! est-il juste que j'accepte un pareil dévouement, une telle abnégation ? Ah ! non, jamais ! Ma mère me demande de renoncer à ce duel, au nom de mon amour pour elle ! C'est au nom de cet amour que je repousserai sa prière ! Je ne veux pas qu'elle puisse se dire, un jour : "mon fils n'a pas fait son devoir."

GERMAINE(avec douleur.)
Non ! non !

RENÉ
Et vous-même, Germaine, quand vous me suppliez, vous n'écoutez que votre sentiment qui vous égare. Mais oui, vous ne réfléchissez pas. Et plus tard, quand l'angoisse du moment sera passée, quand vous serez calmée, quand le raisonnement vous reviendra, vous serez la première à me dire : "René, vous avez bien agi ! " Ah ! Tenez, tenez, si je cédais à vos prières, quelle opinion auriez- vous de moi ?

GERMAINE(avec effort.)
René ! faites votre devoir !

RENÉ(avec élan. )
Ah ! je savais bien que vous étiez un brave !

GERMAINE
Non ! je n'étais qu'une égoïste. Je ne pensais qu'à moi ! allez, mon cher époux ! et que Dieu vous protège !

RENÉ(d'un mouvement brusque l'étreint dans ses bras, il serre la tête de Germaine contre sa poitrine et la regarde un temps dans les yeux avec amour, puis lui donne un long baiser sur les yeux en lui murmurant. )
Je t'aime ! (après quoi, il s'arrache à son étreinte.)
Adieu ! (il sort brusquement.)

GERMAINE(subitement.)
René ! (René s'arrête. Germaine faisant un effort sur elle-même.)
Non ! va ! va !

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