Scène II



(ROBERT PUIS RENÉ)

ROBERT
La chère petite… est-elle gentille… je la considère comme mon enfant. Une enfant que j'appelle mademoiselle, voilà tout… (Il se promène de long en large puis, après un moment.)
Non, mais qu'est-ce que Monsieur René peut avoir à me dire… il avait un air grave, lui si gai d'habitude !… Ah ! ma pauvre défunte disait toujours : "Mon Robert, n'est pas un nigaud, il y voit clair, avec ses petits yeux en vrille ! Eh bien ! je suis sûr qu'il se passe ici quelque chose… Voilà deux jours qu'il est préoccupé, mon maître ; il s'enferme, et travaille sans cesse, il écrit, et madame elle-même a l'air tout soucieux. Ah ! non, ça n'est pas naturel !

RENÉ(arrivant avec des papiers.)
Ah ! te voilà ! tu m'attendais !

ROBERT
Je ne fais que d'arriver, monsieur René.

RENÉ
C'est bien ! Robert, j'ai une confidence à te faire.

ROBERT
A moi !

RENÉ
A toi ! Mais tu me jures de me garder le plus grand secret ! donne-moi, ta main, tu m'aimes bien, n'est-ce pas ?

ROBERT
Si je vous aime, mon cher maître ! Ah ! Dieu du ciel ! vous que j'ai élevé, vous que j'ai fait sauter sur mes genoux !

RENÉ
Robert, je vais me battre.

ROBERT
Vous ?…

RENÉ
Moi !

ROBERT
Avec de vraies armes !

RENÉ
Avec de vraies ! Tu comprends que tout le monde l'ignore ici, et que personne ne doit le savoir ; dans un quart d'heure mes témoins seront là… tu les feras entrer dans mon cabinet, sans qu'on les remarque et aussitôt, tu viendras me prévenir ! Est-ce dit ?

ROBERT
Mais !…

RENÉ
Est-ce dit ?…

ROBERT
C'est bien, monsieur René, mais…

RENÉ
Oh ! Il n'y a pas de mais… Tu prépareras mes armes, les fleurets qui sont dans ma chambre.

ROBERT
Les pointus ?

RENÉ
Dame !

ROBERT
Oh ! ils sont si piquants !

RENÉ(souriant.)
Ah ! bon Robert, va ! (Il lui serre la main.)

ROBERT(brusquement.)
Eh bien ! non, ce combat n'aura pas lieu. je ne veux pas que vous vous battiez, moi… laissez-moi aller le trouver, votre adversaire ! Je lui parlerai ! je lui dirai… je ne sais pas ce que je lui dirai, mais j arrangerai tout.

RENÉ
Merci, mon pauvre ami ! Il est des choses qu'on n'arrange pas !… Ce duel, personne ne peut l'empêcher, il s'agit de la plus grave des insultes, entends-tu, une insulte qui suffirait à ternir notre réputation, et ce sont là de ces choses qui ne s'effacent que dans le sang.

ROBERT
Une insulte ! monsieur ! Est-ce qu'on se bat pour une insulte ? Mais moi qui vous parle, j'en ai reçu plus d'une dans ma vie et je ne me suis jamais battu ! je ne m'en porte pas plus mal, voyez- vous. Tenez : un jour, Emile, votre ancien cocher, m'a appelé, je ne sais pas pourquoi, "vieux dindon ! " savez-vous, ce que j'ai fait, je l'ai traité de "grand veau". Nous, nous en sommes dit de toutes les couleurs, nous avons eu chacun notre part, de sottises, et nous n'avons pas pour ça versé une goutte de notre sang.

RENÉ
Ce n'est pas la même chose, mon bon Robert : ici, c'est une affaire d'honneur ! le nom de ma mère a été calomnié indignement par un journaliste infâme… un de ces écrivassiers tarés qui trouvent un renom facile en versant le venin sur tout ce qu'il y a de saint et de respectable ! Ma mère a été cruellement blessée, je le sens, je le vois… Mais son amour pour moi la force à se taire ! son cœur saigne en silence et elle préfère se sacrifier dans sa tendresse aveugle plutôt que de me voir exposer ma vie… Heureusement, cet article, je l'ai lu ; et avant peu, vois-tu, ma mère aura été vengée et notre honneur satisfait.

ROBERT
Calmez-vous, monsieur René !

RENÉ
Oh ! je suis calme !… Ecoute, Robert, j'aime à croire que tout se passera bien… Cependant on ne peut répondre de rien, n'est-ce pas ?… Si, par hasard, quelque malheur arrivait… (essuyant une larme)
si je ne devais plus vous revoir, voici certains papiers que tu remettrais à ma mère ainsi que cette lettre, une lettre où je lui demande pardon pour toute la douleur que je lui aurai causée, et cette autre pour ma petite Germaine, ma fiancée ; les deux seuls êtres que j'aime au monde avec toi, mon bon Robert. (Il lui serre les mains avec effusion.)

ROBERT(essuyant une larme. )
Mon cher maître !

RENÉ
Allons, n'est-ce pas, je puis compter sur toi !…

ROBERT
Ce sera pour moi, une chose sacrée.

RENÉ
C'est bien, mon ami, va, et surtout, ne dis rien à personne !

ROBERT
Je ne dirai rien ! (Il va pour sortir puis se retourne avant de s'en aller et avec une tendresse pleine d'admiration.)
Se battre, lui ! si c'est Dieu possible ! un gamin que j'ai vu, c'était gros comme rien !

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