Scène V



(FÉLICIE , LA MODESTIE , DIANE , LUCIDOR , AU FOND DU THÉÂTRE.)

FÉLICIE
Mais voici bien autre chose ; regardez à votre tour, et voyez à gauche ce beau jeune homme qui vient de paraître, accompagné de ces jolis chasseurs, et qui nous salue ; il ne nous épargne pas non plus les avances.

LA MODESTIE
Ne le regardons point, il m'inquiète ; allons plutôt à cette Dame.

FÉLICIE
Attendez.

LA MODESTIE
Elle avance.

DIANE
Voulez-vous bien que j'approche, mon aimable fille ? Peut-être ne connaissez-vous pas ces lieux, et vous voyez l'envie que j'ai de vous y servir. Ne me refusez pas d'entrer chez moi ; je chéris la vertu, et vous y serez en sûreté.

FÉLICIE(la saluant.)
Je vous rends grâces, Madame, et je verrai.

DIANE
Eh ! Pourquoi voir ? Votre jeunesse et vos charmes vous exposent ici ; n'hésitez point ; croyez- moi, suivez le conseil que je vous donne.(Ici le jeune homme regarde Félicie, lui sourit et la salue ; elle lui rend le salut.)
Voici un jeune homme qui vous distrait, et qui pourtant mérite bien moins votre attention que moi.

FÉLICIE
J'en fais beaucoup à ce que vous me dites ; mais cela ne me dispense pas de le saluer, puisqu'il me salue.
(Lucidor lui fait encore des révérences, et elle les rend.)

DIANE
Encore des révérences !

FÉLICIE
Vous voyez bien qu'il continue les siennes.

LA MODESTIE(à Diane.)
Emmenez-la, Madame, avant qu'il nous aborde.

FÉLICIE
Mais vous voulez donc que je sois malhonnête ?

LUCIDOR(approchant.)
Beauté céleste, je règne dans ces cantons ; j'ose assurer qu'ils sont les plus riants ; daignez les honorer de votre présence.

FÉLICIE
Je serais volontiers de cet avis-là, l'aspect m'en plaît beaucoup.

DIANE(la prenant par la main.)
Commencez par les lieux que j'habite. Plus d'irrésolution ; venez.

LUCIDOR(la prenant par l'autre main.)
Quoi ! L'on vous entraîne, et vous me rejetez !

FÉLICIE
Non, je vous l'avoue, il n'y a rien d'égal à l'embarras où vous me mettez tous deux ; car je ne saurais prendre l'un que je ne laisse l'autre ; et le moyen d'être partout !

LA MODESTIE
Trop faible Félicie !

FÉLICIE(à La Modestie.)
Oh ! Vraiment, je sais bien que vous n'y feriez pas tant de façons ; vous en parlez bien à votre aise.

LUCIDOR
Vous me haïssez donc ?

FÉLICIE
Autre injustice.

DIANE
Je suis sûre qu'il vous en coûte pour me résister, et que votre cœur me regrette.

FÉLICIE
Eh ! Mais sans doute ; mais mon coeur ne sait ce qu'il veut, voilà ce que c'est ; il ne choisit point ; tenez, il vous voudrait tous deux ; voyez, n'y aurait-il pas moyen de vous accorder ?

DIANE
Non, Félicie, cela ne se peut pas.

LUCIDOR
Pour moi, j'y consens : que Madame vous suive où je vais vous mener, je ne l'en empêche pas ; ma douceur et ma bonne foi me rendent de meilleure composition qu'elle.

FÉLICIE
Eh bien ! Voilà un accommodement qui me paraît très raisonnable, par exemple : ne nous quittons point, allons ensemble.

LA MODESTIE(bas à Félicie.)
Ah ! Le fourbe !

FÉLICIE(à part, les premiers mots.)
Vous en jugez mal, il n'a point cet air-là. Allons, Madame ; ayez cette complaisance-là pour moi, qui vous aime. Considérez que je suis une jeune personne à qui l'âge donne une petite curiosité pardonnable et sans conséquence : je vous en prie, ne me refusez pas.

DIANE
Non, Félicie ; vous ne savez pas ce que vous demandez : son commerce et le mien sont incompatibles ; et quand je vous suivrais, j'aurais beau vous donner mes conseils, ils vous seraient inutiles.

LUCIDOR
Mille plaisirs innocents vous attendent où nous allons.

FÉLICIE
Pour innocents, j'en suis persuadée ; il serait inutile de m'en proposer d'autres.

DIANE
Il vous dit qu'ils sont innocents, mais ils cessent bientôt de l'être.

FÉLICIE
Tant pis pour eux ; sauf à les laisser là, quand ils ne le seront plus.

DIANE
Je vous en promets, moi, de plus satisfaisants, quand vous les aurez un peu goûtés, des plaisirs qui vont au profit de la vertu même.

FÉLICIE
Je n'en doute pas un instant ; j'en ai la meilleure opinion du monde, assurément ; et je les aime d'avance : je vous le dis de tout mon cœur. Mais prenons toujours ceux-ci qui se présentent, et qui sont permis. Voyons ce que c'est, et puis nous irons aux vôtres : est-ce que j'y renonce ?

DIANE
Ils vous ôteront le goût des miens.

LA MODESTIE
Pour moi, je ne veux pas des siens ; prenez-y garde.

FÉLICIE
Oh ! Je sais toujours votre avis, à vous, sans que vous le disiez.

LUCIDOR
Quel ridicule entêtement ! Je n'ai que vos bontés pour ressource.

DIANE
Pour la dernière fois, suivez-moi, ma fille.

FÉLICIE
Tenez, vous parlerai-je franchement ? Cette rigueur-là n'est point du tout persuasive, point du tout : austérité superflue que tout cela ; l'excès n'est point une sagesse, et je sais me conduire.

DIANE
Vous le préférez donc ? Adieu.

FÉLICIE(impatiemment.)
Ahi !

LUCIDOR(à genoux.)
Au nom de tant de charmes, ne vous rendez point ; songez qu'il ne s'agit que d'une bagatelle.

FÉLICIE(à Lucidor.)
Oui, mais levez-vous donc ; ne faites rien qui lui donne raison.

LA MODESTIE
Cette Dame s'en va.

LUCIDOR
Laissez-la aller ; vous la rejoindrez.

DIANE
Adieu, trop imprudente Félicie.

FÉLICIE
Bon, imprudente ! Je ne vous dis pas adieu, moi ; j'irai vous retrouver.

DIANE
Je ne l'espère pas.

FÉLICIE
Et moi, je le sais bien ; vous le verrez.

LA MODESTIE
Que vous m'alarmez ! Elle est partie ; il ne vous reste plus que moi, Félicie : et peut-être nous séparons-nous aussi.

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