Scène III



(FÉLICIE . LA MODESTIE .)

FÉLICIE
Sur ce pied-là, soyons donc en repos, et parcourons ces lieux. Voilà un canton qui me paraît bien riant ; ma chère compagne, allons-y ; voyons ce que c'est.

LA MODESTIE
Non, j'y entends du bruit ; tournons plutôt de l'autre côté ; je le crois plus sûr pour vous.

FÉLICIE
Qu'appelez-vous, plus sûr ?

LA MODESTIE
Oui ; vous êtes extrêmement jolie, et l'endroit où vous voulez vous engager me paraît un pays trop galant.

FÉLICIE
Eh bien ! Est-ce qu'on m'y fera un crime d'être jolie, dans ce pays galant ? Ne sommes-nous ici que pour y visiter des déserts ?

LA MODESTIE
Non ; mais je prévois de l'autre côté les pièges qu'on y pourra tendre à votre cœur, et franchement, j'ai peur que nous ne nous y perdions.

FÉLICIE
Eh ! Comment l'entendez-vous donc, s'il vous plaît, ma chère compagne ? Quoi ! Sous le prétexte qu'on est aimable, on n'osera pas se montrer ; il ne faudra rien voir, toujours s'enfuir, et ne s'occuper qu'à faire la sauvage ? La condition d'une jolie personne serait donc bien triste ! Oh ! Je ne crois point cela du tout ; il vaudrait mieux être laide : je redemanderais la médiocrité des agréments que j'avais, si cela était ; et à vous entendre dire, ce serait une vraie perte pour une fille que de perdre sa laideur ; ce serait lui rendre un très mauvais service que de la rendre aimable, et on ne l'a jamais compris de cette manière-là.

LA MODESTIE
Écoutez, Félicie, ne vous y trompez pas ; les grâces et la sagesse ont toujours eu de la peine à rester ensemble.

FÉLICIE
À la bonne heure ; s'il n'y avait pas un peu de peine, il n'y aurait pas grand mérite. À l'égard des pièges dont vous parlez, il me semble à moi qu'il n'est pas question de les fuir, mais d'apprendre à les mépriser ; et pourquoi ? Parce qu'ils sont inutiles pour qui les méprise, et qu'en les fuyant d'un côté, on peut les trouver d'un autre. Voilà mes idées, que je crois bonnes.

LA MODESTIE
Elles sont hardies.

FÉLICIE
Toutes simples. Que peut-il m'arriver dans le canton que vous craignez tant ? Voyons ; si je plais, on m'y regardera, n'est-il pas vrai ? Supposons même qu'on m'y parle. Eh bien ! qu'on m'y regarde, qu'on m'y parle, qu'on m'y fasse des compliments, si l'on veut, quel mal cela me fera-t-il ? Sont-ce là ces pièges si redoutables, qu'il faille renoncer au jour pour les éviter ? Me prenez-vous pour un enfant ?

LA MODESTIE
Vous avez trop de confiance, Félicie.

FÉLICIE
Et vous, bien des terreurs paniques, Modestie.

LA MODESTIE
Je suis timide, il est vrai ; c'est mon caractère.

FÉLICIE
Fort bien ; et moyennant ce caractère, nous voilà donc condamnées à rester là : nos relations seront curieuses !

LA MODESTIE
Je ne vous dis pas de rester là ; voyons toujours ce côté, il est plus tranquille.

FÉLICIE
Quelle antipathie avez-vous pour l'autre ?

LA MODESTIE
Quel dégoût vous prend-il pour celui-ci ?

FÉLICIE
C'est qu'il me réjouit moins la vue.

LA MODESTIE
Et moi, c'est que je fuis le danger que je soupçonne ici.

FÉLICIE
Mais pour le fuir, il faut le voir.

LA MODESTIE
Il n'est quelquefois plus temps de le fuir, quand on l'a vu.

FÉLICIE
Encore une fois, pour fuir, il faut un objet ; on ne fuit point sans avoir peur de quelque chose, et je ne vois rien qui m'épouvante.

LA MODESTIE
Disons mieux ; vous avez des charmes, et vous voulez qu'on les voie.

FÉLICIE
Et parce que j'en ai, il faut que je les cache, il faut que l'obscurité soit mon partage ! Eh ! Que ne m'a-t-on dit que c'était le plus grand malheur du monde que d'être jolie, puisqu'il faut être esclave des conséquences de son visage ? Ne voyez-vous pas bien que la raison n'est point d'accord de cela ?

LA MODESTIE
Plus que vous ne croyez.

FÉLICIE
Je me suis donc étrangement trompée ! J'ai souhaité d'être aimable, afin qu'on m'aimât dès qu'on me verrait, ce qui est assurément très innocent ; et il se trouverait que, selon vos chicanes, ce serait afin qu'on ne me vît jamais : en vérité, je ne saurai goûter ce que vous me dites.

LA MODESTIE
Je n'insiste plus ; il en sera ce qui vous plaira.

FÉLICIE
Il en sera ce qui me plaira ! Ce n'est pas là répondre ; je veux que vous soyez de mon avis, dès que j'ai raison. Puisque vous êtes la Modestie, on est bien aise d'avoir votre approbation.

LA MODESTIE
Je vous ai dit ce que je pensais.

FÉLICIE
Allons, allons, je vois bien que vous vous rendez.(Ici on entend une symphonie.)
Mais me trompé-je ? Entendez-vous la gaieté des sons qui partent de ce côté-là ? Nous nous y amuserons assurément ; il doit y avoir quelque agréable fête. Que cela est vif et touchant !

LA MODESTIE
Vous ne le sentez que trop.

FÉLICIE
Pourquoi trop ? Est-ce qu'il n'est pas permis d'avoir du goût ? Allez-vous encore trembler là- dessus ?

LA MODESTIE
Le goût du plaisir et de la curiosité mène bien loin.

FÉLICIE
Parlez franchement ; c'est qu'on a tort d'avoir des yeux et des oreilles, n'est-ce pas ? Ah ! Que vous êtes farouche !(La symphonie recommence.)
Ce que j'entends là me fait pourtant grand plaisir… Prêtons-y un peu d'attention… Que cela est tendre et animé tout ensemble !

LA MODESTIE
J'entends aussi du bruit de l'autre côté ; écoutez, je crois qu'on y chante.
(On chante.)

VOIX
De la vertu suivez les lois, Beautés qui de nos cœurs voulez fixer le choix. Les attraits qu'elle éclaire en brillent davantage. Est-il rien de plus enchanteur
Que de voir sur un beau visage Et la jeunesse et la pudeur ?

LA MODESTIE(continue.)
Ce que cette voix-là m'inspire ne m'effraie point, par exemple : elle a quelque chose de noble.

FÉLICIE
Oui, elle est belle, mais sérieuse.

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