Scène IX



(LUCIDOR . FÉLICIE .)

LUCIDOR
Ah ! Je respire.

FÉLICIE
Et moi, je suis honteuse.

LUCIDOR
Non, Félicie, ne troublez point un si doux moment par de chagrinantes réflexions ; vous voilà libre, et vous m'avez promis de vous expliquer. Je vous adore, commencez par me dire que vous le voulez bien.

FÉLICIE
Oh ! Pour ce commencement-là, il n'est pas difficile : oui, j'y consens ; quand je ne le voudrais pas, il n'en serait ni plus ni moins, ainsi, il vaut autant vous le permettre.

LUCIDOR
Ce n'est pas encore assez.

FÉLICIE
Surtout, réglez vos demandes.

LUCIDOR
Je n'en ferai que de légitimes ; je vous aime, y répondez-vous ? votre compagne n'y est plus.

FÉLICIE
Oui ; mais j'y suis, moi.

LUCIDOR
Vous avez trop de bonté pour me tenir si longtemps inquiet de mon sort, et vous ne l'avez éloignée que pour m'en éclaircir.

FÉLICIE
J'avoue que, si elle y était, je n'oserais jamais vous dire le plaisir que j'ai à vous voir.

LUCIDOR
Je suis donc un peu aimé ?

FÉLICIE
Presque autant qu'aimable.

LUCIDOR(charmé.)
Vous m'aimez ?

FÉLICIE
Je vous aime, et j'avais grande envie de vous le dire ; rappelons ma compagne.

LUCIDOR
Pas encore.

FÉLICIE
Comment, pas encore ? Je vous aime, mais voilà tout.

LUCIDOR
Attendez ce qui me reste à vous dire, il n'en sera que ce que vous voudrez.

FÉLICIE
Oui, oui, que ce que je voudrai ! Je n'ai pourtant fait jusqu'ici que ce que vous avez voulu.

LUCIDOR
Écoutez-moi, charmante Félicie, n'est-ce pas toujours à la personne que l'on aime qu'il faut se marier ?

FÉLICIE
Qui est-ce qui a jamais douté de cela ?

LUCIDOR
Et pour qui se marie-t-on ?

FÉLICIE
Pour soi-même, assurément.

LUCIDOR
On est donc, à cet égard-là, les maîtres de sa destinée ?

FÉLICIE
Avec l'avis de ses parents, pourtant.

LUCIDOR
Souvent ces parents, en disposant de nous, ne s'embarrassent guère de nos cœurs.

FÉLICIE
Vous avez raison.

LUCIDOR
Trouvez-vous qu'ils ont tort ?

FÉLICIE
Un très grand tort.

LUCIDOR
M'en croirez-vous ? Prévenons celui que nos parents pourraient avoir avec nous. Les miens me chérissent, et seront bientôt apaisés : assurons-nous d'une union éternelle autant que légitime ; on peut nous marier ici, et quand nous serons époux, il faudra bien qu'ils y consentent.

FÉLICIE
Ah ! vous me faites frémir, et par bonheur ma compagne n'est qu'à deux pas d'ici.

LUCIDOR
Quoi ! Vous frémissez de songer que je serais votre époux ?

FÉLICIE
Mon époux, Lucidor ! Voulez-vous que mon cœur soit la dupe de ce mot-là ? Vous devriez craindre vous-même de me persuader. N'est-il pas de votre intérêt que je sois estimable ? Et l'estime que je mérite encore, que deviendrait-elle ? Vous permettre de m'aimer, vous l'entendre dire, vous aimer moi-même, à la bonne heure, passe pour cela ; s'il y entre de la faiblesse, elle est excusable ; on peut être tendre et pourtant vertueuse ; mais vous me proposez d'être insensée, d'être extravagante, d'être méprisable ; oh ! Je suis fâchée contre vous ; je ne vous reconnais point à ce trait-là.

LUCIDOR
Vous parlez de vertu, Félicie. les dieux me sont témoins que je suis aussi jaloux de la vôtre que vous même, et que je ne songe qu'à rendre notre séparation impossible.

FÉLICIE
Et moi, je vous dis, Lucidor, que c'est la rendre immanquable : non, non, n'en parlons plus ; je ne me rendrai jamais à cela ; tout ce que je puis faire, c'est de vous pardonner de me l'avoir dit.

LUCIDOR(à genoux.)
Félicie, vous défiez-vous de moi ? Ma probité vous est-elle suspecte ? Ma douleur et mes larmes n'obtiendront-elles rien ?

FÉLICIE
Quel malheur que d'aimer ! Qu'on me l'avait bien dit, et que je mérite bien ce qui m'arrive !

LUCIDOR
Vous me croyez donc un perfide ?

FÉLICIE
Je ne crois rien, je pleure. "Adieu, trop imprudente Félicie", me disait cette dame en partant. Oh ! Que cela est vrai !

LUCIDOR
Pouvez-vous abandonner notre amour au hasard ?

FÉLICIE
Se marier de son chef, sans consulter qui que ce soit au monde, sans témoin de ma part, car je ne connais personne ici ; quel mariage !

LUCIDOR
Les témoins les plus sacrés ne sont-ils pas votre cœur et le mien ?

FÉLICIE
Oh ! Pour nos cœurs, ne m'en parlez pas, je ne m'y fierai plus, ils m'ont trompée tous deux.

LUCIDOR
Vous ne voulez donc point m'épouser ?

FÉLICIE
Dès aujourd'hui, si on le veut ; et si on ne l'approuve pas, je l'approuverai, moi.

LUCIDOR
Eh ! Pensez-vous qu'on vous en laisse la liberté ?

FÉLICIE
Par pitié pour moi, demeurons raisonnables.

LUCIDOR
Je mourrai donc, puisque vous me condamnez à mourir.

FÉLICIE
Lucidor, ce mariage-là ne réussira pas.

LUCIDOR
Notre sort n'est assuré que par là.

FÉLICIE
Hélas ! Je suis donc sans secours.

LUCIDOR
Qui est-ce qui s'intéresse à vous plus que moi ?

FÉLICIE
Eh bien ! Puisqu'il le faut, donnez-moi, de grâce, un quart d'heure pour me résoudre ; mon esprit est tout en désordre ; je ne sais où je suis, laissez-moi me reconnaître, n'arrachez rien au trouble où je me sens, et fiez-vous à mon amour ; il aura plus de soin de vous que de moi-même.

LUCIDOR
Ah ! Je suis perdu ; votre compagne reviendra, vous la rappellerez.

FÉLICIE
Non, cher Lucidor ; je vous promets de n'avoir à faire qu'à mon cœur, et vous n'aurez que lui pour juge. Laissez-moi, vous reviendrez me trouver.

LUCIDOR
J'obéis ; mais sauvez-moi la vie, voilà tout ce que je puis vous dire.

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