ACTE V - Scène 2



(auguste, Cinna, Livie, Émilie, Fulvie)

Livie
Vous ne connaissez pas encor tous les complices
Votre Emilie en est, seigneur, et la voici.

cinna
C'est elle-même, ô dieux" !

auguste
Et toi, ma fille, aussi" !

émilie
Oui, tout ce qu'il a fait, il l'a fait pour me plaire,
Et j'en étais, seigneur, la cause et le salaire.

auguste
Quoi" ? l'amour qu'en ton cœur j'ai fait naître aujourd'hui
T'emporte-t-il déjà jusqu'à mourir pour lui" ?
Ton âme à ces transports un peu trop s'abandonne,
Et c'est trop tôt aimer l'amant que je te donne.

émilie
Cet amour qui m'expose à vos ressentiments
N'est point le prompt effet de vos commandements
Ces flammes dans nos cœurs sans votre ordre étaient nées,
Et ce sont des secrets de plus de quatre années
Mais, quoique je l'aimasse et qu'il brûlât pour moi,
Une haine plus forte à tous deux fit la loi
Je ne voulus jamais lui donner d'espérance,
Qu'il ne m'eût de mon père assuré la vengeance
Je la lui fis jurer il chercha des amis :
Le ciel rompt le succès que je m'étais promis,
Et je vous viens, seigneur, offrir une victime,
Non pour sauver sa vie en me chargeant du crime :
Son trépas est trop juste après son attentat,
Et toute excuse est vaine en un crime d'Etat :
Mourir en sa présence, et rejoindre mon père,
C'est tout ce qui m'amène, et tout ce que j'espère.

auguste
Jusques à quand, ô ciel, et par quelle raison
Prendrez-vous contre moi des traits dans ma maison" ?
Pour ses débordements j'en ai chassé Julie,
Mon amour en sa place a fait choix d'Emilie,
Et je la vois comme elle indigne de ce rang.
L'une m'ôtait l'honneur, l'autre a soif de mon sang
Et prenant toutes deux leur passion pour guide,
L'une fut impudique et l'autre est parricide.
O ma fille" ! Est-ce là le prix de mes bienfaits" ?

émilie
Ceux de mon père en vous firent mêmes effets.

auguste
Songe avec quel amour j'élevai ta jeunesse.

émilie
Il éleva la vôtre avec même tendresse
Il fut votre tuteur, et vous son assassin
Et vous m'avez au crime enseigné le chemin :
Le mien d'avec le vôtre en ce point seul diffère,
Que votre ambition s'est immolé mon père,
Et qu'un juste courroux dont je me sens brûler
A son sang innocent voulait vous immoler.

Livie
C'en est trop, Emilie arrête, et considère
Qu'il t'a trop bien payé les bienfaits de ton père :
Sa mort, dont la mémoire allume ta fureur,
Fut un crime d'Octave et non de l'empereur.
Tous ces crimes d'Etat qu'on fait pour la couronne,
Le ciel nous en absout alors qu'il nous la donne,
Et dans le sacré rang où sa faveur l'a mis,
Le passé devient juste et l'avenir permis.
Qui peut y parvenir ne peut être coupable
Quoi qu'il ait fait ou fasse, il est inviolable :
Nous lui devons nos biens, nos jours sont en sa main,
Et jamais on n'a droit sur ceux du souverain.

émilie
Aussi, dans le discours que vous venez d'entendre,
Je parlais pour l'aigrir, et non pour me défendre.
Punissez donc, seigneur, ces criminels appas
Qui de vos favoris font d'illustres ingrats
Tranchez mes tristes jours pour assurer les vôtres.
Si j'ai séduit Cinna, j'en séduirai bien d'autres
Et je suis plus à craindre, et vous plus en danger,
Si j'ai l'amour ensemble et le sang à venger.

cinna
Que vous m'ayez séduit, et que je souffre encore
D'être déshonoré par celle que j'adore" !
Seigneur, la vérité doit ici s'exprimer :
J'avais fait ce dessein avant que de l'aimer
A mes plus saints désirs la trouvant inflexible,
Je crus qu'à d'autres soins elle serait sensible
Je parlai de son père et de votre rigueur,
Et l'offre de mon bras suivit celle du cœur.
Que la vengeance est douce à l'esprit d'une femme" !
Je l'attaquai par là, par là je pris son âme
Dans mon peu de mérite elle me négligeait,
Et ne put négliger le bras qui la vengeait :
Elle n'a conspiré que par mon artifice
J'en suis le seul auteur, elle n'est que complice.

émilie
cinna, qu'oses-tu dire" ? est-ce là me chérir,
Que de m'ôter l'honneur quand il me faut mourir" ?

cinna
Mourez, mais en mourant ne souillez point ma gloire.

émilie
La mienne se flétrit, si César te veut croire.

cinna
Et la mienne se perd, si vous tirez à vous
Toute celle qui suit de si généreux coups.

émilie
Eh bien" ! prends-en ta part, et me laisse la mienne
Ce serait l'affaiblir que d'affaiblir la tienne :
La gloire et le plaisir, la honte et les tourments,
Tout doit être commun entre de vrais amants.
Nos deux âmes, seigneur, sont deux âmes romaines
Unissant nos désirs, nous unîmes nos haines
De nos parents perdus le vif ressentiment
Nous apprit nos devoirs en un même moment
En ce noble dessein nos cœurs se rencontrèrent
Nos esprits généreux ensemble le formèrent
Ensemble nous cherchons l'honneur d'un beau trépas :
Vous vouliez nous unir, ne nous séparez pas.

auguste
Oui, je vous unirai, couple ingrat et perfide,
Et plus mon ennemi qu'Antoine ni Lépide :
Oui, je vous unirai, puisque vous le voulez :
Il faut bien satisfaire aux feux dont vous brûlez
Et que tout l'univers, sachant ce qui m'anime,
S'étonne du supplice aussi bien que du crime.

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