ACTE III - Scène 2



(cinna, Maxime)

maxime
Vous me semblez pensif.

cinna
Ce n'est pas sans sujet.

maxime
Puis-je d'un tel chagrin savoir quel est l'objet" ?

cinna
Emilie et César, l'un et l'autre me gêne :
L'un me semble trop bon, l'autre trop inhumaine.
Plût aux dieux que César employât mieux ses soins,
Et s'en fît plus aimer, ou m'aimât un peu moins
Que sa bonté touchât la beauté qui me charme,
Et la pût adoucir comme elle me désarme" !
Je sens au fond du cœur mille remords cuisants
Qui rendent à mes yeux tous ses bienfaits présents
Cette faveur si pleine, et si mal reconnue,
Par un mortel reproche à tous moments me tue.
Il me semble surtout incessamment le voir
Déposer en nos mains son absolu pouvoir,
Ecouter nos avis, m'applaudir et me dire :
"Cinna, par vos conseils, je retiendrai l'empire,
Mais je le retiendrai pour vous en faire part."
Et je puis dans son sein enfoncer un poignard" !
Ah" ! plutôt… Mais, hélas" ! j'idolâtre Emilie
Un serment exécrable à sa haine me lie
L'horreur qu'elle a de lui me le rend odieux:
Des deux côtés j'offense et ma gloire et les dieux
Je deviens sacrilège, ou je suis parricide,
Et vers l'un ou vers l'autre il faut être perfide.

maxime
Vous n'aviez point tantôt ces agitations
Vous paraissiez plus ferme en vos intentions
Vous ne sentiez au cœur ni remords, ni reproche.

cinna
On ne les sent aussi que quand le coup approche,
Et l'on ne reconnaît de semblables forfaits
Que quand la main s'apprête à venir aux effets.
L'âme, de son dessein jusque-là possédée,
S'attache aveuglément à sa première idée
Mais alors quel esprit n'en devient point troublé" ?
Ou plutôt quel esprit n'en est point accablé" ?
Je crois que Brute même, à tel point qu'on le prise,
Voulut plus d'une fois rompre son entreprise,
Qu'avant que de frapper elle lui fit sentir
Plus d'un remords en l'âme, et plus d'un repentir.

maxime
Il eut trop de vertu pour tant d'inquiétude,
Il ne soupçonna point sa main d'ingratitude,
Et fut contre un tyran d'autant plus animé
Qu'il en reçut de biens et qu'il s'en vit aimé.
Comme vous l'imitez, faites la même chose,
Et formez vos remords d'une plus juste cause,
De vos lâches conseils, qui seuls ont arrêté
Le bonheur renaissant de notre liberté.
C'est vous seul aujourd'hui qui nous l'avez ôtée
De la main de César Brute l'eût acceptée,
Et n'eût jamais souffert qu'un intérêt léger
De vengeance ou d'amour l'eût remise en danger.
N'écoutez plus la voix d'un tyran qui vous aime,
Et vous veut faire part de son pouvoir suprême" ;
Mais entendez crier Rome à votre côté :
"Rends-moi, rends-moi, Cinna, ce que tu m'as ôté
Et, si tu m'as tantôt préféré ta maîtresse,
Ne me préfère pas le tyran qui m'oppresse".

cinna
Ami, n'accable plus un esprit malheureux
Qui ne forme qu'en lâche un dessein généreux.
Envers nos citoyens je sais quelle est ma faute,
Et leur rendrai bientôt tout ce que je leur ôte
Mais pardonne aux abois d'une vieille amitié
Qui ne peut expirer sans me faire pitié,
Et laisse-moi, de grâce, attendant Emilie,
Donner un libre cours à ma mélancolie:
Mon chagrin t'importune, et le trouble où je suis
Veut de la solitude à calmer tant d'ennuis.

maxime
Vous voulez rendre compte à l'objet qui vous blesse
De la bonté d'Octave et de votre faiblesse
L'entretien des amants veut un entier secret.
Adieu. Je me retire en confident discret.

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