ACTE III - Scène 4



(Émilie, Cinna, Fulvie)

émilie
Grâces aux dieux, Cinna, ma frayeur était vaine
Aucun de tes amis ne t'a manqué de foi,
Et je n'ai point eu lieu de m'employer pour toi
Octave en ma présence a tout dit à Livie,
Et par cette nouvelle il m'a rendu la vie.

cinna
Le désavouerez-vous" ? et du don qu'il me fait
Voudrez-vous retarder le bienheureux effet ?

émilie
L'effet est en ta main.

cinna
Mais plutôt en la vôtre.

émilie
Je suis toujours moi-même, et mon cœur n'est point autre:
Me donner à Cinna, c'est ne lui donner rien,
C'est seulement lui faire un présent de son bien.

cinna
Vous pouvez toutefois… ô ciel" ! l'osé-je dire" ?

émilie
Que puis-je" ? et que crains-tu" ?

cinna
Je tremble, je soupire,
Et vois que si nos cœurs avaient mêmes désirs,
Je n'aurais pas besoin d'expliquer mes soupirs.
Ainsi je suis trop sûr que je vais vous déplaire
Mais je n'ose parler, et je ne puis me taire.

émilie
C'est trop me gêner, parle.

cinna
Il faut vous obéir.
Je vais donc vous déplaire, et vous m'allez haïr.
Je vous aime, Emilie, et le ciel me foudroie
Si cette passion ne fait toute ma joie,
Et si je ne vous aime avec toute l'ardeur
Que peut un digne objet attendre d'un grand cœur !
Mais voyez à quel prix vous me donnez votre âme :
En me rendant heureux vous me rendez infâme
Cette bonté d'Auguste…

émilie
Il suffit, je t'entends,
Je vois ton repentir et tes vœux inconstants :
Les faveurs du tyran emportent tes promesses
Tes feux et tes serments cèdent à ses caresses
Et ton esprit crédule ose s'imaginer
Qu'Auguste, pouvant tout, peut aussi me donner
Tu me veux de sa main plutôt que de la mienne,
Mais ne crois pas qu'ainsi jamais je t'appartienne :
Il peut faire trembler la terre sous ses pas,
Mettre un roi hors du trône, et donner ses Etats,
De ses proscriptions rougir la terre et l'onde,
Et changer à son gré l'ordre de tout le monde
Mais le cœur d'Emilie est hors de son pouvoir.

cinna
Aussi n'est-ce qu'à vous que je veux le devoir.
Je suis toujours moi-même, et ma foi toujours pure :
La pitié que je sens ne me rend point parjure
J'obéis sans réserve à tous vos sentiments,
Et prends vos intérêts par-delà mes serments.
J'ai pu, vous le savez, sans parjure et sans crime,
Vous laisser échapper cette illustre victime.
César se dépouillant du pouvoir souverain
Nous ôtait tout prétexte à lui percer le sein" !
La conjuration s'en allait dissipée,
Vos desseins avortés, votre haine trompée
Moi seul j'ai raffermi son esprit étonné,
Et pour vous l'immoler ma main l'a couronné.

émilie
Pour me l'immoler, traître" ! et tu veux que moi-même,
Je retienne ta main" ! qu'il vive, et que je l'aime" !
Que je sois le butin de qui l'ose épargner,
Et le prix du conseil qui le force à régner" !

cinna
Ne me condamnez point quand je vous ai servie
Sans moi, vous n'auriez plus de pouvoir sur sa vie
Et, malgré ses bienfaits, je rends tout à l'amour,
Quand je veux qu'il périsse ou vous doive le jour.
Avec les premiers vœux de mon obéissance
Souffrez ce faible effort de ma reconnaissance,
Que je tâche de vaincre un indigne courroux,
Et vous donner pour lui l'amour qu'il a pour vous.
Une âme généreuse, et que la vertu guide,
Fuit la honte des noms d'ingrate et de perfide
Elle en hait l'infamie attachée au bonheur,
Et n'accepte aucun bien aux dépens de l'honneur.

émilie
Je fais gloire, pour moi, de cette ignominie :
La perfidie est noble envers la tyrannie
Et quand on rompt le cours d'un sort si malheureux,
Les cœurs les plus ingrats sont les plus généreux.

cinna
Vous faites des vertus au gré de votre haine.

émilie
Je me fais des vertus dignes d'une Romaine.

cinna
Un cœur vraiment romain…

émilie
Ose tout pour ravir
Une odieuse vie à qui le fait servir
Il fuit plus que la mort la honte d'être esclave.

cinna
C'est l'être avec honneur que de l'être d'Octave
Et nous voyons souvent des rois à nos genoux
Demander pour appui tels esclaves que nous
Il abaisse à nos pieds l'orgueil des diadèmes,
Il nous fait souverains sur leurs grandeurs suprêmes
Il prend d'eux les tributs dont il nous enrichit,
Et leur impose un joug dont il nous affranchit.

émilie
L'indigne ambition que ton cœur se propose" !
Pour être plus qu'un roi, tu te crois quelque chose" !
Aux deux bouts de la terre en est-il un si vain
Qu'il prétende égaler un citoyen romain" ?
Antoine sur sa tête attira notre haine
En se déshonorant par l'amour d'une reine
Attale, ce grand roi, dans la pourpre blanchi,
Qui du peuple romain se nommait l'affranchi,
Quand de toute l'Asie il se fût vu l'arbitre,
Eût encor moins prisé son trône que ce titre.
Souviens-toi de ton nom, soutiens sa dignité
Et prenant d'un Romain la générosité,
Sache qu'il n'en est point que le ciel n'ait fait naître
Pour commander aux rois, et pour vivre sans maître.

cinna
Le ciel a trop fait voir en de tels attentats
Qu'il hait les assassins et punit les ingrats
Et quoi qu'on entreprenne, et quoi qu'on exécute,
Quand il élève un trône, il en venge la chute
Il se met du parti de ceux qu'il fait régner
Le coup dont on les tue est longtemps à saigner
Et quand à les punir il a pu se résoudre,
De pareils châtiments n'appartiennent qu'au foudre.

émilie
Dis que de leur parti toi-même tu te rends,
De te remettre au foudre à punir les tyrans.
Je ne t'en parle plus, va, sers la tyrannie
Abandonne ton âme à son lâche génie
Et pour rendre le calme à ton esprit flottant,
Oublie et ta naissance et le prix qui t'attend.
Sans emprunter ta main pour servir ma colère,
Je saurai bien venger mon pays et mon père.
J'aurais déjà l'honneur d'un si fameux trépas,
Si l'amour jusqu'ici n'eût arrêté mon bras
C'est lui qui, sous tes lois me tenant asservie,
M'a fait en ta faveur prendre soin de ma vie :
Seule contre un tyran, en le faisant périr,
Par les mains de sa garde il me fallait mourir.
Je t'eusse par ma mort dérobé ta captive
Et comme pour toi seul l'amour veut que je vive,
J'ai voulu, mais en vain, me conserver pour toi,
Et te donner moyen d'être digne de moi.
Pardonnez-moi, grands dieux, si je me suis trompée
Quand j'ai pensé chérir un neveu de Pompée,
Et si d'un faux-semblant mon esprit abusé
A fait choix d'un esclave en son lieu supposé.
Je t'aime toutefois, quel que tu puisses être
Et si pour me gagner il faut trahir ton maître,
Mille autres à l'envi recevraient cette loi,
S'ils pouvaient m'acquérir à même prix que toi.
Mais n'appréhende pas qu'un autre ainsi m'obtienne.
Vis pour ton cher tyran, tandis que je meurs tienne :
Mes jours avec les siens se vont précipiter,
Puisque ta lâcheté n'ose me mériter,
Viens me voir, dans son sang et dans le mien baignée,
De ma seule vertu mourir accompagnée
Et te dire en mourant d'un esprit satisfait :
"N'accuse point mon sort, c'est toi seul qui l'as fait.
Je descends dans la tombe où tu m'as condamnée,
Où la gloire me suit qui t'était destinée:
Je meurs en détruisant un pouvoir absolu" ;
Mais je vivrais à toi si tu l'avais voulu."

cinna
Eh bien" ! vous le voulez, il faut vous satisfaire,
Il faut affranchir Rome, il faut venger un père,
Il faut sur un tyran porter de justes coups
Mais apprenez qu'Auguste est moins tyran que vous.
S'il nous ôte à son gré nos biens, nos jours, nos femmes,
Il n'a point jusqu'ici tyrannisé nos âmes
Mais l'empire inhumain qu'exercent vos beautés
Force jusqu'aux esprits et jusqu'aux volontés.
Vous me faites priser ce qui me déshonore
Vous me faites haïr ce que mon âme adore
Vous me faites répandre un sang pour qui je dois
Exposer tout le mien et mille et mille fois:
Vous le voulez, j'y cours, ma parole est donnée" ;
Mais ma main, aussitôt contre mon sein tournée,
Aux mânes d'un tel prince immolant votre amant,
A mon crime forcé joindra mon châtiment,
Et par cette action dans l'autre confondue,
Recouvrera ma gloire aussitôt que perdue.
Adieu.

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