ACTE deuxième - Scène VII



(JOAS, ATHALIE, JOSABET, ZACHARIE, SALOMITH, ABNER, DEUX LÉVITES, LE CHŒUR, SUITE D'ATHALIE.)


JOSABET (aux deux Lévites.)
Ô vous, sur ces enfants si chers, si précieux,
Ministres du Seigneur, ayez toujours les yeux.

ABNER (à Josabet.)
Princesse, assurez-vous, je les prends sous ma garde.

ATHALIE
Ô ciel ! plus j'examine, et plus je le regarde…
C'est lui ! D'horreur encor tous mes sens sont saisis.
Épouse de Joad, est-ce là votre fils ?

JOSABET
Qui ? Lui, madame ?

ATHALIE
Lui.

JOSABET
Je ne suis point sa mère.
Voilà mon fils.

ATHALIE
Et vous, quel est donc votre père ?
Jeune enfant, répondez.

JOSABET
Le ciel jusqu'aujourd'hui…

ATHALIE
Pourquoi vous pressez-vous de répondre pour lui ?
C'est à lui de parler.

JOSABET
Dans un âge si tendre
Quel éclaircissement en pouvez-vous attendre ?

ATHALIE
Cet âge est innocent ; son ingénuité
N'altère point encor la simple vérité.
Laissez-le s'expliquer sur tout ce qui le touche.

JOSABET (tout bas.)
Daigne mettre, grand Dieu, ta sagesse en sa bouche !

ATHALIE
Comment vous nommez-vous ?

JOAS
J'ai nom Éliacin.

ATHALIE
Votre père ?

JOAS
Je suis, dit-on, un orphelin,
Entre les bras de Dieu jeté dès ma naissance
Et qui de mes parents n'eus jamais connaissance.

ATHALIE
Vous êtes sans parents ?

JOAS
Ils m'ont abandonné.

ATHALIE
Comment ? et depuis quand ?

JOAS
Depuis que je suis né.

ATHALIE
Ne sait-on pas au moins quel pays est le vôtre ?

JOAS
Ce temple est mon pays ; je n'en connais point d'autre.

ATHALIE
Où dit-on que le sort vous a fait rencontrer ?

JOAS
Parmi des loups cruels prêts à me dévorer.

ATHALIE
Qui vous mit dans ce temple ?

JOAS
Une femme inconnue,
Qui ne dit point son nom, et qu'on n'a point revue.

ATHALIE
Mais de vos premiers ans quelles mains ont pris soin ?

JOAS
Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin ?
Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,
Et sa bonté s'étend sur toute la nature.
Tous les jours je l'invoque, et d'un soin paternel
Il me nourrit des dons offerts sur son autel.

ATHALIE
Quel prodige nouveau me trouble, et m'embarrasse ?
La douceur de sa voix, son enfance, sa grâce,
Font insensiblement à mon inimitié
Succéder… Je serais sensible à la pitié ?

ABNER
Madame, voilà donc cet ennemi terrible,
De vos songes menteurs l'imposture est visible,
À moins que la pitié qui semble vous troubler
Ne soit ce coup fatal qui vous faisait trembler.

ATHALIE (à Joas et à Josabet.)
Vous sortez ?

JOSABET
Vous avez entendu sa fortune.
Sa présence à la fin pourrait être importune.

ATHALIE
Non ; revenez. Quel est tous les jours votre emploi ?

JOAS
J'adore le Seigneur ; on m'explique sa loi ;
Dans son livre divin on m'apprend à la lire,
Et déjà de ma main je commence à l'écrire.

ATHALIE
Que vous dit cette loi ?

JOAS
Que Dieu veut être aimé,
Qu'il venge tôt ou tard son saint nom blasphémé,
Qu'il est le défenseur de l'orphelin timide,
Qu'il résiste au superbe et punit l'homicide.

ATHALIE
J'entends. Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu,
À quoi s'occupe-t-il ?

JOAS
Il loue, il bénit Dieu.

ATHALIE
Dieu veut-il qu'à toute heure on prie, on le contemple ?

JOAS
Tout profane exercice est banni de son temple.

ATHALIE
Quels sont donc vos plaisirs ?

JOAS
Quelquefois à l'autel
Je présente au grand-prêtre ou l'encens ou le sel,
J'entends chanter de Dieu les grandeurs infinies.
Je vois l'ordre pompeux de ses cérémonies.

ATHALIE
Hé quoi ? vous n'avez point de passe-temps plus doux ?
Je plains le triste sort d'un enfant tel que vous.
Venez dans mon palais, vous y verrez ma gloire.

JOAS
Moi ? Des bienfaits de Dieu je perdrais la mémoire ?

ATHALIE
Non, je ne vous veux pas contraindre à l'oublier.

JOAS
Vous ne le priez point.

ATHALIE
Vous le pourrez prier.

JOAS
Je verrais cependant en invoquer un autre ?

ATHALIE
J'ai mon Dieu que je sers, vous servirez le vôtre ;
Ce sont deux puissants dieux.

JOAS
Il faut craindre le mien :
Lui seul est Dieu, Madame, et le vôtre n'est rien.

ATHALIE
Les plaisirs près de moi vous chercheront en foule.

JOAS
Le bonheur des méchants comme un torrent s'écoule.

ATHALIE
Ces méchants, qui sont-ils ?

JOSABET
Hé, Madame ! excusez
Un enfant…

ATHALIE (à Josabet.)
J'aime à voir comme vous l'instruisez.
Enfin, Éliacin, vous avez su me plaire ;
Vous n'êtes point sans doute un enfant ordinaire.
Vous voyez, je suis reine, et n'ai point d'héritier :
Laissez là cet habit, quittez ce vil métier ;
Je veux vous faire part de toutes mes richesses ;
Essayez dès ce jour l'effet de mes promesses.
À ma table, partout, à mes côtés assis,
Je prétends vous traiter comme mon propre fils.

JOAS
Comme votre fils ?

ATHALIE
Oui… Vous vous taisez ?

JOAS
Quel père
Je quitterais ! et pour…

ATHALIE
Eh bien ?

JOAS
Pour quelle mère !

ATHALIE ( à Josabet.)
Sa mémoire est fidèle, et dans tout ce qu'il dit
De vous et de Joad je reconnais l'esprit.
Voilà comme infectant cette simple jeunesse,
Vous employez tous deux le calme où je vous laisse.
Vous cultivez déjà leur haine et leur fureur ;
Vous ne leur prononcez mon nom qu'avec horreur.

JOSABET
Peut-on de nos malheurs leur dérober l'histoire ?
Tout l'univers les sait ; vous-même en faites gloire.

ATHALIE
Oui, ma juste fureur, et j'en fais vanité,
A vengé mes parents sur ma postérité.
J'aurais vu massacrer et mon père et mon frère,
Du haut de son palais précipiter ma mère,
Et dans un même jour égorger à la fois
Quel spectacle d'horreur ! quatre-vingts fils de rois ;
Et pourquoi ? Pour venger je ne sais quels prophètes
Dont elle avait puni les fureurs indiscrètes ;
Et moi, reine sans cœur, fille sans amitié,
Esclave d'une lâche et frivole pitié,
Je n'aurais pas du moins à cette aveugle rage
Rendu meurtre pour meurtre, outrage pour outrage,
Et de votre David traité tous les neveux
Comme on traitait d'Achab les restes malheureux ?
Où serais-je aujourd'hui, si domptant ma faiblesse
Je n'eusse d'une mère étouffé la tendresse,
Si de mon propre sang ma main versant des flots
N'eût par ce coup hardi réprimé vos complots ?
Enfin de votre Dieu l'implacable vengeance
Entre nos deux maisons rompit toute alliance.
David m'est en horreur, et les fils de ce roi,
Quoique nés de mon sang, sont étrangers pour moi.

JOSABET
Tout vous a réussi. Que Dieu voie, et nous juge !

ATHALIE
Ce Dieu, depuis longtemps votre unique refuge,
Que deviendra l'effet de ses prédictions ?
Qu'il vous donne ce roi promis aux nations,
Cet enfant de David, votre espoir, votre attente…
Mais nous nous reverrons. Adieu, Je sors contente :
J'ai voulu voir, j'ai vu.

ABNER (à Josabet.)
Je vous l'avais promis,
Je vous rends le dépôt que vous m'avez commis.

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