Pantagruel
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COMMENT PANURGE ENSEIGNE UNE MANIÈRE BIEN NOUVELLE DE BÂTIR LES MURAILLES DE PARIS

François Rabelais

COMMENT PANURGE ENSEIGNE UNE MANIÈRE BIEN NOUVELLE DE BÂTIR LES MURAILLES DE PARIS

Pantagruel quelque jour, pour se récréer de son étude, se pormenait vers les faubourgs Saint-Marceau, voulant voir la Folie Gobelin. Panurge était avec lui, ayant toujours le flacon sous sa robe et quelque morceau de jambon, car sans cela jamais n’allait-il, disant que c’était son garde-corps, autre épée ne portait-il. Et quand Pantagruel lui en voulut bailler une, il répondit qu’elle lui échaufferait la râtelle.

« Voire, mais, dit Épistémon, si l’on t’assaillait, comment te défendrais-tu ?

— À grands coups de brodequin, répondit-il, pourvu que les estocs fussent défendus. »

À leur retour, Panurge considérait les murailles de la ville de Paris et en irrision dit à Pantagruel : « Voyez-ci ces belles murailles ! Ô que fortes sont et bien en point pour garder les oisons en mue ! Par ma barbe, elles sont compétentement méchantes pour une telle ville comme cette-ci, car une vache avec un pet en abattrait plus de six brasses.

— Ô mon ami ! dit Pantagruel, sais-tu bien ce que dit Agésilas quand on lui demanda pourquoi la grande cité de Lacédémone n’était ceinte de murailles ? Car, montrant les habitants et citoyens de la ville tant bien experts en discipline militaire, et tant forts et bien armés : « Voici, dit-il, les murailles. de la cité, » signifiant qu’il n’est muraille que d’os, et que les villes et les cités ne sauraient avoir muraille plus sûre et plus forte que la vertu des citoyens et habitants. Ainsi cette ville est si forte par la multitude du peuple belliqueux qui est dedans, qu’ils ne se soucient de faire autres murailles. Davantage, qui la voudrait emmurailler comme Strasbourg, Orléans ou Ferrare, il ne serait possible, tant les frais et dépens seraient excessifs.

— Voire mais, dit Panurge, si fait-il bon avoir quelque visage de pierre quand on est envahi de ses ennemis et ne fût-ce que pour demander : « Qui est là-bas ? Au regard des frais énormes que dites être nécessaires si on la voulait murer, si messieurs de la ville me veulent donner quelque bon pot de vin, je leur enseignerai une manière bien nouvelle comment ils les pourront bâtir à bon marché.

— Comment ? dit Pantagruel.

— Ne le dites donc mie, répondit Panurge, si je vous l’enseigne. Je vois que les callibistris des femmes de ce pays sont à meilleur marché que les pierres. D’iceux faudrait bâtir les murailles en les arrangeant par bonne symétrie d’architecture, et mettant les plus grands aux premiers rangs, et puis en taluant à dos d’âne, arranger les moyens et finalement les petits. Puis faire un beau petit entrelardement à pointes de diamants, comme la grosse tour de Bourges, de tant de braquemarts enraidis qui habitent par les braguettes claustrales. Quel diable déferait telles murailles ? Il n’y a métal qui tant résistât aux coups. Et puis que les couillevrines s’y vinssent frotter ! Vous en verriez, par Dieu ! incontinent distiller de ce benoît fruit de grosse vérole, menu comme pluie. Sec, au nom des diables ! Davantage la foudre ne tomberait jamais dessus. Car pourquoi ? ils sont tous bénits ou sacrés. Je n’y vois qu’un inconvénient.

— Ho ! ho ! Ha ! ha ! ha ! dit Pantagruel. Et quel ?

— C’est que les mouches en sont tant friandes que merveilles, et s’y cueilleraient facilement et y feraient leur ordure, et voilà l’ouvrage gâté. Mais voici comment l’on y remédierait. Il faudrait très bien les émoucheter avec belles queues de renards ou bons gros viets d’azes de Provence, et à ce propos, je vous veux dire (nous en allants pour souper) un bel exemple que met Frater Lubinus, libro de Compotationibus mendicanlium.

« Au temps que les bêtes parlaient (il n’y a pas trois jours) un pauvre lion, par la forêt de Bièvre se pormenant et disant ses menus suffrages, passa par-dessous un arbre, auquel était monté un vilain charbonnier pour abattre du bois, lequel, voyant le lion, lui jeta sa cognée et le blessa énormément en une cuisse. Dont le lion, clopant, tant courut et tracassa par la forêt pour trouver aide qu’il rencontra un charpentier, lequel volontiers regarda sa plaie, la nettoya le mieux qu’il put et l’emplit de mousse, lui disant qu’il émouchât bien sa plaie, que les mouches n’y fissent ordure, attendant qu’il irait chercher de l’herbe au charpentier. Ainsi le lion, guéri, se pormenait par la forêt, à quelle heure une vieille sempiterneuse ébuchetait, et amassait du bois par ladite forêt, laquelle, voyant le lion venir, tomba de peur à la renverse en telle façon que le vent lui renversa robe, cotte et chemise jusques au-dessus des épaules. Ce que voyant, le lion accourut de pitié voir si elle s’était fait aucun mal et, considérant son comment a nom, dit : « Ô pauvre femme, qui t’a ainsi blessée ? » et ce disant, aperçut un renard lequel il appela, disant : « Compère renard, hau, cza, cza, et pour cause. »

« Quand le renard fut venu, il lui dit : « Compère, mon ami, l’on a blessé cette bonne femme ici entre les jambes bien vilainement, et y a solution de continuité manifeste ; regarde que la plaie est grande, depuis le cul jusques au nombril, mesure quatre, mais bien cinq empans et demi. C’est un coup de cognée ; je me doute que la plaie soit vieille. Pourtant, afin que les mouches n’y prennent, émouche-la bien fort, je t’en prie, et dedans et dehors ; tu as bonne queue et longue, émouche, mon ami, émouche, je t’en supplie, et cependant je vais quérir de la mousse pour y mettre, car ainsi nous faut-il secourir et aider l’un l’autre. Émouche fort, ainsi, mon ami, émouche bien, car cette plaie veut être émouchée souvent, autrement la personne ne peut être à son aise. Or émouche bien, mon petit compère, émouche. Dieu t’a bien pourvu de queue. Tu l’as grande et grosse à l’avenant, émouche fort et ne t’ennuie point. Un bon émoucheteur qui en émouchetant continuellement émouche de son mouchet, par mouches jamais émouche ne sera. Émou-che, couillaud, émouche, mon petit bedeau, je n’arrêterai guère. »

« Puis, va chercher force mousse et, quand il fut quelque peu loin, il s’écria, parlant au renard : « Émouche bien toujours, compère, émouche et ne te fâche jamais de bien émoucher ; par Dieu, mon petit compère, je te ferai être à gages émoucheteur de don Pietro de Castille. Émouche seulement, émouche et rien de plus. » Le pauvre renard émouchait fort bien et deçà et delà, et dedans et dehors, mais la fausse vieille vesnait et vessait, puant comme cent diables. Le pauvre renard était bien mal à son aise, car il ne savait de quel côté se virer pour évader le parfum des vesses de la vieille, et ainsi qu’il se tournait, il vit qu’au derrière était encore un autre pertuis, non si grand que celui qu’il émouchait, dont lui venait ce vent tant puant et infect. Le lion finalement retourne, portant de mousse plus que n’en tiendraient dix et huit balles, et commença en mettre dedans la plaie avec un bâton qu’il apporta, et y en avait jà bien mis seize balles et demie, et s’ébahissait : « Que diable ! cette plaie est parfonde : il y entrerait de mousse plus de deux charretées. » Mais le renard l’avisa : « Ô compère lion, mon ami, je te prie, ne mets ici toute la mousse, gardes-en quelque peu, car y a encore ici dessous un autre petit pertuis qui pue comme cinq cents diables : j’en suis empoisonné de l’odeur, tant il est punais. »

« Ainsi faudrait garder ces murailles des mouches et mettre émoucheteurs à gages. »

Lors dit Pantagruel : « Comment sais-tu que les membres honteux des femmes sont à si bon marché, car en cette ville il y a force prudes femmes, chastes et pucelles ?

Et ubi prenus ? dit Panurge. Je vous en dirai non opinion, mais vraie certitude et assurance. Je ne me vante d’en avoir embourré quatre cents dix et sept depuis que je suis en cette ville, et n’y a que neuf jours. Mais à ce matin, j’ai trouvé un bonhomme qui, en un bissac tel comme celui d’Ésopet, portait deux petites fillettes de l’âge de deux ou trois ans au plus, l’une devant, l’autre derrière. Il me demanda l’aumône, mais je lui fis réponse que j’avais beaucoup plus de couillons, que de deniers. Et après lui demande : « Bonhomme, ces deux fillettes sont-elles pucelles ? »

— Frère, dit-il, il y a deux ans qu’ainsi je les porte, et au regard de cette-ci devant, laquelle je vois continuellement, en mon avis elle est pucelle, toutefois je n’en voudrais mettre mon doigt au feu. Quant est de celle que je porte derrière, je ne sais sans faute rien.

— Vraiment, dit Pantagruel, tu es gentil compagnon, je te veux habiller de ma livrée. » Et le fit vêtir galantement, selon la mode du temps qui courait, excepté que Panurge voulut que la braguette de ses chausses fût longue de trois pieds et carrée, non ronde, ce que fut fait et la faisait bon voir. Et disait souvent que le monde n’avait encore connu l’émolument et utilité qui est de porter grande braguette, mais le temps leur enseignerait quelque jour comme toutes choses ont été inventées en temps.

« Dieu gard’ de mal, disait-il, le compagnon à qui la longue braguette a sauvé la vie ! Dieu gard’ de mal à qui la longue braguette a valu pour un jour cent soixante mille et neuf écus ! Dieu gard’ de mal qui par sa longue braguette a sauvé toute une ville de mourir de faim ! Et, par Dieu, je ferai un livre de la commodité des longues braguettes, quand j’aurai plus de loisir. » De fait, en composa un beau et grand livre avec les figures, mais il n’est encore imprimé, que je sache.


COMMENT PANURGE ENSEIGNE UNE MANIÈRE BIEN NOUVELLE DE BÂTIR LES MURAILLES DE PARIS
DE LA NATIVITÉ DU TRÈS REDOUTÉ PANTAGRUEL
DU DEUIL QUE MENA GARGANTUA DE LA MORT DE SA FEMME BADEBEC
DE L’ENFANCE DE PANTAGRUEL
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COMMENT PANTAGRUEL, ÉTANT À PARIS, REÇUT LETTRES DE SON PÈRE GARGANTUA, ET LA COPIE D’ICELLES
COMMENT PANTAGRUEL TROUVA PANURGE LEQUEL IL AIMA TOUTE SA VIE
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COMMENT PANURGE ENSEIGNE UNE MANIÈRE BIEN NOUVELLE DE BÂTIR LES MURAILLES DE PARIS
DES MŒURS ET CONDITIONS DE PANURGE
COMMENT PANURGE GAGNAIT LES PARDONS ET MARIAIT LES VIEILLES, ET DES PROCÈS QU’IL EÛT À PARIS
COMMENT PANURGE FUT AMOUREUX D’UNE HAUTE DAME DE PARIS
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COMMENT PANTAGRUEL PARTIT DE PARIS OYANT NOUVELLES QUE LES DIPSODES ENVAHISSAIENT LE PAYS DES AMAUROTES, ET LA CAUSE POURQUOI LES LIEUES SONT TANT PETITES EN FRANCE
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COMMENT PANURGE, CARPALIM, EUSTHÈNES, ÉPISTÉMON, COMPAGNONS DE PANTAGRUEL, DÉCONFIRENT SIX CENTS SOIXANTE CHEVALIERS BIEN SUBTILEMENT
COMMENT PANTAGRUEL ET SES COMPAGNONS ÉTAIENT FÂCHÉS DE MANGER DE LA CHAIR SALÉE, ET COMME CARPALIM ALLA CHASSER POUR AVOIR DE LA VENAISON
COMMENT PANTAGRUEL EUT VICTOIRE BIEN ÉTRANGEMENT DES DIPSODES ET DES GÉANTS
COMMENT PANTAGRUEL DÉFIT LES TROIS CENTS GÉANTS ARMÉS DE PIERRES DE TAILLE, ET LOUPGAROU, LEUR CAPITAINE
COMMENT PANTAGRUEL ENTRA EN LA VILLE DES AMAUROTES, ET COMMENT PANURGE MARIA LE ROI ANARCHE ET LE FIT CRIEUR DE SAUCE VERT
COMMENT PANTAGRUEL DE SA LANGUE COUVRIT TOUTE UNE ARMÉE, ET DE CE QUE L’AUTEUR VIT DEDANS SA BOUCHE
LA CONCLUSION DU PRÉSENT LIVRE ET L’EXCUSE DE L’AUTEUR

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