Pantagruel
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DES MŒURS ET CONDITIONS DE PANURGE

François Rabelais

DES MŒURS ET CONDITIONS DE PANURGE

Panurge était de stature moyenne, ni trop grand, ni trop petit, et avait le nez un peu aquilin, fait à manche de rasoir, et pour lors était de l’âge de trente et cinq ans ou environ, fin à dorer comme une dague de plomb, bien galant homme de sa personne, sinon qu’il était quelque peu paillard et sujet de nature à une maladie qu’on appelait en ce temps-là : « Faute d’argent, c’est douleur sans pareille » (toutefois il avait soixante et trois manières d’en trouver toujours à son besoin, dont la plus honorable et la plus commune était par façon de larcin furtivement fait), malfaisant, pipeur, buveur, batteur de pavés, ribleur s’il en était en Paris, au demeurant, le meilleur fils du monde, et toujours machinait quelque chose contre les sergents et contre le guet.

À l’une fois, il assemblait trois ou quatre bons rustres, les faisait boire comme Templiers sur le soir, après les menait au-dessous de Sainte-Geneviève ou auprès du Collège de Navarre et à l’heure que le guet montait par là (ce qu’il connaissait en mettant son épée sur le pavé et l’oreille auprès, et lorsqu’il oyait son épée branler, c’était signe infaillible que le guet était près), à l’heure donc, lui et ses compagnons prenaient un tombereau et lui baillaient le branle, le ruant de grande force contre la vallée, et ainsi mettaient tout le pauvre guet par terre comme porcs, puis fuyaient de l’autre côté, car en moins de deux jours il sut toutes les rues, ruelles et traverses de Paris comme son Deus det.

À l’autre fois, faisait en quelque belle place, par où ledit guet devait passer, une traînée de poudre de canon, et à l’heure que passait, mettait le feu dedans, et puis prenait son passe-temps à voir la bonne grâce qu’ils avaient en fuyant, pensants que le feu saint Antoine les tînt aux jambes.

Et au regard des pauvres maîtres ès arts et théologiens, il les persécutait sur tous autres. Quand il rencontrait quelqu’un d’entre eux par la rue, jamais ne faillait de leur faire quelque mal, maintenant leur mettant un étron dedans leurs chaperons au bourrelet, maintenant leur attachant de petites queues de renard ou des oreilles de lièvres par derrière, ou quelque autre mal.

Un jour que l’on avait assigné à tous les théologiens se trouver en Sorbonne pour grabeler les articles de la foi, il fit une tarte bourbonnaise composée de force d’ails, de galbanum, d’assa fœtida, de castoreum, d’étrons tout chauds, et la détrempa en sanie de bosses chancreuses, et de fort bon matin engraissa et oignit théologalement tout le treillis de Sorbonne en sorte que le diable n’y eût pas duré. Et tous ces bonnes gens rendaient là leurs gorges devant tout le monde, comme s’ils eussent écorché le renard, et en mourut dix ou douze de peste, quatorze en furent ladres, dix et huit en furent pouacres et plus de vingt et sept en eurent la vérole, mais il ne s’en souciait mie.

Et portait ordinairement un fouet sous sa robe, duquel il fouettait sans rémission les pages qu’il trouvait portants du vin à leurs maîtres pour les avancer d’aller.

En son saie avait plus de vingt et six petites bougettes et fasques toujours pleines, l’une d’un petit d’eau de plomb et d’un petit couteau affilé comme l’aiguille d’un pelletier, dont il coupait les bourses ; l’autre d’aigret qu’il jetait aux yeux de ceux qu’il trouvait ; l’autre de glaterons empennés de petites plumes d’oisons ou de chapons qu’il jetait sur les robes et bonnets des bonnes gens, et souvent leur en faisait de belles cornes qu’ils portaient par toute la ville, aucunes fois toute leur vie. Aux femmes aussi, par-dessus leurs chaperons au derrière, aucune fois en mettait faits en forme d’un membre d’homme.

En l’autre un tas de cornets tous pleins de puces et de poux qu’il empruntait des guenaux de Saint-Innocent, et les jetait avec belles petites cannes ou plumes dont on écrit sur les collets des plus sucrées demoiselles qu’il trouvait, et mêmement en l’église, car jamais ne se mettait au chœur au haut, mais toujours demeurait en la nef entre les femmes, tant à la messe, à vêpres, comme au sermon.

En l’autre, force provision de haims et claveaux dont il accouplait souvent les hommes et les femmes en compagnies où ils étaient serrés, et mêmement celles qui portaient robes de taffetas armoisi, et à l’heure qu’elles se voulaient départir, elles rompaient toutes leurs robes.

En l’autre, un fusil garni d’amorce, d’allumettes, de pierre à feu et tout autre appareil à ce requis.

En l’autre, deux ou trois miroirs ardents dont il faisait enrager aucunes fois les hommes et les femmes et leur faisait perdre contenance à l’église, car il disait qu’il n’y avait qu’un antistrophe entre femme folle à la messe et femme molle à la fesse.

En l’autre, avait provision de fil et d’aiguilles, dont il faisait mille petites diableries.

Une fois, à l’issue du palais, à la grand’salle, lorsqu’un cordelier disait la messe de Messieurs, il lui aida à soi habiller et revêtir, mais en l’accoutrant, il lui cousit l’aube avec sa robe et chemise, et puis se retira quand Messieurs de la Cour vinrent s’asseoir pour ouïr icelle messe. Mais quand ce fut l’Ite Missa est, que le pauvre frater se voulut dévêtir de son aube, il emporta ensemble et habit et chemise, qui étaient bien cousus ensemble, et se rebrassa jusques aux épaules, montrant son callibistris à tout le monde qui n’était pas petit, sans doute. Et le frater toujours tirait, mais tant plus se découvrait-il jusques à ce qu’un des Messieurs de la Cour dit : « Et quoi, ce beau père nous veut-il ici faire l’offrande et baiser son cul ? Le feu saint Antoine le baise ! » Dès lors fut ordonné que les pauvres beaux pères ne se dépouilleraient plus devant le monde, mais en leur sacristie, mêmement en présence des femmes, car ce leur serait occasion du péché d’envie.

Et le monde demandait pourquoi est-ce que ces fratres avaient la couille si longue ? Ledit Panurge soulut très bien le problème disant : « Ce que fait les oreilles des ânes si grandes, c’est parce que leurs mères ne leur mettaient point de béguin en la tête, comme dit De Alliaco en ses Suppositions. À pareille raison, ce qui fait la couille des pauvres béats pères si longue, c’est qu’ils ne portent point de chausses foncées, et leur pauvre membre s’étend en liberté à bride avalée, et leur va ainsi trimbalant sur les genoux, comme font les patenôtres aux femmes. Mais la cause pourquoi ils l’avaient gros à l’équipollent, c’était qu’en ce trimbalement les humeurs du corps descendent audit membre, car, selon les légistes, agitation et motion continuelle est cause d’attraction. »

Item, il avait une autre poche pleine d’alun de plume dont il jetait dedans le dos des femmes qu’il voyait les plus acrêtées et les faisait dépouiller devant tout le monde, les autres danser comme jau sur braise ou bille sur tambour, les autres courir les rues et lui après courait, et à celles qui se dépouillaient il mettait sa cape sur le dos, comme homme courtois et gracieux.

Item, en une autre il avait une petite guedoufle pleine de vieille huile, et quand il trouvait ou femme ou homme qui eût quelque belle robe, il leur engraissait et gâtait tous les plus beaux endroits, sous le semblant de les toucher et dire : « Voici de bon drap, voici bon satin, bon taffetas, madame ; Dieu vous donne ce que votre noble cœur désire : vous avez robe neuve, nouvel ami ; Dieu vous y maintienne ! » Ce disant, leur mettait la main sur le collet, ensemble la male tache y demeurait perpétuellement

Si énormément engravée
En l’âme, en corps, et renommée
Que le diable ne l’eût point ôtée

Puis à la fin leur disait : « Madame, donnez-vous garde de tomber, car il y a ici un grand et sale trou devant vous. »

En une autre, il avait tout plein d’euphorbe pulvérisée bien subtilement, et là dedans mettait un mouche-nez beau et bien ouvré qu’il avait dérobé à la belle lingère du Palais, en lui ôtant un pou dessus son sein, lequel toutefois il y avait mis. Et quand il se trouvait en compagnie de quelques bonnes dames, il leur mettait sur le propos de lingerie et leur mettait la main au sein, demandant : « Et cet ouvrage, est-il de Flandre ou de Hainaut ? » Et puis tirait son mouche-nez disant : « Tenez, tenez, voyez en ci de l’ouvrage : elle est de Foutignan ou de Foutarabie, » et le secouait bien fort à leur nez, et les faisait éternuer quatre heures sans repos. Cependant il pétait comme un roussin, et les femmes riaient, lui disants : « Comment, vous pétez, Panurge ? — Non fais, disait-il, madame ; mais j’accorde au contrepoint de la musique que vous sonnez du nez. »

En l’autre, un daviet, un pélican, un crochet et quelques autres ferrements dont il n’y avait porte ni coffre qu’il ne crochetât.

En l’autre, tout plein de petits gobelets dont il jouait fort artificiellement, car il avait les doigts faits à la main comme Minerve ou Arachné, et avait autrefois crié le thériacle, et quand il changeait un teston ou quelque autre pièce, le changeur eût été plus fin que maître Mouche si Panurge n’eût fait évanouir à chacune fois cinq ou six grands blancs, visiblement, apertement, manifestement, sans faire lésion ni blessure aucune, dont le changeur n’en eût senti que le vent.


DES MŒURS ET CONDITIONS DE PANURGE
DE LA NATIVITÉ DU TRÈS REDOUTÉ PANTAGRUEL
DU DEUIL QUE MENA GARGANTUA DE LA MORT DE SA FEMME BADEBEC
DE L’ENFANCE DE PANTAGRUEL
DES FAITS DU NOBLE PANTAGRUEL EN SON JEUNE ÂGE
COMMENT PANTAGRUEL RENCONTRA UN LIMOUSIN QUI CONTREFAISAIT LE LANGAGE FRANÇAIS
COMMENT PANTAGRUEL VINT À PARIS...
COMMENT PANTAGRUEL, ÉTANT À PARIS, REÇUT LETTRES DE SON PÈRE GARGANTUA, ET LA COPIE D’ICELLES
COMMENT PANTAGRUEL TROUVA PANURGE LEQUEL IL AIMA TOUTE SA VIE
COMMENT PANURGE RACONTE LA MANIÈRE COMMENT IL ÉCHAPPA DE LA MAIN DES TURCS
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DES MŒURS ET CONDITIONS DE PANURGE
COMMENT PANURGE GAGNAIT LES PARDONS ET MARIAIT LES VIEILLES, ET DES PROCÈS QU’IL EÛT À PARIS
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COMMENT PANURGE FIT UN TOUR À LA DAME PARISIENNE, QUI NE FUT POINT À SON AVANTAGE
COMMENT PANTAGRUEL PARTIT DE PARIS OYANT NOUVELLES QUE LES DIPSODES ENVAHISSAIENT LE PAYS DES AMAUROTES, ET LA CAUSE POURQUOI LES LIEUES SONT TANT PETITES EN FRANCE
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COMMENT PANURGE, CARPALIM, EUSTHÈNES, ÉPISTÉMON, COMPAGNONS DE PANTAGRUEL, DÉCONFIRENT SIX CENTS SOIXANTE CHEVALIERS BIEN SUBTILEMENT
COMMENT PANTAGRUEL ET SES COMPAGNONS ÉTAIENT FÂCHÉS DE MANGER DE LA CHAIR SALÉE, ET COMME CARPALIM ALLA CHASSER POUR AVOIR DE LA VENAISON
COMMENT PANTAGRUEL EUT VICTOIRE BIEN ÉTRANGEMENT DES DIPSODES ET DES GÉANTS
COMMENT PANTAGRUEL DÉFIT LES TROIS CENTS GÉANTS ARMÉS DE PIERRES DE TAILLE, ET LOUPGAROU, LEUR CAPITAINE
COMMENT PANTAGRUEL ENTRA EN LA VILLE DES AMAUROTES, ET COMMENT PANURGE MARIA LE ROI ANARCHE ET LE FIT CRIEUR DE SAUCE VERT
COMMENT PANTAGRUEL DE SA LANGUE COUVRIT TOUTE UNE ARMÉE, ET DE CE QUE L’AUTEUR VIT DEDANS SA BOUCHE
LA CONCLUSION DU PRÉSENT LIVRE ET L’EXCUSE DE L’AUTEUR

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