Pantagruel
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COMMENT PANTAGRUEL DE SA LANGUE COUVRIT TOUTE UNE ARMÉE, ET DE CE QUE L’AUTEUR VIT DEDANS SA BOUCHE

François Rabelais

COMMENT PANTAGRUEL DE SA LANGUE COUVRIT TOUTE UNE ARMÉE, ET DE CE QUE L’AUTEUR VIT DEDANS SA BOUCHE

Ainsi que Pantagruel avec toute sa bande entrèrent ès terres des Dipsodes, tout le monde en était joyeux, et incontinent se rendirent à lui, et, de leur franc vouloir, lui apportèrent les clefs de toutes les villes où il allait, excepté les Almyrodes, qui voulurent tenir contre lui, et firent réponse à ses hérauts qu’ils ne se rendraient sinon à bonnes enseignes.

« Quoi ! dit Pantagruel, en demandent-ils meilleures que la main au pot et le verre au poing ? Allons, et qu’on me les mette à sac. » Adonc tous se mirent en ordre, comme délibérés de donner l’assaut. Mais, au chemin, passant une grande campagne, furent saisis d’une grosse housée de pluie. À quoi commencèrent se trémousser et se serrer l’un l’autre. Ce que voyant Pantagruel, leur fit dire par les capitaines que ce n’était rien, et qu’il voyait bien au-dessus des nuées que ce ne serait qu’une petite rosée, mais à toutes fins, qu’ils se missent en ordre et qu’il les voulait couvrir. Lors se mirent en bon ordre et bien serrés, et Pantagruel tira sa langue seulement à demi et les en couvrit comme une geline fait ses poulets.

« Cependant, je, qui vous fais ces tant véritables contes, m’étais caché dessous une feuille de bardane, qui n’était moins large que l’arche du pont de Monstrible ; mais quand je les vis ainsi bien couverts, je m’en allai à eux rendre à l’abri, ce que je ne pus, tant ils étaient comme l’on dit, au bout de l’aune faut le drap. Donc, le mieux que je pus, montai par dessus, et cheminai bien deux lieues sur sa langue, tant que j’entrai dedans sa bouche. Mais, ô dieux et déesses, que vis-je là ? Jupiter me confonde de sa foudre trisulque si j’en mens. J’y cheminais comme l’on fait en Sophie à Constantinople, et y vis de grands rochers, comme les monts des Danois (je crois que c’étaient ses dents) et de grands prés, de grandes forêts, de fortes et grosses villes, non moins grandes que Lyon ou Poitiers.

« Le premier qu’y trouvai ce fut un bonhomme qui plantait des choux. Dont, tout ébahi, lui demandai : « Mon ami, que fais-tu ici ?

— Je plante, dit-il, des choux.

— Et à quoi ni comment ? dis-je.

— Ha ! monsieur, dit-il, chacun ne peut avoir les couillons aussi pesants qu’un mortier, et ne pouvons être tous riches. Je gagne ainsi ma vie, et les porte vendre au marché, en la cité qui est ici derrière.

— Jésus ! dis-je, il y a ici un nouveau monde ?

— Certes, dit-il, il n’est mie nouveau ; mais l’on dit bien que hors d’ici, y a une terre neuve où ils ont et soleil et lune, et tout plein de belles besognes ; mais cetui-ci est plus ancien.

— Voire mais, dis-je, mon ami, comment a nom cette ville où tu portes vendre tes choux ?

— Elle a, dit-il, nom Aspharage, et sont christians, gens de bien, et vous feront grand’chère. »

Bref, je délibérai d’y aller.

Or, en mon chemin, je trouvai un compagnon qui tendait aux pigeons, auquel je demandai : « Mon ami, dond vous viennent ces pigeons ici ?

— Sire, dit-il, ils viennent de l’autre monde. » Lors je pensai que, quand Pantagruel baillait, les pigeons à pleines volées entraient dedans sa gorge, pensants que fût un colombier. Puis entrai en la ville, laquelle je trouvai belle, bien forte et en bel air ; mais, à l’entrée, les portiers me demandèrent mon bulletin, de quoi je fus fort ébahi et leur demandai : « Messieurs, y a-t-il ici danger de peste ?

— Ô seigneur, dirent-ils, l’on se meurt ici auprès tant que le chariot court par les rues.

— Vrai Dieu, dis-je, et où ? » À quoi me dirent que c’était en Laryngues et Pharyngues, qui sont deux grosses villes telles comme Rouen et Nantes, riches et bien marchandes. Et la cause de la peste a été pour une puante et infecte exhalation qui est sortie des abîmes depuis naguère, dont ils sont morts plus de vingt et deux cents soixante mille et seize personnes, depuis huit jours. Lors je pense et calcule, et trouve que c’était une puante haleine qui était venue de l’estomac de Pantagruel alors qu’il mangea tant d’aillade, comme nous avons dit dessus.

De là partant, passai entre les rochers qui étaient ses dents et fis tant que je montai sur une, et là trouvai les plus beaux lieux du monde, beaux grands jeux de paume, belles galeries, belles prairies, force vignes et une infinité de cassines à la mode italique par les champs pleins de délices, et là demeurai bien quatre mois, et ne fis onques telle chère que pour lors.

Puis descendis par les dents du derrière pour venir aux baulièvres ; mais en passant, je fus détroussé des brigands par une grande forêt qui est vers la partie des oreilles. Puis trouvai une petite bourgade à la devallée (j’ai oublié son nom), où je fis encore meilleure chère que jamais, et gagnai quelque peu d’argent pour vivre. Savez-vous comment ? À dormir, car l’on loue les gens à journée pour dormir, et gagnent cinq et six sols par jour ; mais ceux qui ronflent bien fort gagnent bien sept sols et demi. Et contais aux sénateurs comment on m’avait détroussé par la vallée, lesquels me dirent que, pour tout vrai, les gens de delà étaient mal vivants et brigands de nature. À quoi je connus qu’ainsi comme nous avons les contrées de deçà et delà les monts, aussi ont-ils deçà et delà les dents. Mais il fait beaucoup meilleur deçà, et y a meilleur air.

Là commençai penser qu’il est bien vrai ce que l’on dit que la moitié du monde ne sait comment l’autre vit, vu que nul n’avait encore écrit de ce pays-là, auquel sont plus de vingt-cinq royaumes habités, sans les déserts et un gros bras de mer. Mais j’en ai composé un grand livre intitulé l’Histoire des Gorgias, car ainsi les ai-je nommés, parce qu’ils demeurent en la gorge de mon maître Pantagruel. Finalement voulus retourner, et, passant par sa barbe, me jetai sur ses épaules, et de là me dévale en terre, et tombe devant lui. Quand il m’aperçut, il me demanda : « Dond viens-tu, Alcofribas ? » Je lui réponds : « De votre gorge, monsieur.

— Et depuis quand y es-tu ? dit-il.

— Depuis, dis-je, que vous alliez contre les Almyrodes.

— Il y a, dit-il, plus de six mois. Et de quoi vivais-tu ? Que buvais-tu ? » Je réponds : « Seigneur, de même vous, et des plus friands morceaux, qui passaient par votre gorge, j’en prenais le barrage.

— Voire mais, dit-il, où chiais-tu ?

— En votre gorge, monsieur, dis-je.

— Ha ! ha ! tu es gentil compagnon, dit-il. Nous avons, avec l’aide de Dieu, conquesté tout le pays des Dipsodes ; je te donne la châtellenie de Salmigondin.

— Grand merci, dis-je, monsieur ; vous me faites du bien plus que n’ai desservi envers vous. »


COMMENT PANTAGRUEL DE SA LANGUE COUVRIT TOUTE UNE ARMÉE, ET DE CE QUE L’AUTEUR VIT DEDANS SA BOUCHE
DE LA NATIVITÉ DU TRÈS REDOUTÉ PANTAGRUEL
DU DEUIL QUE MENA GARGANTUA DE LA MORT DE SA FEMME BADEBEC
DE L’ENFANCE DE PANTAGRUEL
DES FAITS DU NOBLE PANTAGRUEL EN SON JEUNE ÂGE
COMMENT PANTAGRUEL RENCONTRA UN LIMOUSIN QUI CONTREFAISAIT LE LANGAGE FRANÇAIS
COMMENT PANTAGRUEL VINT À PARIS...
COMMENT PANTAGRUEL, ÉTANT À PARIS, REÇUT LETTRES DE SON PÈRE GARGANTUA, ET LA COPIE D’ICELLES
COMMENT PANTAGRUEL TROUVA PANURGE LEQUEL IL AIMA TOUTE SA VIE
COMMENT PANURGE RACONTE LA MANIÈRE COMMENT IL ÉCHAPPA DE LA MAIN DES TURCS
COMMENT PANURGE ENSEIGNE UNE MANIÈRE BIEN NOUVELLE DE BÂTIR LES MURAILLES DE PARIS
DES MŒURS ET CONDITIONS DE PANURGE
COMMENT PANURGE GAGNAIT LES PARDONS ET MARIAIT LES VIEILLES, ET DES PROCÈS QU’IL EÛT À PARIS
COMMENT PANURGE FUT AMOUREUX D’UNE HAUTE DAME DE PARIS
COMMENT PANURGE FIT UN TOUR À LA DAME PARISIENNE, QUI NE FUT POINT À SON AVANTAGE
COMMENT PANTAGRUEL PARTIT DE PARIS OYANT NOUVELLES QUE LES DIPSODES ENVAHISSAIENT LE PAYS DES AMAUROTES, ET LA CAUSE POURQUOI LES LIEUES SONT TANT PETITES EN FRANCE
LETTRES QU’UN MESSAGER APPORTA À PANTAGRUEL D’UNE DAME DE PARIS, ET L’EXPOSITION D’UN MOT ÉCRIT EN UN ANNEAU D’OR
COMMENT PANURGE, CARPALIM, EUSTHÈNES, ÉPISTÉMON, COMPAGNONS DE PANTAGRUEL, DÉCONFIRENT SIX CENTS SOIXANTE CHEVALIERS BIEN SUBTILEMENT
COMMENT PANTAGRUEL ET SES COMPAGNONS ÉTAIENT FÂCHÉS DE MANGER DE LA CHAIR SALÉE, ET COMME CARPALIM ALLA CHASSER POUR AVOIR DE LA VENAISON
COMMENT PANTAGRUEL EUT VICTOIRE BIEN ÉTRANGEMENT DES DIPSODES ET DES GÉANTS
COMMENT PANTAGRUEL DÉFIT LES TROIS CENTS GÉANTS ARMÉS DE PIERRES DE TAILLE, ET LOUPGAROU, LEUR CAPITAINE
COMMENT PANTAGRUEL ENTRA EN LA VILLE DES AMAUROTES, ET COMMENT PANURGE MARIA LE ROI ANARCHE ET LE FIT CRIEUR DE SAUCE VERT
COMMENT PANTAGRUEL DE SA LANGUE COUVRIT TOUTE UNE ARMÉE, ET DE CE QUE L’AUTEUR VIT DEDANS SA BOUCHE
LA CONCLUSION DU PRÉSENT LIVRE ET L’EXCUSE DE L’AUTEUR

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