Pantagruel
-
COMMENT PANTAGRUEL ET SES COMPAGNONS ÉTAIENT FÂCHÉS DE MANGER DE LA CHAIR SALÉE, ET COMME CARPALIM ALLA CHASSER POUR AVOIR DE LA VENAISON

François Rabelais

COMMENT PANTAGRUEL ET SES COMPAGNONS ÉTAIENT FÂCHÉS DE MANGER DE LA CHAIR SALÉE, ET COMME CARPALIM ALLA CHASSER POUR AVOIR DE LA VENAISON

Ainsi comme ils banquetaient, Carpalim dit : « Et ventre saint Quenet, ne mangerons-nous jamais de venaison ? Cette chair salée m’altère tout. Je vous vais apporter ici une cuisse de ces chevaux qu’avons fait brûler : elle sera assez bien rôtie. » Tout ainsi qu’il se levait pour ce faire, aperçut à l’orée du bois un beau grand chevreuil qui était issu du fort, voyant le feu de Panurge, à mon avis. Incontinent, courut après de telle roideur qu’il semblait que fût un carreau d’arbalète, et l’attrapa en un moment, et, en courant, prit de ses mains en l’air : quatre grandes outardes, sept bitards, vingt et six perdrix grises, trente et deux rouges, seize faisans, neuf bécasses, dix et neuf hérons, trente et deux pigeons ramiers, et tua de ses pieds dix ou douze que levrauts que lapins, qui jà étaient hors de page, dix-huit râles parés ensemble, quinze sanglerons, deux blaireaux, trois grands renards.

Frappant donc le chevreuil de son malcus à travers la tête, le tua et l’apportant, recueillit ses levrauts, râles et sanglerons, et, de tant loin que put être ouï, s’écria, disant :« Panurge, mon ami, vinaigre, vinaigre ! » dont pensait le bon Pantagruel que le cœur lui fît mal et commanda qu’on lui apprêtât du vinaigre. Mais Panurge entendit bien qu’il y avait levraut au croc. De fait, montra au noble Pantagruel comment il portait à son col un beau chevreuil et toute sa ceinture brodée de levrauts.

Soudain Épistémon fit, au nom des neuf Muses, neuf belles broches de bois à l’antique (Eusthènes aidait à écorcher), et Panurge mit deux selles d’armes des chevaliers en tel ordre qu’elles servirent de Iandiers, et firent rôtisseur leur prisonnier, et au feu où brûlaient les chevaliers firent rôtir leur venaison, et après, grand’chère à force vinaigre. Au diable l’un qui se feignait ! c’était triomphe de les voir bâfrer. Lors dit Pantagruel : « Plût à Dieu que chacun de vous eut deux paires de sonnettes de sacre au menton et que j’eusse au mien les grosses horloges de Rennes, de Poitiers, de Tours et de Cambrai, pour voir l’aubade que nous donnerions au remuement de nos badigoinces !

— Mais, dit Panurge, il vaut mieux penser de notre affaire un peu, et par quel moyen nous pourrons venir au-dessus de nos ennemis.

— C’est bien avisé, » dit Pantagruel. Pourtant demanda à leur prisonnier : « Mon ami, dis-nous ici la vérité, et ne nous mens en rien si tu ne veux être écorché tout vif, car c’est moi qui mange les petits enfants. Conte-nous entièrement l’ordre, le nombre et la forteresse de l’armée. »

À quoi répondit le prisonnier : « Seigneur, sachez pour la vérité qu’en l’armée sont trois cents géants, tous armés de pierre de taille, grands à merveilles, toutefois non tant du tout que vous, excepté un qui est leur chef et a nom Loupgarou, et est tout armé d’enclumes cyclopiques ; cent soixante et trois mille piétons tous armés de peaux de lutins, gens forts et courageux ; onze mille quatre cents hommes d’armes ; trois mille six cents doubles canons et d’espingarderie sans nombre ; quatre vingts quatorze mille pionniers ; cent cinquante mille putains belles comme déesses (voilà pour moi, dit Panurge), dont les aucunes sont Amazones, les autres Lyonnaises, les autres Parisiennes, Tourangelles, Angevines, Poitevines, Normandes, Allemandes, de tous pays et toutes langues y en a.

— Voire mais, dit Pantagruel, le roi y est-il ?

— Oui, sire, dit le prisonnier, il y est en personne, et nous le nommons Anarche, roi des Dipsodes, qui vaut autant à dire comme gens altérés, car vous ne vîtes onques gens tant altérés ni buvants plus volontiers, et a sa tente en la garde des géants.

— C’est assez, dit Pantagruel. Sus, enfans, êtes-vous délibérés d’y venir avec moi ? »

À quoi répondit Panurge : « Dieu confonde qui vous laissera. J’ai jà pensé comment je vous les rendrai tous morts comme porcs, qu’il n’en échappera au diable le jarret. Mais je me soucie quelque peu d’un cas.

— Et qu’est-ce ? dit Pantagruel.

— C’est, dit Panurge, comment je pourrai avanger à braquemarder toutes les putains qui y sont en cette après-dînée,

Qu’il n’en échappe pas une,
Que je ne taboure en forme commune.

— Ha ! ha ! ha ! dit Pantagruel. »

Et Carpalim dit : « Au diable de Biterne ! par Dieu, j’en embourrerai quelqu’une.

— Et je, dit Eusthènes, quoi ? qui ne dressai onques puis que bougeâmes de Rouen, au moins que l’aiguille montât jusques sur les dix ou onze heures, voire encore que l’aie dur et fort comme cent diables.

— Vraiment, dit Panurge, tu en auras des plus grasses et des plus refaites.

— Comment, dit Épistémon, tout le monde chevauchera et je mènerai l’âne ! Le diable emporte qui en fera rien ! Nous userons du droit de guerre, qui potest capere capiat.

— Non, non, dit Panurge. Mais attache ton âne à un croc et chevauche comme le monde. »

Et le bon Pantagruel riait à tout, puis leur dit : « Vous comptez sans votre hôte. J’ai grand peur que, devant qu’il soit nuit, ne vous voie en état que n’aurez grande envie d’arresser et qu’on vous chevauchera à grand coup de pique et de lance.

— Baste, dit Épistémon. Je vous les rends à rôtir ou bouillir, à fricasser, ou mettre en pâte. Ils ne sont en si grand nombre comme avait Xerxès, car il avait trente cents mille combattants, si croyez Hérodote et Troge Pompone, et toutefois Thémistocles à peu de gens les déconfit. Ne vous souciez, pour Dieu !

— Merde, merde, dit Panurge. Ma seule braguette époussètera tous les hommes, et saint Balletrou, qui dedans y repose, décrottera toutes les femmes.

— Sus donc, enfants, dit Pantagruel, commençons à marcher. »


COMMENT PANTAGRUEL ET SES COMPAGNONS ÉTAIENT FÂCHÉS DE MANGER DE LA CHAIR SALÉE, ET COMME CARPALIM ALLA CHASSER POUR AVOIR DE LA VENAISON
DE LA NATIVITÉ DU TRÈS REDOUTÉ PANTAGRUEL
DU DEUIL QUE MENA GARGANTUA DE LA MORT DE SA FEMME BADEBEC
DE L’ENFANCE DE PANTAGRUEL
DES FAITS DU NOBLE PANTAGRUEL EN SON JEUNE ÂGE
COMMENT PANTAGRUEL RENCONTRA UN LIMOUSIN QUI CONTREFAISAIT LE LANGAGE FRANÇAIS
COMMENT PANTAGRUEL VINT À PARIS...
COMMENT PANTAGRUEL, ÉTANT À PARIS, REÇUT LETTRES DE SON PÈRE GARGANTUA, ET LA COPIE D’ICELLES
COMMENT PANTAGRUEL TROUVA PANURGE LEQUEL IL AIMA TOUTE SA VIE
COMMENT PANURGE RACONTE LA MANIÈRE COMMENT IL ÉCHAPPA DE LA MAIN DES TURCS
COMMENT PANURGE ENSEIGNE UNE MANIÈRE BIEN NOUVELLE DE BÂTIR LES MURAILLES DE PARIS
DES MŒURS ET CONDITIONS DE PANURGE
COMMENT PANURGE GAGNAIT LES PARDONS ET MARIAIT LES VIEILLES, ET DES PROCÈS QU’IL EÛT À PARIS
COMMENT PANURGE FUT AMOUREUX D’UNE HAUTE DAME DE PARIS
COMMENT PANURGE FIT UN TOUR À LA DAME PARISIENNE, QUI NE FUT POINT À SON AVANTAGE
COMMENT PANTAGRUEL PARTIT DE PARIS OYANT NOUVELLES QUE LES DIPSODES ENVAHISSAIENT LE PAYS DES AMAUROTES, ET LA CAUSE POURQUOI LES LIEUES SONT TANT PETITES EN FRANCE
LETTRES QU’UN MESSAGER APPORTA À PANTAGRUEL D’UNE DAME DE PARIS, ET L’EXPOSITION D’UN MOT ÉCRIT EN UN ANNEAU D’OR
COMMENT PANURGE, CARPALIM, EUSTHÈNES, ÉPISTÉMON, COMPAGNONS DE PANTAGRUEL, DÉCONFIRENT SIX CENTS SOIXANTE CHEVALIERS BIEN SUBTILEMENT
COMMENT PANTAGRUEL ET SES COMPAGNONS ÉTAIENT FÂCHÉS DE MANGER DE LA CHAIR SALÉE, ET COMME CARPALIM ALLA CHASSER POUR AVOIR DE LA VENAISON
COMMENT PANTAGRUEL EUT VICTOIRE BIEN ÉTRANGEMENT DES DIPSODES ET DES GÉANTS
COMMENT PANTAGRUEL DÉFIT LES TROIS CENTS GÉANTS ARMÉS DE PIERRES DE TAILLE, ET LOUPGAROU, LEUR CAPITAINE
COMMENT PANTAGRUEL ENTRA EN LA VILLE DES AMAUROTES, ET COMMENT PANURGE MARIA LE ROI ANARCHE ET LE FIT CRIEUR DE SAUCE VERT
COMMENT PANTAGRUEL DE SA LANGUE COUVRIT TOUTE UNE ARMÉE, ET DE CE QUE L’AUTEUR VIT DEDANS SA BOUCHE
LA CONCLUSION DU PRÉSENT LIVRE ET L’EXCUSE DE L’AUTEUR

Autres textes de François Rabelais

Gargantua

"Gargantua" raconte les aventures d'un géant nommé Gargantua, depuis sa naissance jusqu'à ses exploits adultes. Né après une grossesse de onze mois, Gargantua arrive au monde en criant "À boire...

Personnages

Gargantua

Gargantua, personnage central de l'œuvre de Rabelais, est à la fois un géant, un roi, mais également une figure emblématique du bon vivant. Son immense taille et sa force physique...

Pantagruel

Pantagruel est un personnage central de l'œuvre de Rabelais, représentant un idéal d'humanisme et de sagesse, bien que son histoire soit empreinte d'une certaine exagération caricaturale. Fils de Gargantua, Pantagruel...

Badebec

Badebec est un personnage central dans l'œuvre de Rabelais, en particulier dans "Gargantua" et "Pantagruel". Elle est la mère de Pantagruel et l’épouse de Gargantua, figure emblématique de la littérature...

Loupgarou

Loupgarou est présenté comme un personnage central et redoutable dans le récit, un géant qui incarne la menace et la force brutale. Son nom, qui évoque à la fois un...

Panurge

Panurge est un personnage complexe et richement nuancé, issu du roman Pantagruel de François Rabelais. Son nom fait écho à une bleuisse de la mer. Sa personnalité se manifeste à...

Épistémon

Épistémon : Un Précepteur Haut en Couleur Épistémon est un personnage clé dans l'œuvre de Rabelais, agissant comme précepteur de Pantagruel. Son nom, qui évoque l’idée de la connaissance (du...

Eusthènes

Etude du Personnage Eusthènes Eusthènes est un personnage emblématique du récit, représentant l’archétype du noble guerrier. Son nom suggère une origine grecque, ce qui pourrait renforcer son image d’homme d’action...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025