COMMENT GARGANTUA FUT ONZE MOIS PORTÉ ON VENTRE DE SA MÈRE.
Grangousier était bon raillard en son temps, aimant à boire net autant qu’homme qui pour lors fût au monde, et mangeait volontiers salé. À cette fin, avait ordinairement bonne munition de jambons de Mayence et de Bayonne, force langues de bœuf fumées, abondance d’andouilles en la saison et bœuf salé à la moutarde, renfort de boutargues, provision de saucisses, non de Bologne, car il craignait li boucon de Lombard, mais de Bigorre, de Longaunay, de la Brenne et de Rouergue. En son âge virile, épousa Gargamelle, fille du roi des Parpaillos, belle gouge et de bonne trogne, et faisaient eux deux souvent ensemble la bête à deux dos, joyeusement se frottants leur lard, tant qu’elle engrossa d’un beau fils, et le porta jusques à l’onzième mois.
Car autant, voire davantage, peuvent les femmes ventre porter, mêmement quand c’est quelque chef-d’œuvre et personnage que doive en son temps faire grandes prouesses, comme dit Homère que l’enfant duquel Neptune engrossa la nymphe, naquit l’an après révolu : ce fut le douzième mois. Car (comme dit A. Gelle, lib. III) ce long temps convenait à la majesté de Neptune, afin qu’en icelui l’enfant fût formé à perfection. À pareille raison, Jupiter fit durer xlviii heures la nuit qu’il coucha avec Alcmène, car en moins de temps n’eût-il pu forger Hercules, qui nettoya le monde de monstres et tyrans.
Messieurs les anciens Pantagruélistes ont conformé ce que je dis, et ont déclaré non seulement possible, mais aussi légitime, l’enfant né de femme l’onzième mois après la mort de son mari.
Hippocrates, lib. de Alimento, Pline, lib. VII, cap. v, Plaute, in Cistellaria, Marcus Varro en la satire inscrite le Testament, alléguant l’autorité d’Aristotèles à ce propos, Censorinus, lib. de Die natali, Aristotèles, lib. VII, cap. iii et iv de Nat. animalium, Gellius, lib. III, cap. xvi, Servius, in Egl. exposant ce mètre de Virgile : « Matri longa decem, etc. », et mille autres fols, le nombre desquels a été par les légistes accru : ff. de suis et legit. l. intestato § fi., et in Autent. de Restitut. et ea quæ parit in xi mense. D’abondant en ont chaffouré leur robidilardiques loi Gallus, ff. de lib. et posthu., et l. septimo ff. de Stat. homi. et quelques autres que pour le présent dire n’ose. Moyennant lesquelles lois, les femmes veuves peuvent franchement jouer du serre-croupière à tous envis et toutes restes, deux mois après le trépas de leurs maris.
Je vous prie par grâce, vous autres mes bons averlans, si d’icelles en trouvez que vaillent le débraguetter, montez dessus et me les amenez. Car si au troisième mois elles engrossent, leur fruit sera héritier du défunt, et la grosse connue poussent hardiment outre, et vogue la galée puisque la panse est pleine ! Comme Julie, fille de l’empereur Octavian, ne s’abandonnait à ses taboureurs sinon quand elle se sentait grosse, à la forme que la navire ne reçoit son pilote que premièrement ne soit calfatée et chargée.
Et si personne les blâme de soi faire rataconniculer ainsi sur leur grosse, vu que les bêtes sur leurs ventrées n’endurent jamais le mâle masculant, elles répondront que ce sont bêtes, mais elles sont femmes, bien entendantes les beaux et joyeux menus droits de superfétation, comme jadis répondit Populie, selon le rapport de Macrobe, lib. II, Saturnal.
Si le diavol ne veut qu’elles engrossent, il faudra tordre, le douzil, et bouche close.
COMMENT GARGAMELLE, ÉTANT GROSSE DE GARGANTUA, MANGEA GRAND PLANTÉ DE TRIPES.
L’occasion et manière comment Gargamelle enfanta fut telle, et si ne le croyez, le fondement vous escappe. Le fondement lui escappait une après-dînée, le iiie jour de février, par trop avoir mangé de gaudebillaux. Gaudebillaux sont grasses tripes de coiraux. Coiraux sont bœufs engraissés à la crèche et prés guimaux. Prés guimaux sont qui portent herbe deux fois l’an. D’iceux gras bœufs avaient fait tuer trois cent soixante-sept mille et quatorze pour être à mardi-gras salés, afin qu’en la prime vère, ils eussent bœuf de saison à tas, pour, au commencement des repas, faire commémoration de salures et mieux entrer en vin.
Les tripes furent copieuses, comme entendez, et tant friandes étaient que chacun en léchait ses doigts. Mais la grande diablerie à quatre personnages était bien en ce que possible n’était longuement les réserver, car elles fussent pourries, ce qui semblait indécent. Dont fut conclu qu’ils les bâfreraient sans rien y perdre. À ce faire convièrent tous les citadins de Sinais, de Seillé, de la Roche-Clermaud, de Vaugaudray, sans laisser arrière le Coudray, Montpensier, le Gué de Vède, et autres voisins, tous bons buveurs, bons compagnons et beaux joueurs de quille là. Le bonhomme Grandgousier y prenait plaisir bien grand et commandait que tout allât par écuelles. Disait toutefois à sa femme qu’elle en mangeât le moins, vu qu’elle approchait de son terme et que cette tripaille n’était viande moult louable : « Celui, disait-il, a grande envie de mâcher merde, qui d’icelle le sac mange. » Nonobstant ces remontrances, elle en mangea seize muids, deux bussarts et six tupins. Ô belle matière fécale qui devait boursoufler en elle !
Après dîner, tous allèrent pêle-mêle à la Saulsaie, et là, sur l’herbe drue, dansèrent au son des joyeux flageolets et douces cornemuses, tant baudement que c’était passe-temps céleste les voir ainsi soi rigoler.
LES PROPOS DES BIEN-IVRES.
Puis entrèrent en propos de réciner on propre lieu.
Lors flacons d’aller, jambons de trotter, gobelets de voler, breusses de tinter.
« Tire.
— Baille.
— Tourne.
— Brouille.
— Boute à moi sans eau ; ainsi, mon ami.
— Fouette-moi ce verre galantement.
— Produis-moi du clairet, verre pleurant.
— Trêves de soif.
— Ha ! fausse fièvre, ne t’en iras-tu pas ?
— Par ma fi ! ma commère, je ne peux entrer en bette.
— Vous êtes morfondue, m’amie ?
— Voire.
— Ventre Saint-Quenet, parlons de boire.
— Je ne bois qu’à mes heures, comme la mule du pape.
— Je ne bois qu’en mon bréviaire, comme un beau père gardien.
— Qui fut premier, soif ou beuverie ?
— Soif, car qui eût bu sans soif durant le temps d’innocence ?
— Beuverie, car privatio præsupponit habitum. Je suis clerc : Fæcundi calices quem non fecere disertum ?
— Nous autres innocents ne buvons que trop sans soif.
— Non moi, pêcheur, sans soif, et sinon présente, pour le moins future, la prévenant comme entendez. Je bois pour la soif à venir.
— Je bois éternellement. Ce m’est éternité de beuverie et beuverie d’éternité.
— Chantons, buvons ; un motet entonnons.
— Où est mon entonnoir ?
— Quoi ? je ne bois que par procuration !
— Mouillez-vous pour sécher, ou vous séchez pour mouiller ?
— Je n’entends point la théorique ; de la pratique je m’aide quelque peu.
— Hâte !
— Je mouille, j’humecte, je bois, et tout de peur de mourir.
— Buvez toujours, vous ne mourrez jamais.
— Si je ne bois, je suis à sec, me voilà mort. Mon âme s’enfuira en quelque grenouillère. En sec jamais l’âme n’habite.
— Sommeliers, ô créateurs de nouvelles formes, rendez-moi de non buvant buvant.
— Pérennité d’arrosement par ces nerveux et secs boyaux.
— Pour néant boit qui ne s’en sent.
— Cetui entre dedans les veines, la pissotière n’y aura rien.
— Je laverais volontiers les tripes de ce veau que j’ai ce matin habillé.
— J’ai bien saburré mon estomac.
— Si le papier de mes cédules buvait aussi bien que je fais, mes créditeurs auraient bien leur vin quand on viendrait à la formule d’exhiber.
— Cette main vous gâte le nez.
— Ô quants autres y entreront, avant que cetui-ci en sorte !
— Boire à si petit gué, c’est pour rompre son poitrail.
— Ceci s’appelle pipée à flacons.
— Quelle différence est entre bouteille et flacon ?
— Grande, car bouteille est fermée à bouchon et flacon à vis.
— De belles ! Nos pères burent bien et vidèrent les pots.
— C’est bien chié, chanté, buvons !
— Voulez-vous rien mander à la rivière ?
— Cetui-ci va laver les tripes.
— Je ne bois en plus qu’une éponge.
— Je bois comme un templier.
— Et je tanquam sponsus.
— Et moi sicut terra sine aqua.
— Un synonyme de jambon ?
— C’est un compulsoire de buvettes.
— C’est un poulain. Par le poulain, on descend le vin en cave, par le jambon en l’estomac.
— Or çà, à boire, boire çà !
— Il n’y a point charge. Respice personam, pone pro duos ; bus non est in usu.
— Si je montais aussi bien comme j’avale, je fusse piéça haut en l’air.
— Ainsi se fit Jacques Cœur riche.
— Ainsi profitent bois en friche.
— Ainsi conquêta Bacchus l’Inde.
— Ainsi philosophie Mélinde.
— Petite pluie abat grand vent.
— Longues buvettes rompent le tonnerre.
— Mais si ma couille pissait telle urine, la voudriez-vous bien sucer ?
— Je retiens après.
— Page, baille ; je t’insinue ma nomination en mon tour.
— Hume, Guillot ! Encores y en a il un pot.
— Je me porte pour appelant de soif comme d’abus. Page, relève mon appel en forme.
— Cette rognure ! Je soulais jadis boire tout ; maintenant, je n’y laisse rien.
— Ne nous hâtons pas et amassons bien tout.
— Voici tripes de jeu et gaudebillaux d’envi.
— De ce fauveau à la raie noire.
— Ô, pour Dieu ! étrillons-le à profit de ménage.
— Buvez, ou je vous…
— Non, non !
— Buvez, je vous en prie.
— Les passereaux ne mangent sinon qu’on leur tape les queues. Je ne bois sinon qu’on me flatte.
— Lagona edatera !
— Il n’y a rabouillère en tout mon corps où cetui vin ne furette la soif.
— Cetui-ci me la fouette bien.
— Cetui-ci me la bannira du tout.
— Cornons ici, à son de flacons et bouteilles, que quiconque aura perdu la soif n’ait à la chercher céans.
— Longs clystères de beuverie l’ont fait vider hors le logis.
— Le grand Dieu fit les planètes, et nous faisons les plats nets.
— J’ai la parole de Dieu en bouche : Sitio !
— La pierre dite ἂσβεστος n’est plus inextinguible que la soif de ma paternité.
— L’appétit vient en mangeant, disait Angest on Mans ; la soif s’en va en buvant.
— Remède contre la soif ?
— Il est contraire à celui qui est contre morsure de chien : courez toujours après le chien, jamais ne vous mordra ; buvez toujours avant la soif, et jamais ne vous adviendra.
— Je vous y prends, je vous réveille.
— Sommelier éternel, garde-nous de somme. Argus avait cent yeux pour voir ; cent mains faut à un sommelier, comme avait Briareus, pour infatigablement verser.
— Mouillons, hé ! il fait beau sécher.
— Du blanc. Verse tout, verse, de par le diable ! verse deçà, tout plein. La langue me pèle.
— Lans, tringue !
— À toi, compain, de hait, de hait !
— Là, là, là ! c’est morfiaillé, cela.
— O lacryma Christi ! C’est de la Devinière, c’est vin pineau.
— Ô le gentil vin blanc ! et, par mon âme, ce n’est que vin de taffetas.
— Hen, hen, il est à une oreille, bien drapé et de bonne laine
— Mon compagnon, courage !
— Pour ce jeu, nous ne volerons pas, car j’ai fait un levé.
— Ex hoc, in hoc. Il n’y a point d’enchantement ; chacun de vous l’a vu. J’y suis maître passé.
— À brum, à brum, je suis prêtre Macé.
— Ô les buveurs !
— Ô les altérés !
— Page, mon ami, emplis ici et couronne le vin, je te prie. À la cardinale. Natura abhorret vacuum. Diriez-vous qu’une mouche y eût bu ?
— À la mode de Bretagne !
— Net, net, à ce piot.
— Avalez, ce sont herbes. »
COMMENT GARGANTUA NAQUIT EN FAÇON BIEN ÉTRANGE.
Eux tenants ces menus propos de beuverie, Gargamelle commença se porter mal du bas ; dont Grandgousier se leva dessus l’herbe et la réconfortait honnêtement, pensant que ce fût mal d’enfant, et lui disant qu’elle s’était là herbée sous la Saulsaie, et qu’en bref elle ferait pieds neufs. Par ce, lui convenait prendre courage nouveau, au nouvel avènement de son poupon, et, encore que la douleur lui fût quelque peu en fâcherie, toutefois que icelle serait brève, et la joie, qui tôt succéderait, lui tollirait tout cet ennui, en sorte que seulement ne lui en resterait la souvenance :
« Je le prouve, disait-il. Notre Sauveur dit en l’Évangile Joannis XVI : « La femme qu’est à l’heure de son enfantement a tristesse, mais lorsqu’elle a enfanté, elle n’a souvenir aucun de son angoisse.
— Ha ! dit-elle, vous dites bien et aime beaucoup mieux ouïr tels propos de l’Évangile, et mieux m’en trouve que de ouïr la vie de sainte Marguerite ou quelque autre cafarderie.
— Courage de brebis, disait-il. Dépêchez-vous de cetui-ci et bientôt en faisons un autre.
— Ha ! dit-elle, tant vous parlez à votre aise, vous autres hommes ! Bien, de par Dieu, je me parforcerai, puisqu’il vous plaît. Mais plût à Dieu que vous l’eussiez coupé !
— Quoi ? dit Grandgousier.
— Ha ! dit-elle, que vous êtes bon homme ! Vous l’entendez bien.
— Mon membre ? dit-il. Sang de les cabres ! si bon vous semble, faites apporter un couteau.
— Ha ! dit-elle, à Dieu ne plaise ! Dieu me le pardonne, je ne le dis de bon cœur, et, pour ma parole, n’en faites ne plus ne moins. Mais j’aurai prou d’affaires aujourd’hui, si Dieu ne m’aide, et tout par votre membre, que vous fussiez bien aise !
— Courage, courage ! dit-il. Ne vous souciez au reste, et laissez faire aux quatre bœufs de devant. Je m’en vais boire encore quelque veguade. Si cependant vous survenait quelque mal, je me tiendrai près : huchant en paume, je me rendrai à vous. »
Peu de temps après, elle commença à soupirer, lamenter et crier. Soudain vinrent à tas sages-femmes de tous côtés, et, la tatant par le bas, trouvèrent quelques pellauderies assez de mauvais goût, et pensaient que ce fut l’enfant ; mais c’était le fondement qui lui escappait, à la mollification du droit intestin, lequel vous appelez le boyau culier, par trop avoir mangé des tripes, comme nous avons déclaré ci-dessus.
Dont une orde vieille de la compagnie, laquelle avait réputation d’être grande médecine, et là était venue de Brisepaille d’auprès Saint-Genou, devant soixante ans, lui fit un restrinctif si horrible que tous ses larrys tant furent oppilés et resserrés qu’à grande peine avec les dents vous les eussiez élargis, qui est chose bien horrible à penser, mêmement que le diable, à la messe de saint Martin, écrivant le caquet de deux galoises, à belles dents allongea son parchemin.
Par cet inconvénient furent au dessus relâchés les cotylédons de la matrice, par lesquels sursauta l’enfant, et entra en la veine creuse, et gravant par le diaphragme jusques au-dessus des épaules, où la dite veine se part en deux, prit son chemin à gauche et sortit par l’oreille senestre. Soudain qu’il fut né, ne cria comme les autres enfants : « Mies ! mies ! » ; mais, à haute voix, s’écriait : « À boire, à boire, à boire ! » comme invitant tout le monde à boire, si bien qu’il fut ouï de tout le pays de Beusse et de Bibarois.
Je me doute que ne croyez assurément cette étrange nativité. Si ne le croyez, je ne m’en soucie, mais un homme de bien, un homme de bon sens, croit toujours ce qu’on lui dit, et qu’il trouve par écrit. Ne dit pas Salomon, Proverbium XIV : Innocens credit omni verbo, etc… ? Et saint Paul, prime Corinthio. XIII : Charitas omnia credit ? Pourquoi ne le croiriez-vous ? Pour ce, dites vous, qu’il n’y a nulle apparence. Je vous dis que, pour cette seule cause, vous le devez croire en foi parfaite, car les sorbonistes disent que foi est argument des choses de nulle apparence.
Est-ce contre notre loi, notre foi, contre raison, contre la Sainte Écriture ? De ma part je ne trouve rien écrit ès bibles saintes qui soit contre cela. Mais si le vouloir de Dieu tel eût été, diriez-vous qu’il ne l’eût pu faire ? Ha ! pour grâce, n’emburelucoquez jamais vos esprits de ces vaines pensées, car je vous dis qu’à Dieu rien n’est impossible, et, s’il voulait, les femmes auraient dorénavant ainsi leurs enfants par l’oreille.
Bacchus ne fut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter ? Roquetaillade naquit-il pas du talon de sa mère ? Croquemouche, de la pantoufle de sa nourrice ? Minerve naquit-elle pas du cerveau par l’oreille de Jupiter ? Adonis, par l’écorce d’un arbre de myrrhe ? Castor et Pollux, de la coque d’un œuf pont et éclos par Léda ?
Mais vous seriez bien davantage ébahis et étonnés si je vous exposais présentement tout le chapitre de Pline, auquel parle des enfantements étranges et contre nature, et toutefois je ne suis point menteur tant assuré comme il a été. Lisez le septième de sa Naturelle Histoire, capi. III, et ne m’en tabustez plus l’entendement.
COMMENT LE NOM FUT IMPOSÉ À GARGANTUA, ET COMMENT IL HUMAIT LE PIOT.
Le bonhomme Grandgousier, buvant et se rigolant avec les autres, entendit le cri horrible que son fils avait fait entrant en lumière de ce monde, quand il bramait demandant : « À boire, à boire, à boire ! », dont il dit : « Que grand tu as (supple le gosier). » Ce que oyants, les assistants dirent que vraiment il devait avoir par ce le nom Gargantua, puisque telle avait été la première parole de son père à sa naissance, à l’imitation et exemple des anciens Hébreux. À quoi fut condescendu par icelui et plut très bien à sa mère. Et pour l’apaiser, lui donnèrent à boire à tire larigot, et fut porté sur les fonts, et là baptisé, comme est la coutume des bons christiens.
Et lui furent ordonnées dix et sept mille neuf cents treize vaches de Pautille et de Bréhémond, pour l’allaiter ordinairement. Car de trouver nourrice suffisante n’était possible en tout le pays, considéré la grande quantité de lait requis pour icelui alimenter, combien qu’aucuns docteurs scotistes aient affirmé que sa mère l’allaita, et qu’elle pouvait traire de ses mamelles quatorze cents deux pipes neuf potées de lait pour chacune fois, ce que n’est vraisemblable, et a été la proposition déclarée par Sorbonne mammallement scandaleuse, des pitoyables oreilles offensive, et sentant de loin hérésie.
En cet état passa jusques à un an et dix mois, onquel temps, par le conseil des médecins, on commença le porter, et fut faite une belle charrette à bœufs par l’invention de Jean Deniau. Dedans icelle on le promenait par ci par là, joyeusement, et le faisait bon voir, car il portait bonne trogne et avait presque dix et huit mentons, et ne criait que bien peu ; mais il se conchiait à toutes heures, car il était merveilleusement flegmatique des fesses, tant de sa complexion naturelle que de la disposition accidentale qui lui était advenue par trop humer de purée septembrale. Et n’en humait goutte sans cause, car s’il advenait qu’il fût dépit, courroucé, fâché ou marri, s’il trépignait, s’il pleurait, s’il criait, lui apportant à boire l’on le remettait en nature, et soudain demeurait coi et joyeux.
Une de ses gouvernantes m’a dit, jurant sa fi, que de ce faire il était tant coutumier, qu’au seul son des pintes et flacons, il entrait en extase, comme s’il goûtait les joies de paradis. En sorte qu’elles, considérants cette complexion divine, pour le réjouir au matin, faisaient devant lui sonner des verres avec un couteau, ou des flacons avec leur toupon, ou des pintes avec leur couvercle, auquel son il s’égayait, il tressaillait, et lui même se bressait en dodelinant de la tête, monocordisant des doigts et barytonnant du cul.
DE L’ADOLESCENCE DE GARGANTUA.
Gargantua, depuis les trois jusques à cinq ans, fut nourri et institué en toute discipline convenante, par le commandement de son père, et celui temps passa comme les petits enfants du pays : c’est à savoir à boire, manger et dormir ; à manger, dormir et boire ; à dormir, boire et manger.
Toujours se vautrait par les fanges, se mascarait le nez, se chaffourait le visage, aculait ses souliers, bâillait souvent aux mouches et courait volontiers après les parpaillons, desquels son père tenait l’empire. Il pissait sur ses souliers, il chiait en sa chemise, il se mouchait à ses manches, il morvait dedans sa soupe, et patrouillait par tous lieux, et buvait en sa pantoufle, et se frottait ordinairement le ventre d’un panier. Ses dents aiguisait d’un sabot, ses mains lavait de potage, se peignait d’un gobelet, s’asseyait entre deux selles le cul à terre, se couvrait d’un sac mouillé, buvait en mangeant sa soupe, mangeait sa fouace sans pain, mordait en riant, riait en mordant, souvent crachait on bassin, petait de graisse, pissait contre le soleil, se cachait en l’eau pour la pluie, battait à froid, songeait creux, faisait le sucré, écorchait le renard, disait la patenôtre du singe, retournait à ses moutons, tournait les truies au foin, battait le chien devant le lion, mettait la charrette devant les bœufs, se grattait où ne lui démangeait point, tirait les vers du nez, trop embrassait et peu étreignait, mangeait son pain blanc le premier, ferrait les cigales, se chatouillait pour se faire rire, ruait très bien en cuisine, faisait gerbe de feurre aux dieux, faisait chanter Magnificat à matines et le trouvait bien à propos, mangeait choux et chiait poirée, connaissait mouches en lait, faisait perdre les pieds aux mouches, ratissait le papier, chaffourait le parchemin, gagnait au pied, tirait au chevrotin, comptait sans son hôte, battait les buissons sans prendre les oisillons, croyait que nues fussent pailles d’airain et que vessies fussent lanternes, tirait d’un sac deux moutures, faisait de l’âne pour avoir du bren, de son poing faisait un maillet, prenait les grues du premier saut, ne voulait que maille à maille on fit les haubergeons, de cheval donné toujours regardait en la gueule, sautait du coq à l’âne, mettait entre deux vertes une mûre, faisait de la terre le fossé, gardait la lune des loups, si les nues tombaient espérait prendre les allouettes toutes rôties, faisait de nécessité vertu, faisait de tel pain soupe, se souciait aussi peu des rais comme des tondus, tous les matins écorchait le renard. Les petits chiens de son père mangeaient en son écuelle ; lui de même mangeait avec eux. Il leur mordait les oreilles, ils lui grafinaient le nez ; il leur soufflait au cul, ils lui léchaient les badigoinces.
Et sabez quoi, hillots ? Que mau de pipe vous bire ! ce petit paillard toujours tâtonnait ses gouvernantes c’en dessus dessous, c’en devant derrière, harri bourriquet, et déjà commençait exercer sa braguette, laquelle un chacun jour ses gouvernantes ornaient de beaux bouquets, de beaux rubans, de belles fleurs, de beaux flocquars, et passaient leur temps à la faire revenir entre leurs mains, comme un magdaléon d’entrait, puis s’esclaffaient de rire quand elle levait les oreilles, comme si le jeu leur eût plu. L’une la nommait ma petite dille, l’autre ma pine, l’autre ma branche de corail, l’autre mon bondon, mon bouchon, mon vibrequin, mon poussoir, ma tarière, ma pendilloche, mon rude ébat raide et bas, mon dressoir, ma petite andouille vermeille, ma petite couille bredouille :
« Elle est à moi, disait l’une.
— C’est la mienne, disait l’autre.
— Moi, disait l’autre, n’y aurai-je rien ? Par ma foi, je la couperai donc.
— Ha ! couper ! disait l’autre, vous lui feriez mal, madame ; coupez-vous la chose aux enfants ? Il serait Monsieur sans queue. »
Et pour s’ébattre comme les petits enfants du pays, lui firent un beau virolet des ailes d’un moulin à vent de Mirebalais.
DES CHEVAUX FACTICES DE GARGANTUA.
Puis, afin que toute sa vie fût bon chevaucheur, l’on lui fit un beau grand cheval de bois, lequel il faisait penader, sauter, voltiger, ruer et danser tout ensemble, aller le pas, le trot, l’entrepas, le galop, les ambles, l’aubin, le traquenard, le camelin et l’onagrier. Et lui faisait changer de poil (comme les moines de courtibaux, selon les fêtes) de bai-brun, d’alezan, de gris pommelé, de poil de rat, de cerf, de rouan, de vache, de zencle, de pecile, de pie, de leuce.
Lui-même, d’une grosse traine fit un cheval pour la chasse, un autre d’un fût de pressoir, à tous les jours, et, d’un grand chêne, une mule avec la housse pour la chambre. Encore en eut-il dix ou douze à relais, et sept pour la poste, et tous mettait coucher auprès de soi.
Un jour, le seigneur de Painensac visita son père en gros train et apparat, auquel jour l’étaient semblablement venus voir le duc de Fancrepas et le comte de Mouillevent. Par ma foi ! le logis fut un peu étroit pour tant de gens, et singulièrement les étables. Donc le maître d’hôtel et fourrier dudit seigneur de Painensac, pour savoir si ailleurs en la maison étaient étables vacques, s’adressèrent à Gargantua, jeune garçonnet, lui demandants secrètement où étaient les étables des grands chevaux, pensants que volontiers les enfants décèlent tout.
Lors il les mena par les grands degrés du château, passant par la seconde salle en une grande galerie, par laquelle entrèrent en une grosse tour, et eux montants par d’autres degrés, dit le fourrier au maître d’hôtel :
« Cet enfant nous abuse, car les étables ne sont jamais au haut de la maison.
— C’est, dit le maître d’hôtel, mal entendu à vous, car je sais des lieux, à Lyon, à la Basmette, à Chinon et ailleurs, où les étables sont au plus haut du logis : ainsi peut-être que derrière y a issue au montoir. Mais je le demanderai plus assurément. »
Lors demanda à Gargantua :
« Mon petit mignon, où nous menez-vous ?
— À l’étable, dit-il, de mes grands chevaux. Nous y sommes tantôt : montons seulement ces échelons. »
Puis, les passant par une autre grande salle, les mena en sa chambre, et, retirant la porte :
« Voici, dit-il, les étables que demandez ; voilà mon genêt, voilà mon guildin, mon lavedan, mon traquenard, » et, les chargeant d’un gros levier : « Je vous donne, dit-il, ce frison, je l’ai eu de Francfort, mais il sera vôtre ; il est bon petit chevalet, et de grand’peine ; avec un tiercelet d’autour, demie douzaine d’espagnols et deux lévriers, vous voilà roi des perdrix et lièvres pour tout cet hiver.
— Par saint Jean, dirent-ils, nous en sommes bien ! À cette heure avons-nous le moine.
— Je le vous nie, dit-il ; il ne fut, trois jours a céans. »
Devinez ici duquel des deux ils avaient plus matière, ou de soi cacher pour leur honte, ou de rire pour le passe-temps ?
Eux en ce pas descendants tous confus, il demanda :
« Voulez-vous une aubelière ?
— Qu’est-ce ? dirent-ils.
— Ce sont, répondit-il, cinq étrons pour vous faire une muselière.
— Pour ce jour d’hui, dit le maître d’hôtel, si nous sommes rôtis, jà au feu ne brûlerons, car nous sommes lardés à point, en mon avis. Ô petit mignon, tu nous as baillé foin en corne : je te verrai quelque jour pape.
— Je l’entends, dit-il, ainsi ; mais lors vous serez papillon, et ce gentil papegai sera un papelard tout fait.
— Voire, voire, dit le fourrier.
— Mais, dit Gargantua, devinez combien y a de points d’aiguille en la chemise de ma mère ?
— Seize, dit le fourrier.
— Vous, dit Gargantua, ne dites l’évangile, car il y en a sens devant et sens derrière, et les comptâtes trop mal.
— Quand ? dit le fourrier.
— Alors, dit Gargantua, qu’on fit de votre nez une dille pour tirer un muid de merde, et de votre gorge un entonnoir, pour la mettre en autre vaisseau, car les fonds étaient éventés.
— Cordieu ! dit le maître d’hôtel, nous avons trouvé un causeur. Monsieur le jaseur, Dieu vous gard’ de mal, tant vous avez la bouche fraîche. »
Ainsi descendants à grand hâte, sous l’arceau des degrés laissèrent tomber le gros levier qu’il leur avait chargé, dont dit Gargantua :
« Que diantre ! vous êtes mauvais chevaucheurs. Votre courtaud vous faut au besoin. S’il vous fallait aller d’ici à Cahusac, qu’aimeriez-vous mieux, ou chevaucher un oison, ou mener une truie en laisse ?
— J’aimerais mieux boire, » dit le fourrier.
Et, ce disant, entrèrent en la salle basse où était toute la brigade, et, racontants cette nouvelle histoire, les firent rire comme un tas de mouches.
COMMENT GRAND GOUSIER CONNUT L’ESPRIT MERVEILLEUX DE GARGANTUA À L’INVENTION D’UN TORCHECUL.
Sur la fin de la quinte année, Grandgousier retournant de la défaite des Canariens, visita son fils Gargantua. Là fut réjoui comme un tel père pouvait être, voyant un sien tel enfant, et, le baisant et accolant, l’interrogeait de petits propos puérils en diverses sortes. Et but d’autant avec lui et ses gouvernantes, esquelles par grand soin demandait, entre autres cas, si elles l’avaient tenu blanc et net. À ce Gargantua fit réponse qu’il y avait donné tel ordre qu’en tout le pays n’était garçon plus net que lui.
« Comment cela ? dit Grangousier.
— J’ai, répondit Gargantua, par longue et curieuse expérience, inventé un moyen de me torcher le cul, le plus royal, le plus seigneurial, le plus excellent, le plus expédient que jamais fut vu.
— Quel ? dit Grandgousier.
— Comme vous le raconterai, dit Gargantua, présentement.
« Je me torchai une fois d’un cachelet de velours d’une damoiselle, et le trouvai bon, car la mollice de sa soie me causait au fondement une volupté bien grande. Une autre fois d’un chaperon d’icelle, et fut de même. Une autre fois d’un cache-cou. Une autre fois des oreillettes de satin cramoisi, mais la dorure d’un tas de sphères de merde qui y étaient m’écorchèrent tout le derrière. Que le feu saint Antoine arde le boyau culier de l’orfèvre qui les fit et de la damoiselle qui les portait !
« Ce mal passa me torchant d’un bonnet de page, bien emplumé à la Suisse.
« Puis, fiantant derrière un buisson, trouvai un chat de Mars, d’icelui me torchai ; mais ses griffes m’exulcérèrent tout le périnée. De ce me guéris au lendemain, me torchant des gants de ma mère, bien parfumés de maujoint.
« Puis me torchai de sauge, de fenouil, d’aneth, de marjolaine, de roses, de feuilles de courles, de choux, de bettes, de pampre, de guimauves, de verbasce (qui est écarlate de cul), de laitues et de feuilles d’épinards, — le tout me fit grand bien à ma jambe, — de mercuriale, de persiguière, d’orties, de consoude, mais j’en eus la caquesangue de Lombard, dont fus guéri me torchant de ma braguette.
« Puis me torchai aux linceuls, à la couverture, aux rideaux, d’un coussin, d’un tapis, d’un vert, d’une mappe, d’une serviette, d’un mouchenez, d’un peignoir. En tout je trouvai de plaisir plus que n’ont les rogneux quand on les étrille.
— Voire, mais, dit Grandgousier, lequel torchecul trouvas-tu meilleur ?
— J’y étais, dit Gargantua, et bientôt en saurez le tu autem. Je me torchai de foin, de paille, de bauduffe, de bourre, de laine, de papier. Mais
Toujours laisse aux couillons émorche
Qui son ord cul de papier torche.
— Quoi, dit Grandgousier, mon petit couillon, as-tu pris au pot, vu que tu rimes déjà ?
— Oui-da, répondit Gargantua, mon roi, je rime tant et plus, et, en rimant, souvent m’enrime.
« Écoutez que dit notre retrait aux fianteurs
Chiard,
Foirart,
Pétart,
Brenous,
Ton lard
Chappart
S’épart
Sur nous.
Ordous,
Merdous,
Egous
Le feu de saint Antoine t’ard,
Si tous
Tes trous
Éclous
Ne torche avant ton départ.
« En voulez-vous davantage ?
— Oui-da, répondit Grandgousier.
— Adonc, dit Gargantua :
Rondeau
En chiant l’autre hier senti
La gabelle qu’à mon cul dois ;
L’odeur fut autre que cuidois :
J’en fus du tout empuanti
Ô si quelqu’un eût consenti
M’amener une qu’attendois
En chiant !
Car je lui eusse assimenti
Son trou d’urine à mon lourdois ;
Cependant eût avec ses doigts,
Mon trou de merde garanti,
En chiant !
« Or, dites maintenant que je n’y sais rien. Par la mer Dé, je ne les ai fait mie ; mais les oyant réciter à dame grand que voyez ci, les ai retenus en la gibecière de ma mémoire.
— Retournons, dit Grandgousier, à notre propos.
— Quel ? dit Gargantua, chier ?
— Non, dit Grandgousier, mais torcher le cul.
— Mais, dit Gargantua, voulez-vous payer un bussart de vin breton si je vous fais quinaut en ce propos ?
— Oui, vraiment, dit Grandgousier.
— Il n’est, dit Gargantua, point besoin torcher le cul, sinon qu’il y ait ordure. Ordure n’y peut être, si on n’a chié : chier donc nous faut devant que le cul torcher.
— Ô ! dit Grandgousier, que tu as bon sens, petit garçonnet ! Ces premiers jours, je te ferai passer docteur en Sorbonne, par Dieu ! car tu as de raison plus que d’âge.
« Or poursuis ce propos torcheculatif, je t’en prie, et, par ma barbe, pour un bussart tu auras soixante pipes, j’entends de ce bon vin breton, lequel point ne croît en Bretagne, mais en ce bon pays de Verron.
— Je me torchai après, dit Gargantua, d’un couvre-chef, d’un oreiller, d’une pantoufle, d’une gibecière, d’un panier — mais ô le malplaisant torchecul ! — puis d’un chapeau. Et notez que des chapeaux les uns sont ras, les autres à poil, les autres veloutés, les autres taffetassés, les autres satinisés. Le meilleur de tous est celui de poil, car il fait très bonne abstersion de la matière fécale.
« Puis me torchai d’une poule, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau, d’un lièvre, d’un pigeon, d’un cormoran, d’un sac d’avocat, d’une barbute, d’une coiffe, d’un leurre.
« Mais, concluant, je dis et maintiens qu’il n’y a tel torchecul que d’un oison bien dumeté, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Et m’en croyez sur mon honneur, car vous sentez au trou du cul une volupté mirifique, tant par la douceur d’icelui dumet que par la chaleur tempérée de l’oison, laquelle facilement est communiquée au boyau culier et autres intestins, jusques à venir à la région du cœur et du cerveau.
« Et ne pensez que la béatitude des héros et semi-dieux, qui sont par les Champs Elyséens, soit en leur asphodèle, ou ambroisie, ou nectar, comme disent ces vieilles ici. Elle est, selon mon opinion, en ce qu’ils se torchent le cul d’un oison, et telle est l’opinion de maître Jean d’Écosse. »
COMMENT GARGANTUA FUT INSTITUÉ PAR UN THÉOLOGIEN EN LETTRES LATINES.
Ces propos entendus, le bonhomme Grandgousier fut ravi en admiration, considérant le haut sens et merveilleux entendement de son fils Gargantua, et dit à ses gouvernantes :
« Philippe, roi de Macédone, connut le bon sens de son fils Alexandre à manier dextrement un cheval, car ledit cheval était si terrible et effréné que nul n’osait monter dessus, parce qu’à tous ses chevaucheurs il baillait la saccade, à l’un rompant le cou, à l’autre les jambes, à l’autre la cervelle, à l’autre les mandibules. Ce que considérant Alexandre en l’hippodrome (qui était le lieu où l’on promenait et voltigeait les chevaux), avisa que la fureur du cheval ne venait que de frayeur qu’il prenait à son ombre, dont, montant dessus, le fit courir encontre le soleil, si que l’ombre tombait par derrière, et, par ce moyen, rendit le cheval doux à son vouloir. À quoi connut son père le divin entendement qui en lui était, et le fit très bien endoctriner par Aristotèles, qui pour lors était estimé sur tous philosophes de Grèce.
« Mais je vous dis qu’en ce seul propos, que j’ai présentement devant vous tenu à mon fils Gargantua, je connais que son entendement participe de quelque divinité, tant je le vois aigu, subtil, profond et serein, et parviendra à degré souverain de sapience, s’il est bien institué. Pour tant, je veux le bailler à quelque homme savant pour l’endoctriner selon sa capacité, et n’y veux rien épargner. »
De fait, l’on lui enseigna un grand docteur en théologie, nommé maître Thubal Holopherne, qui lui apprit sa charte, si bien qu’il la disait par cœur au rebours, et y fut cinq ans et trois mois. Puis lui lut le Donat, le Facet, Theodolet et Alanus in Parabolis, et y fut treize ans, six mois et deux semaines.
Mais notez que, cependant, il lui apprenait à écrire gothiquement, et écrivait tous ses livres, car l’art d’impression n’était encore en usage.
Et portait ordinairement un gros écritoire, pesant plus de sept mille quintaux, duquel le galimart était aussi gros et grand que les gros piliers d’Enay, et le cornet y pendait à grosses chaînes de fer, à la capacité d’un tonneau de marchandise.
Puis lui lut de Modis significandi, avec les comments de Hurtebise, de Fasquin, de Tropditeux, de Gualehaul, de Jean le Veau, de Billonio, Brelinguandus, et un tas d’autres : et y fut plus de dix-huit ans et onze mois. Et le sut si bien qu’au coupelaud il le rendait par cœur à revers, et prouvait sur ses doigts, à sa mère, que de modis significandi non erat scientia.
Puis lui lut le Compost, où il fut bien seize ans et deux mois, lorsque son dit précepteur mourut :
Et fut l’an mil quatre cents vingt,
De la vérole qui lui vint.
Après en eut un autre vieux tousseux, nommé maître Jobelin Bridé, qui lui lut Hugutio, Hébrard Grecisme, le Doctrinal, les Pars, le Quid est, le Supplementum, Marmotret, de Moribus in mensa servandis, Seneca, de Quatuor virtutibus cardinalibus, Passavantus cum commento, et Dormi secure pour les fêtes, et quelques autres de semblable farine, à la lecture desquels il devint aussi sage qu’onques puis ne fournâmes-nous.
COMMENT GARGANTUA FUT MIS SOUS AUTRES PÉDAGOGUES.
À tant son père aperçut que vraiment il étudiait très bien et y mettait tout son temps, toutefois qu’en rien ne profitait, et, que pis est, en devenait fou, niais, tout rêveux et rassoté.
De quoi se complaignant à don Philippe des Marays, vice-roi de Papeligosse, entendit que mieux lui vaudrait rien n’apprendre que tels livres, sous tels précepteurs, apprendre, car leur savoir n’était que bêterie, et leur sapience n’était que moufles, abâtardisant les bons et nobles esprits et corrompant toute fleur de jeunesse.
« Qu’ainsi soit, prenez, dit-il, quelqu’un de ces jeunes gens du temps présent, qui ait seulement étudié deux ans. En cas qu’il n’ait meilleur jugement, meilleures paroles, meilleur propos que votre fils, et meilleur entretien et honnêteté entre le monde, réputez-moi à jamais un taille-bacon de la Brenne. »
Ce que à Grandgousier plut très bien, et commanda qu’ainsi fût fait.
Au soir, en soupant, ledit des Marays introduit un sien jeune page de Villegongis, nommé Eudémon, tant bien testonné, tant bien tiré, tant bien épousseté, tant honnête en son maintien que trop mieux ressemblait quelque petit angelot qu’un homme. Puis dit à Grandgousier :
« Voyez-vous ce jeune enfant ? il n’a encore douze ans. Voyons, si bon vous semble, quelle différence y a entre le savoir de vos rêveurs matéologiens du temps jadis et les jeunes gens de maintenant. »
L’essai plut à Grandgousier, et commanda que le page proposât. Alors Eudémon, demandant congé de ce faire audit vice-roi son maître, le bonnet au poing, la face ouverte, la bouche vermeille, les yeux assurés, et le regard assis sur Gargantua avec modestie juvénile, se tint sur ses pieds et commença le louer et magnifier, premièrement de sa vertu et bonnes mœurs, secondement de son savoir, tiercement de sa noblesse, quartement de sa beauté corporelle, et, pour le quint, doucement l’exhortait à révérer son père en toute observance, lequel tant s’étudiait à bien le faire instruire ; enfin le priait qu’il le voulût retenir pour le moindre de ses serviteurs, car autre don pour le présent ne requérait des cieux, sinon qu’il lui fût fait grâce de lui complaire en quelque service agréable.
Le tout fut par icelui proféré avec gestes tant propres, prononciation tant distincte, voix tant éloquente, et langage tant orné et bien latin, que mieux ressemblait un Gracchus, un Cicéron ou un Emilius du temps passé qu’un jouvenceau de ce siècle. Mais toute la contenance de Gargantua fut qu’il se prit à pleurer comme une vache, et se cachait le visage de son bonnet, et ne fut possible de tirer de lui une parole, non plus qu’un pet d’un âne mort.
Dont son père fut tant courroucé qu’il voulut occire maître Jobelin. Mais ledit des Marays l’en garda par belle remontrance qu’il lui fit, en manière que fut son ire modérée. Puis commanda qu’il fût payé de ses gages, et qu’on le fit bien chopiner théologalement ; ce fait, qu’il allât à tous les diables :
« Au moins, disait-il, pour le jourd’hui, ne coûtera-t-il guère à son hôte, si d’aventure il mourait ainsi, saoul comme un Anglais. »
Maître Jobelin parti de la maison, consulta Grandgousier avec le vice-roi quel précepteur l’on lui pourrait bailler, et fut avisé entre eux qu’à cet office serait mis Ponocrates, pédagogue d’Eudémon, et que tous ensemble iraient à Paris pour connaître quel était l’étude des jouvenceaux de France pour icelui temps.
COMMENT GARGANTUA FUT ENVOYÉ À PARIS, ET DE L’ÉNORME JUMENT QUI LE PORTA, ET COMMENT ELLE DÉFIT LES MOUCHES BOVINES DE LA BEAUCE.
En cette même saison, Fayoles, quart roi de Numidie, envoya du pays d’Afrique à Grandgousier une jument la plus énorme et la plus grande que fut onques vue, et la plus monstrueuse (comme assez savez qu’Afrique apporte toujours quelque chose de nouveau), car elle était grande comme six oriflans, et avait les pieds fendus en doigts comme le cheval de Jules César, les oreilles ainsi pendantes comme les chèvres de Languegoth, et une petite corne au cul. Au reste, avait poil d’alezan toustade, entreillisé de grises pommelettes. Mais sur tout avait la queue horrible, car elle était, poi plus poi moins, grosse comme la pile Saint-Mars auprès de Langès, et ainsi carrée, avec les brancards ni plus ni moins ennicrochés que sont les épis au blé.
Si de ce vous émerveillez, émerveillez-vous davantage de la queue des béliers de Scythie, qui pesait plus de trente livres, et des moutons de Surie, esquels faut (si Tenaud dit vrai) affuter une charrette on cul pour la porter, tant elle est longue et pesante. Vous ne l’avez pas telle, vous autres paillards de plat pays !
Et fut amenée par mer en trois caraques et un brigantin, jusques au port d’Olonne en Talmondais. Lorsque Grandgousier la vit :
« Voici, dit-il, bien le cas pour porter mon fils à Paris. Or çà, de par Dieu, tout ira bien. Il sera grand clerc on temps advenir. Si n’étaient messieurs les bêtes, nous vivrions comme clercs. »
Au lendemain, après boire (comme entendez), prirent chemin Gargantua, son précepteur Ponocrates et ses gens, ensemble eux Eudémon, le jeune page. Et parce que c’était en temps serein et bien attrempé, son père lui fit faire des bottes fauves : Babin les nomme brodequins. Ainsi joyeusement passèrent leur grand chemin et toujours grand’chère, jusques au-dessus d’Orléans. Auquel lieu était une ample forêt, de la longueur de trente et cinq lieues, et de largeur dix et sept, ou environ. Icelle était horriblement fertile et copieuse en mouches bovines et frelons, de sorte que c’était une vraie briganderie pour les pauvres juments, ânes et chevaux. Mais la jument de Gargantua vengea honnêtement tous les outrages en icelle perpétrées sur les bêtes de son espèce, par un tour duquel ne se doutaient mie, car soudain qu’ils furent entrés en ladite forêt et que les frelons lui eurent livré l’assaut, elle dégaina sa queue, et si bien s’escarmouchant les émoucha qu’elle en abattit tout le bois. À tort, à travers, deça, delà, par ci, par là, de long, de large, dessus, dessous, abattait bois comme un faucheur fait d’herbes. En sorte que, depuis, n’y eut ni bois ni frelons, mais fut tout le pays réduit en campagne.
Quoi voyant Gargantua, y prit plaisir bien grand, sans autrement s’en vanter, et dit à ses gens : « Je trouve beau ce, » dont fut depuis appelé ce pays la Beauce. Mais tout leur déjeuner fut par bailler, en mémoire de quoi, encore de présent, les gentilshommes de Beauce déjeunent de bailler, et s’en trouvent fort bien et n’en crachent que mieux.
Finalement arrivèrent à Paris, auquel lieu se rafraîchit deux ou trois jours, faisant chère lie avec ses gens, et s’enquêtant quels gens savants étaient pour lors en la ville et quel vin on y buvait.
COMMENT GARGANTUA PAYA SA BIENVENUE ÈS PARISIENS, ET COMMENT IL PRIT LES GROSSES CLOCHES DE L’ÉGLISE NOTRE-DAME.
Quelques jours après qu’ils se furent rafraîchis, il visita la ville, et fut vu de tout le monde en grande admiration, car le peuple de Paris est tant sot, tant badaud et tant inepte de nature, qu’un bateleur, un porteur de rogatons, un mulet avec ses cymbales, un vielleur au milieu d’un carrefour, assemblera plus de gens que ne ferait un bon prêcheur évangélique. Et tant molestement le poursuivirent qu’il fut contraint soi reposer sur les tours de l’église Notre-Dame, auquel lieu étant, et voyant tant de gens à l’entour de soi, dit clairement :
« Je crois que ces maroufles veulent que je leur paye ici ma bienvenue et mon proficiat. C’est raison. Je leur vais donner le vin, mais ce ne sera que par ris. »
Lors, en souriant, détacha sa belle braguette, et, tirant sa mentule en l’air, les compissa si aigrement qu’il en noya deux cents soixante mille quatre cents dix et huit, sans les femmes et petits enfants.
Quelque nombre d’iceux évada ce pissefort à légèreté des pieds, et quand furent au plus haut de l’Université, suants, toussants, crachants et hors d’haleine, commencèrent à renier et jurer, les uns en colère, les autres par ris : Carimari, Carimara ! Par sainte Mamie, nous sommes baignés par ris, » dont fut depuis la ville nommée Paris, laquelle auparavant on appelait Leucèce, comme dit Strabo, lib. IV, c’est-à-dire en grec Blanchette, pour les blanches cuisses des dames dudit lieu. Et par autant qu’à cette nouvelle imposition du nom tous les assistants jurèrent chacun les saints de sa paroisse, les Parisiens, qui sont faits de toutes gens et toutes pièces, sont par nature et bons jureurs et bons juristes, et quelque peu outrecuidés, dont estime Joaninus de Barranco, libro de Copiositate reverentiarum, que sont dits Parrhésiens en grécisme, c’est-à-dire fiers en parler.
Ce fait, considéra les grosses cloches qui étaient ès dites tours, et les fit sonner bien harmonieusement. Ce que faisant lui vint en pensée qu’elles serviraient bien de campanes au col de sa jument, laquelle il voulait renvoyer à son père, toute chargée de fromages de Brie et de harengs frais. De fait, les emporta en son logis.
Cependant vint un commandeur jambonnier de saint Antoine, pour faire sa quête suille, lequel, pour se faire entendre de loin et faire trembler le lard au charnier, les voulut emporter furtivement, mais par honnêteté les laissa, non parce qu’elles étaient trop chaudes, mais parce qu’elles étaient quelque peu trop pesantes à la portée. Cil ne fut pas celui de Bourg, car il est trop de mes amis.
Toute la ville fut émue en sédition, comme vous savez qu’à ce ils sont tant faciles que les nations étranges s’ébahissent de la patience des rois de France, lesquels autrement par bonne justice ne les refrènent, vus les inconvénients qui en sortent de jour en jour. Plût à Dieu que je susse l’officine en laquelle sont forgés ces schismes et monopoles, pour les mettre en évidence ès confréries de ma paroisse ! Croyez que le lieu auquel convint le peuple, tout folfré et habaliné, fut Sorbonne, où lors était, maintenant n’est plus, l’oracle de Lutèce. Là fut proposé le cas, et remontré l’inconvénient des cloches transportées.
Après avoir bien ergoté pro et contra, fut conclu en baralipton que l’on enverrait le plus vieux et suffisant de la Faculté vers Gargantua, pour lui remontrer l’horrible inconvénient de la perte d’icelles cloches, et nonobstant la remontrance d’aucuns de l’Université, qui alléguaient que cette charge mieux compétait à un orateur qu’à un théologien, fut à cet affaire élu notre maître Janotus de Bragmardo.
COMMENT JANOTUS DE BRAGMARDO FUT ENVOYÉ POUR RECOUVRER DE GARGANTUA LES GROSSES CLOCHES.
Maître Janotus, tondu à la césarine, vêtu de son lyripipion théologal, et bien antidoté l’estomac de coudignac de four et eau bénite de cave, se transporta au logis de Gargantua, touchant devant soi trois vedeaux à rouge museau, et traînant après cinq ou six maîtres inertes, bien crottés à profit de ménage. À l’entrée les rencontra Ponocrates, et eut frayeur en soi, les voyant ainsi déguisés, et pensait que fussent quelques masques hors du sens. Puis s’enquêta à quelqu’un desdits maîtres inertes de la bande que quérait cette momerie. Il lui fut répondu qu’ils demandaient les cloches leur être rendues.
Soudain ce propos entendu, Ponocrates courut dire les nouvelles à Gargantua, afin qu’il fût prêt de la réponse et délibérât sur-le-champ ce qu’était de faire. Gargantua, admonesté du cas, appela à part Ponocrates, son précepteur, Philotomie, son maître d’hôtel, Gymnaste, son écuyer, et Eudémon, et sommairement conféra avec eux sur ce qu’était tant à faire qu’à répondre. Tous furent d’avis qu’on les menât au retrait du gobelet, et là on les fit boire théologalement, et, afin que ce tousseux n’entrat en vaine gloire pour à sa requête avoir rendu les cloches, l’on mandât, cependant qu’il chopinerait, quérir le prévôt de la ville, le recteur de la Faculté, le vicaire de l’église, esquels, devant que le théologien eût proposé sa commission, l’on délivrerait les cloches. Après ce, iceux présents, l’on ouïrait sa belle harangue. Ce que fut fait, et, les susdits arrivés, le théologien fût en pleine salle introduit et commença ainsi que s’ensuit, en toussant.
LA HARANGUE DE MAÎTRE JANOTUS DE BRAGMARDO FAITE À GARGANTUA POUR RECOUVRER LES CLOCHES.
« Ehen, hen, hen ! Mna dies, monsieur, mna dies, et vobis, messieurs. Ce ne serait que bon que nous rendissiez nos cloches, car elles nous font bien besoin. Hen, hen, hasch ! Nous en avions bien autrefois refusé de bon argent de ceux de Londres en Cahors, si avions-nous de ceux de Bordeaux en Brie, que les voulaient acheter pour la substantifique qualité de la complexion élémentaire qu’est intronifiquée en la terrestérité de leur nature quidditative, pour extranéiser les halos et les turbines sur nos vignes, vraiment non pas nôtres, mais d’ici auprès, car si nous perdons le piot, nous perdons tout, et sens et loi.
« Si vous nous les rendez à ma requête, j’y gagnerai six pans de saucisses et une bonne paire de chausses qui me feront grand bien à mes jambes, ou ils ne me tiendront pas promesse. Ho ! par Dieu, Domine, une paire de chausses est bon, et vir sapiens non abhorrebit eam. Ha ! ha ! Il n’a pas paire de chausses qui veut. Je le sais bien, quant est de moi. Avisez, Domine : il y a dix-huit jours que je suis à matagraboliser cette belle harangue. Reddite quæ sunt Cæsaris Cæsari, et quæ sunt Dei Deo. Ibi jacet lepus. Par ma foi, Domine, si voulez souper avec moi in camera, par le corps Dieu ! charitatis, nos faciemus bonum cherubin. Ego occidi unum porcum, et ego habet bon vino. Mais de bon vin on ne peut faire mauvais latin. Or sus, de parte Dei, date nobis clochas nostras. Tenez, je vous donne de par la Faculté un sermones de utino, que, utinam, vous nous baillez nos cloches. Vultis etiam pardonos ? Per diem, vos habebitis et nihil payabilis.
« Ô monsieur ! Domine, clochi dona minor nobis. Dea, est bonum urbis. Tout le monde s’en sert. Si votre jument s’en trouve bien, aussi fait notre Faculté, quæ comparata est jumentis insipientibus, et similis facta est eis, Psalmo nescio quo — si l’avais-je bien coté en mon paperat — et est unum bonum Achilles. Hen, hen, ehen, hasch !
« Ça je vous prouve que me les devez bailler. Ego sic argumentor. Omnis clocha clochabilis in clocherio clochando clochans clochativo clochare facit clochabiliter clochantes. Parisius habet clochas. Ergo gluc. Ha, ha, ha, c’est parlé cela ! Il est in tertio primæ, en Darii ou ailleurs. Par mon âme, j’ai vu le temps que je faisais diables d’arguer. Mais de présent je ne fais plus que rêver, et ne me faut plus dorénavant que bon vin, bon lit, le dos au feu, le ventre à table et écuelle bien profonde. Hé, Domine, je vous prie, in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti, amen, que vous rendez nos cloches, et Dieu vous gard’ de mal et Notre-Dame de Santé, qui vivit et regnat per omnia secula seculorum, amen. Hen he hasch, asch, grenhenhasch !
« Verum enim vero, quando quidem, dubio procul, edepol, quoniam, ita, certe, meus Deus fidus, une ville sans cloches est comme un aveugle sans bâton, un âne sans croupière, et une vache sans cymbales. Jusques à ce que nous les ayez rendues, nous ne cesserons de crier après vous comme un aveugle qui a perdu son bâton, de brailler comme un âne sans croupière, et de brâmer comme une vache sans cymbales. Un quidam latinisateur, demeurant près l’Hôtel-Dieu, dit une fois, alléguant l’autorité d’un Taponnus (je faux, c’était Pontanus, poète séculier) qu’il désirait qu’elles fussent de plume et le batail fût d’une queue de renard, pour ce qu’elles lui engendraient la chronique aux tripes du cerveau quand il composait ses vers carminiformes. Mais, nac petetin petetac, ticque, torche, lorgne, il fut déclaré hérétique : nous les faisons comme de cire. Et plus n’en dit le déposant. Valete et plaudite. Calepinus recensui. »
COMMENT LE THÉOLOGIEN EMPORTA SON DRAP, ET COMMENT IL EUT PROCÈS AVEC LES SORBONISTES.
Le théologien n’eut sitôt achevé que Ponocrates et Eudémon s’esclaffèrent de rire tant profondément qu’en cuidèrent rendre l’âme à Dieu, ne plus ne moins que Crassus, voyant un âne couillard qui mangeait des chardons, et comme Philémon, voyant un âne qui mangeait des figues qu’on avait apprêté pour le dîner, mourut de force de rire. Ensemble eux, commença rire maître Janotus, à qui mieux mieux, tant que les larmes leur venaient ès yeux, par la véhémente concussion de la substance du cerveau, à laquelle furent exprimées ces humidités lacrymales, et transcoulées jouxte les nerfs optiques. En quoi par eux était Démocrite héraclitisant, et Héraclite démocritisant représenté.
Ces ris du tout sédés, consulta Gargantua avec ses gens sur ce qu’était de faire. Là fut Ponocrates d’avis qu’on fit reboire ce bel orateur, et, vu qu’il leur avait donné de passe-temps et plus fait rire que n’eût Songecreux, qu’on lui baillât les dix pans de saucisse mentionnés en la joyeuse harangue, avec une paire de chausses, trois cents de gros bois de moule, vingt et cinq muids de vin, un lit à triple couche de plume ansérine, et une écuelle bien capable et profonde, lesquelles disait être à sa vieillesse nécessaires.
Le tout fut fait ainsi qu’avait été délibéré, excepté que Gargantua, doutant qu’on ne trouvât à l’heure chausses commodes pour ses jambes, doutant aussi de quelle façon mieux duiraient audit orateur, ou à la martingale, qui est un pont-levis de cul pour plus aisément fianter, ou à la marinière, pour mieux soulager les rognons, ou à la Suisse, pour tenir chaude la bedondaine, ou à queue de merlus, de peur d’échauffer les reins, lui fit livrer sept aunes de drap noir, et trois de blanchet pour la doublure. Le bois fut porté par les gagne-deniers ; les maîtres ès arts portèrent les saucisses et écuelles. Maître Janot voulut porter le drap.
Un desdits maîtres, nommé maître Jousse Baudouille, lui remontrait que ce n’était honnête ni décent à l’état théologal, et qu’il le baillât à quelqu’un d’entre eux :
« Ah ! dit Janotus, baudet, baudet, tu ne conclus point in modo et figura. Voilà de quoi servent les suppositions et parva logicalia. Panus pro quo supponit ?
— Confuse, dit Baudouille, et distributive.
— Je ne te demande pas, dit Janotus, baudet, quo modo supponit, mais pro quo. C’est, baudet, pro tibiis meis, et pour ce le porterai-je egomet, sicut suppositum portal adpositum. »
Ainsi l’emporta en tapinois, comme fit Patelin son drap. Le bon fut quand le tousseux, glorieusement, en plein acte de Sorbonne, requit ses chausses et saucisses, car péremptoirement lui furent déniés, par autant qu’il les avait eu de Gargantua, selon les informations sur ce faites. Il leur remontra que ç’avait été de gratis, et de sa libéralité, par laquelle ils n’étaient mie absous de leurs promesses. Ce nonobstant, lui fut répondu qu’il se contentât de raison et qu’autre bribe n’en aurait :
— « Raison ? dit Janotus, nous n’en usons point céans. Traîtres malheureux, vous ne valez rien. La terre ne porte gens plus méchants que vous êtes, je le sais bien. Ne clochez pas devant les boiteux : j’ai exercé la méchanceté avec vous. Par la rate Dieu ! j’avertirai le roi des énormes abus qui sont forgés céans et par vos mains et menées, et que je sois ladre, s’il ne vous fait tous vifs brûler comme bougres, traîtres, hérétiques et séducteurs, ennemis de Dieu et de vertu. »
À ces mots, prirent articles contre lui : lui, de l’autre côté, les fit ajourner. Somme, le procès fut retenu par la cour, et y est encore. Les Sorbonicoles, sur ce point, firent vœu de ne soi décrotter ; maître Janot, avec ses adhérents, fit vœu de ne se moucher, jusques à ce qu’en fût dit par arrêt définitif.
Par ces vœux, sont jusques à présent demeurés et crotteux et morveux, car la cour n’a encore bien grabelé toutes les pièces. L’arrêt sera donné ès prochaines calendes grecques, c’est-à-dire jamais, comme vous savez qu’ils font plus que nature et contre leurs articles propres. Les articles de Paris chantent que Dieu seul peut faire choses infinies. Nature rien ne fait immortel, car elle met fin et période à toutes choses par elle produites car omnia orta cadunt, etc., mais ces avaleurs de frimas font les procès devant eux pendants et infinis et immortels. Ce que faisants, ont donné lieu et vérifié le dit de Chilon Lacédémonien, consacré en Delphes, disant Misère être compagne de Procès, et gens plaidoyants misérables, car plus tôt ont fin de leur vie que de leur droit prétendu.
L’ÉTUDE DE GARGANTUA SELON LA DISCIPLINE DE SES PROFESSEURS SORBONAGRES.
Les premiers jours ainsi passés et les cloches remises en leur lieu, les citoyens de Paris, par reconnaissance de cette honnêteté, s’offrirent d’entretenir et nourrir sa jument tant qu’il lui plairait — ce que Gargantua prit bien à gré, — et l’envoyèrent vivre en la forêt de Bière. Je crois qu’elle n’y soit plus maintenant.
Ce fait, voulut de tout son sens étudier à la discrétion de Ponocrates. Mais icelui, pour le commencement, ordonna qu’il ferait à sa manière accoutumée, afin d’entendre par quel moyen, en si long temps, ses antiques précepteurs l’avaient rendu tant fat, niais et ignorant. Il dispensait donc son temps en telle façon que, ordinairement, il s’éveillait entre huit et neuf heures, fût jour ou non ; ainsi l’avaient ordonné ses régents théologiques, alléguants ce que dit David : vanum est vobis ante lucem surgere.
Puis se gambayait, penadait, et paillardait parmi le lit quelque temps, pour mieux esbaudir ses esprits animaux, et s’habillait selon la saison, mais volontiers portait-il une grande et longue robe de grosse frise, fourrée de renards ; après se peignait du peigne d’Almain, c’était des quatre doigts et le pouce, car ses précepteurs disaient que soi autrement peigner, laver et nettoyer était perdre temps en ce monde.
Puis fiantait, pissait, rendait sa gorge, rotait, pétait, bâillait, crachait, toussait, sanglotait, éternuait et se morvait en archidiacre, et déjeunait pour abattre la rosée et mauvais air : belles tripes frites, belles carbonnades, beaux jambons, belles cabirotades, et force soupes de prime. Ponocrates lui remontrait que tant soudain ne devait repaître au partir du lit, sans avoir premièrement fait quelque exercice. Gargantua répondit :
« Quoi ? N’ai-je fait suffisant exercice ? Je me suis vautré six ou sept tours parmi le lit devant que me lever. N’est-ce assez ? Le pape Alexandre ainsi faisait par le conseil de son médecin juif, et vécut jusques à la mort, en dépit des envieux. Mes premiers maîtres m’y ont accoutumé, disants que le déjeuner faisait bonne mémoire ; pourtant y buvaient les premiers. Je m’en trouve fort bien, et n’en dine que mieux. Et me disait maître Tubal, qui fut premier de sa licence à Paris, que ce n’est tout l’avantage de courir bien tôt, mais bien de partir de bonne heure ; aussi n’est-ce la santé totale de notre humanité boire à tas, à tas, à tas, comme canes, mais oui bien de boire matin ; unde versus :
Lever matin n’est point bonheur ;
Boire matin est le meilleur.
Après avoir bien à point déjeuné, allait à l’église, et lui portait-on, dedans un grand panier, un gros bréviaire empantouflé, pesant, tant en graisse qu’en fermoirs et parchemin, poi plus poi moins, onze quintaux six livres. Là oyait vingt et six ou trente messes. Ce pendant venait son diseur d’heures en place, empaletoqué comme une dupe, et très bien antidoté son haleine à force sirop vignolat. Avec icelui marmonnait toutes ses kyrielles, et tant curieusement les épluchait qu’il n’en tombait un seul grain en terre. Au partir de l’église, on lui amenait, sur une traîne à bœufs, un farat de patenôtres de Saint-Claude, aussi grosses chacune qu’est le moule d’un bonnet, et, se pormenant par les cloîtres, galeries ou jardin, en disait plus que seize ermites.
Puis étudiait quelque méchante demie heure, les yeux assis dessus son livre ; mais, comme dit le Comique, son âme était en la cuisine.
Pissant donc plein urinal, s’asseyait à table, et parce qu’il était naturellement flegmatique, commençait son repas par quelques douzaines de jambons, de langues de bœuf fumées, de boutargues, d’andouilles, et tels autres avant-coureurs de vin. Cependant quatre de ses gens lui jetaient en la bouche l’un après l’autre, continúment, moutarde à pleines palerées ; puis buvait un horrifique trait de vin blanc pour lui soulager les rognons. Après, mangeait, selon la saison, viandes à son appétit, et lors cessait de manger quand le ventre lui tirait. À boire n’avait point fin ni canon, car il disait que les mètes et bornes de boire étaient quand, la personne buvant, le liège de ses pantoufles enflait en haut d’un demi pied.
LES JEUX DE GARGANTUA.
Puis tout lourdement grignotant d’un transon de grâces, se lavait les mains de vin frais, s’écurait les dents avec un pied de porc, et devisait joyeusement avec ses gens. Puis, le vert étendu, l’on déployait force cartes, force dés, et renfort de tabliers…
Après avoir bien joué, sassé, passé et beluté temps, convenait boire quelque peu — c’étaient onze peguads pour homme, — et soudain après banqueter, c’était sur un beau banc ou en beau plein lit s’étendre et dormir deux ou trois heures, sans mal penser ni mal dire. Lui, éveillé, secouait un peu les oreilles. Cependant était apporté vin frais ; là buvait mieux que jamais. Ponocrates lui remontrait que c’était mauvaise diète ainsi boire après dormir : « C’est, répondit Gargantua, la vraie vie des Pères, car de ma nature je dors salé, et le dormir m’a valu autant de jambon. »
Puis commençait étudier quelque peu, et patenôtres en avant, pour lesquelles mieux en forme expédier montait sur une vieille mule, laquelle avait servi neuf rois. Ainsi marmottant de la bouche et dodelinant de la tête, allait voir prendre quelque connil aux filets.
Au retour, se transportait en la cuisine pour savoir quel rôt était en broche. Et soupait très bien, par ma conscience ! et volontiers conviait quelques buveurs de ses voisins, avec lesquels, buvant d’autant, contaient des vieux jusques ès nouveaux.
Entre autres, avait pour domestiques les seigneurs du Fou, de Gourville, de Grignault et de Marigny. Après souper, venaient en place les beaux évangiles de bois, c’est-à-dire force tabliers, ou le beau flux, un, deux, trois, ou à toutes restes pour abréger, ou bien allaient voir les garces d’entour, et petits banquets parmi, collations et arrière-collations. Puis dormait sans débrider jusques au lendemain huit heures.
COMMENT GARGANTUA FUT INSTITUÉ PAR PONOCRATES EN TELLE DISCIPLINE QU’IL NE PERDAIT HEURE DU JOUR.
Quand Ponocrates connut la vicieuse manière de vivre de Gargantua, délibéra autrement l’instituer en lettres ; mais, pour les premiers jours, le toléra, considérant que nature n’endure mutations soudaines sans grande violence.
Pour donc mieux son œuvre commencer, supplia un savant médecin de celui temps, nommé maître Théodore, à ce qu’il considérât si possible était remettre Gargantua en meilleure voie. Lequel le purgea canoniquement avec ellébore d’Anticyre, et, par ce médicament, lui nettoya toute l’altération et perverse habitude du cerveau. Par ce moyen aussi, Ponocrates lui fit oublier tout ce qu’il avait appris sous ses antiques précepteurs, comme faisait Thimoté à ses disciples, qui avaient été instruits sous autres musiciens.
Pour mieux ce faire, l’indroduisait ès compagnies des gens savants que là étaient, à l’émulation desquels lui crut l’esprit et le désir d’étudier autrement et se faire valoir.
Après, en tel train d’étude le mit qu’il ne perdait heure quelconque du jour : ains tout son temps consommait en lettres et honnête savoir. S’éveillait donc Gargantua environ quatre heures du matin. Cependant qu’on le frottait, lui était lue quelque pagine de la divine Écriture, hautement et clairement, avec prononciation compétente à la matière, et à ce était commis un jeune page, natif de Basché, nommé Anagnostes. Selon le propos et argument de cette leçon, souventes fois s’adonnait à révérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu, duquel la lecture montrait la majesté et jugements merveilleux.
Puis allait ès lieux secrets faire excrétion des digestions naturelles. Là son précepteur répétait ce qu’avait été lu, lui exposant les points plus obscurs et difficiles. Eux retournants, considéraient l’état du ciel, si tel était comme l’avaient noté au soir précédent, et quels signes entrait le soleil, aussi la lune, pour icelle journée.
Ce fait, était habillé, peigné, testonné, accoutré et parfumé, durant lequel temps on lui répétait les leçons du jour d’avant. Lui-même les disait par cœur et y fondait quelques cas pratiques et concernants l’état humain, lesquels ils étendaient aucunes fois jusque deux ou trois heures, mais ordinairement cessaient lorsqu’il était du tout habillé. Puis par trois bonnes heures lui était faite lecture.
Ce fait, issaient hors, toujours conférants des propos de la lecture, et se déportaient en Bracque, ou ès prés, et jouaient à la balle, à la paume, à la pile trigone, galantement s’exerçants les corps comme ils avaient les âmes auparavant exercé. Tout leur jeu n’était qu’en liberté, car ils laissaient la partie quand leur plaisait, et cessaient ordinairement lorsque suaient parmi le corps, ou étaient autrement las. Adonc étaient très bien essuyés et frottés, changeaient de chemise, et, doucement se promenants, allaient voir si le dîner était prêt. Là attendants, récitaient clairement et éloquentement quelques sentences retenues de la leçon.
Cependant Monsieur l’Appétit venait, et par bonne opportunité s’asseyaient à table. Au commencement du repas, était lue quelque histoire plaisante des anciennes prouesses, jusques à ce qu’il eût pris son vin. Lors, si bon semblait, on continuait la lecture, ou commençaient à deviser joyeusement ensemble, parlants, pour les premiers mois, de la vertu, propriété, efficace et nature de tout ce que leur était servi à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, poissons, fruits, herbes, racines, et de l’apprêt d’icelles. Ce que faisant, apprit en peu de temps tous les passages à ce compétants en Pline, Athénée, Dioscorides, Julius Pollux, Galien, Porphyre, Oppian, Polybe, Héliodore, Aristotèles, Elian et autres. Iceux propos tenus, faisaient souvent, pour plus être assurés, apporter les livres susdits à table. Et si bien et entièrement retint en sa mémoire les choses dites, que, pour lors, n’était médecin qui en sut à la moitié tant comme il faisait. Après, devisaient des leçons lues au matin, et, parachevant leur repas par quelque confection de cotoniat, s’écurait les dents avec un trou de lentisque, se lavait les mains et les yeux de belle eau fraiche, et rendaient grâces à Dieu par quelques beaux cantiques faits à la louange de la munificence et bénignité divine.
Ce fait, on apportait des cartes, non pour jouer, mais pour y apprendre mille petites gentillesses et inventions nouvelles, lesquelles toutes issaient d’arithmétique. En ce moyen entra en affection d’icelle science numérale, et, tous les jours après diner et souper, y passait temps aussi plaisantement qu’il soulait ès dés ou ès cartes. À tant sut d’icelle et théorique et pratique, si bien que Tunstal, Anglais qui en avait amplement écrit, confessa que vraiment, en comparaison de lui, il n’y entendait que le haut allemand.
Et non seulement d’icelle, mais des autres sciences mathématiques comme géométrie, astronomie et musique ; car, attendants la concoction et digestion de son past, ils faisaient mille joyeux instruments et figures géométriques, et de même pratiquaient les canons astronomiques. Après s’esbaudissaient à chanter musicalement à quatre et cinq parties, ou sur un thème, à plaisir de gorge. Au regard des instruments de musique, il apprit jouer du luc, de l’épinette, de la harpe, de la flûte d’allemand et à neuf trous, de la viole et de la sacquebutte.
Cette heure ainsi employée, la digestion parachevée, se purgeait des excréments naturels ; puis se remettait à son étude principal par trois heures ou davantage, tant à répéter la lecture matutinale qu’à poursuivre le livre entrepris, qu’aussi à écrire et bien traire et former les antiques et romaines lettres.
Ce fait, issaient hors leur hôtel, avec eux un jeune gentilhomme de Touraine nommé l’écuyer Gymnaste, lequel lui montrait l’art de chevalerie. Changeant donc de vêtements, montait sur un coursier, sur un roussin, sur un genet, sur un cheval barbe, cheval léger, et lui donnait cent carrières, le faisait voltiger en l’air, franchir le fossé, sauter le palis, court tourner en un cercle, tant à dextre comme à senestre. Là rompait, non la lance, car c’est la plus grande rêverie du monde dire : « J’ai rompu dix lances en tournoi ou en bataille, » un charpentier le ferait bien ; mais louable gloire est d’une lance avoir rompu dix de ses ennemis. De sa lance donc, acérée, verte et raide, rompait un huis, enfonçait un harnais, aculait une arbre, enclavait un anneau, enlevait une selle d’armes, un haubert, un gantelet. Le tout faisait armé de pied en cap.
Au regard de fanfarer et faire les petits popismes sur un cheval, nul ne le fit mieux que lui. Le voltigeur de Ferrare n’était qu’un singe en comparaison. Singulièrement était appris à sauter hâtivement d’un cheval sur l’autre sans prendre terre, et nommait-on ces chevaux désultoires, et de chacun côté, la lance au poing, monter sans estriviers et, sans bride, guider le cheval à son plaisir, car telles choses servent à discipline militaire.
Un autre jour s’exercait à la hache, laquelle tant bien coulait, tant vertement de tous pics resserrait, tant souplement avalait en taille ronde, qu’il fut passé chevalier d’armes en campagne, et en tous essais.
Puis branlait la pique, saquait de l’épée à deux mains, de l’épée bâtarde, de l’espagnole, de la dague et du poignard ; armé, non armé, au bouclier, à la cape, à la rondelle.
Courait le cerf, le chevreuil, l’ours, le daim, le sanglier, le lièvre, la perdrix, le faisan, l’outarde. Jouait à la grosse balle, et la faisait bondir en l’air autant du pied que du poing.
Luttait, courait, sautait, non à trois pas un saut, non à cloche-pied, non au saut d’allemand, car, disait Gymnaste, tels sauts sont inutiles et de nul bien en guerre ; mais d’un saut perçait un fossé, volait sur une haie, montait six pas encontre une muraille, et rampait en cette façon à une fenêtre de la hauteur d’une lance.
Nageait en parfonde eau, à l’endroit, à l’envers, de côté, de tout le corps, des seuls pieds, une main en l’air, en laquelle tenant un livre transpassait toute la rivière de Seine sans icelui mouiller, et tirant par les dents son manteau comme faisait Jules César ; puis d’une main entrait par grande force en bateau, d’icelui se jetait derechef en l’eau la tête première ; sondait le parfond, creusait les rochers, plongeait ès abîmes et gouffres. Puis icelui bateau tournait, gouvernait, menait hâtivement, lentement, à fil d’eau, contre cours, le retenait en pleine écluse, d’une main le guidait, de l’autre s’escrimait avec un grand aviron, tendait le vèle, montait au mât par les traits, courait sur les brancards, ajustait la boussole, contreventait les boulines, bandait le gouvernail.
Issant de l’eau, raidement montait encontre la montagne, et dévalait aussi franchement, gravait ès arbres comme un chat, sautait de l’une en l’autre comme un écurieux, abattait les gros rameaux comme un autre Milo ; avec deux poignards acérés et deux poinçons éprouvés, montait au haut d’une maison comme un rat, descendait puis du haut en bas en telle composition des membres que de la chute n’était aucunement grevé. Jetait le dard, la barre, la pierre, la javeline, l’épieu, la hallebarde, enfonçait l’arc, bandait ès reins les fortes arbalètes de passe, visait de l’arquebuse à l’œil, affûtait le canon, tirait à la butte, au papegai, du bas en mont, d’amont en val, devant, de côté, en arrière comme les Parthes.
On lui attachait un câble en quelque haute tour, pendant en terre par icelui avec deux mains montait, puis dévalait si raidement et si assurément que plus ne pourriez parmi un pré bien égalé. On lui mettait une grosse perche appuyée à deux arbres ; à icelle se pendait par les mains, et d’icelle allait et venait, sans des pieds à rien toucher, qu’à grande course on ne l’eût pu aconcevoir.
Et pour s’exercer le thorax et poumon, criait comme tous les diables. Je l’ouïs une fois appelant Eudémon depuis la porte Saint-Victor jusques à Montmartre. Stentor n’eut onques telle voix à la bataille de Troie.
Et, pour galentir les nerfs, on lui avait fait deux grosses saumones de plomb, chacune du poids de huit mille sept cents quintaux, lesquelles il nommait haltères. Icelles prenait de terre en chacune main, et les élevait en l’air au-dessus de la tête, et les tenait ainsi, sans soi remuer, trois quarts d’heure et davantage, qu’était une force inimitable.
Jouait aux barres avec les plus forts, et quand le point advenait, se tenait sur ses pieds tant raidement qu’il s’abandonnait ès plus aventureux, en cas qu’ils le fissent mouvoir de sa place, comme jadis faisait Milo, à l’imitation duquel aussi tenait une pomme de grenade en sa main et la donnait à qui lui pourrait ôter.
Le temps ainsi employé, lui frotté, nettoyé et rafraîchi d’habillements, tout doucement retournait, et, passants par quelques près ou autres lieux herbus, visitaient les arbres et plantes, les conférants avec les livres des anciens qui en ont écrit, comme Théophraste, Dioscorides, Marinus, Pline, Nicander, Macer et Galien, et en emportaient leurs pleines mains au logis, desquelles avait la charge un jeune page nommé Rhizotome, ensemble des marrochons, des pioches, serfouettes, bêches, tranches et autres instruments requis à bien arboriser.
Eux arrivés au logis, cependant qu’on apprêtait le souper, répétaient quelques passages de ce qu’avait été lu et s’asseyaient à table. Notez ici que son diner était sobre et frugal, car tant seulement mangeait pour refréner les abois de l’estomac ; mais le souper était copieux et large, car tant en prenait que lui était de besoin à soi entretenir et nourrir, ce qu’est la vraie diète prescrite par l’art de bonne et sûre médecine, quoiqu’un tas de badauds médecins, herselés en l’officine des Arabes, conseillent le contraire.
Durant icelui repas était continuée la leçon du diner tant que bon semblait : le reste était consommé en bons propos, tous lettrés et utiles. Après grâces rendues, s’adonnaient à chanter musicalement, à jouer d’instruments harmonieux, ou de ces petits passe-temps qu’on fait ès cartes, ès dés et gobelets, et là demeuraient faisants grand’chère, et s’ébaudissants aucunes fois jusques à l’heure de dormir ; quelque fois allaient visiter les compagnies de gens lettrés, ou de gens qui eussent vu pays étranges.
En pleine nuit, devant que soi retirer, allaient au lieu de leur logis le plus découvert voir la face du ciel, et là notaient les comètes, si aucunes étaient, les figures, situations, aspects, oppositions et conjonctions des astres.
Puis, avec son précepteur, récapitulait brièvement, à la mode des Pythagoriques, tout ce qu’il avait lu, vu, su, fait et entendu au décours de toute la journée.
Si priaient Dieu le créateur, en l’adorant et ratifiant leur foi envers lui, et le glorifiant de sa bonté immense, et, lui rendants grâce de tout le temps passé, se recommandaient à sa divine clémence pour tout l’avenir. Ce fait entraient en leur repos.
COMMENT GARGANTUA EMPLOYAIT LE TEMPS QUAND L’AIR ÉTAIT PLUVIEUX.
S’il advenait que l’air fût pluvieux et intempéré, tout le temps d’avant-diner était employé comme de coutume, excepté qu’il faisait allumer un beau et clair feu pour corriger l’intempérie de l’air. Mais après dîner, en lieu des exercitations, ils demeuraient en la maison, et par manière d’apothérapie s’ébattaient à botteler du foin, à fendre et scier du bois, et à battre les gerbes en la grange. Puis étudiaient en l’art de peinture et sculpture, ou révoquaient en usage l’antique jeu des tales ainsi qu’en a écrit Leonicus et comme y joue notre bon ami Lascaris. En y jouant, récolaient les passages des auteurs anciens esquels est faite mention ou prise quelque métaphore sur icelui jeu.
Semblablement, ou allaient voir comment on tirait les métaux, ou comment on fondait l’artillerie, ou allaient voir les lapidaires, orfèvres et tailleurs de pierreries, ou les alchimistes et monnayeurs, ou les hautelissiers, les tissotiers, les veloutiers, les horlogers, miralliers, imprimeurs, organistes, teinturiers, et autres telles sortes d’ouvriers, et partout donnants le vin, apprenaient et considéraient l’industrie et invention des métiers.
Allaient ouïr les leçons publiques, les actes solennels, les répétitions, les déclamations, les plaidoyers des gentils avocats, les concions des prêcheurs évangéliques.
Passait par les salles et lieux ordonnés pour l’escrime, et là, contre les maîtres, essayait de tous bâtons, et leur montrait par évidence qu’autant, voire plus, en savait qu’iceux.
Et au lieu d’arboriser, visitaient les boutiques des drogueurs, herbiers et apothicaires, et soigneusement considéraient les fruits, racines, feuilles, gommes, semences, axonges pérégrines, ensemble aussi comment on les adultérait. Allait voir les bateleurs, tréjectaires et thériacleurs, et considérait leurs gestes, leurs ruses, leurs soubresauts et beau parler, singulièrement de ceux de Chaunys en Picardie, car ils sont de nature grands jaseurs et beaux bailleurs de balivernes en matière de singes verts.
Eux retournés pour souper, mangeaient plus sobrement que ès autres jours, et viandes plus dessiccatives et exténuantes, afin que l’intempérie humide de l’air, communiquée au corps par nécessaire confinité, fût par ce moyen corrigée, et ne leur fût incommode par ne soi être exercités comme avaient de coutume.
Ainsi fut gouverné Gargantua, et continuait ce procès : de jour en jour, profitant comme entendez que peut faire un jeune homme, selon son âge, de bon sens, en tel exercice ainsi continué, lequel, combien que semblât pour le commencement difficile, en la continuation tant doux fut, léger et délectable, que mieux ressemblait un passe-temps de roi que l’étude d’un écolier.
Toutefois Ponocrates, pour le séjourner de cette véhémente intention des esprits, avisait une fois le mois quelque jour bien clair et serein, auquel bougeaient au matin de la ville, et allaient ou à Gentilly, ou à Boulogne, ou à Montrouge, ou au pont Charenton, ou à Vanves, ou à Saint-Cloud. Et là passaient toute la journée à faire la plus grande chère dont ils se pouvaient aviser, raillants, gaudissants, buvants d’autant, jouants, chantants, darsants, se voitrants en quelque beau pré, dénigeants des passereaux, prenants des cailles, pêchants aux grenouilles et écrevisses.
Mais encore qu’icelle journée fút passée sans livres et lectures, point elle n’était passée sans profit, car en beau pré ils récolaient par cœur quelques plaisants vers de l’Agriculture de Virgile, de Hésiode, du Rustique de Politian, décrivaient quelques plaisants épigrammes en latin, puis les mettaient par rondeaux et ballades en langue française. En banquetant, du vin aigué séparaient l’eau, comme l’enseigne Caton De re rust. et Pline, avec un gobelet de lierre, lavaient le vin en plein bassin d’eau, puis le retiraient avec un embut, faisaient aller l’eau d’un verre en l’autre, bâtissaient plusieurs petits engins automates, c’est-à-dire soi mouvants eux-mêmes.
COMMENT FUT MÛ ENTRE LES FOUACIERS DE LERNÉ ET CEUX DU PAYS DE GARGANTUA LE GRAND DÉBAT DONT FURENT FAITES GROSSES GUERRES.
En cetui temps, qui fut la saison de vendanges au commencement d’automne, les bergers de la contrée étaient à garder les vignes, et empêcher que les étourneaux ne mangeassent les raisins. Onquel temps, les fouaciers de Lerné passaient le grand carroi, menant dix ou douze charges de fouaces à la ville. Les dits bergers les requirent courtoisement leur en bailler pour leur argent, au prix du marché. Car notez que c’est viande céleste manger à déjeuner raisins avec fouace fraîche, mêmement des pineaux, des fiers, des muscadeaux, de la bicane et des foirars pour ceux qui sont constipés du ventre, car ils les font aller long comme un vouge, et souvent, cuidants peter, ils se conchient, dont sont nommés les cuideurs de vendanges.
À leur requête ne furent aucunement enclinés les fouaciers, mais, que pis est, les outragèrent grandement, les appelants trop d’iteux, brèche-dents,… bergers de merde et autres telles épithètes diffamatoires, ajoutants que point à eux n’appartenait manger de ces belles fouaces, mais qu’ils se devaient contenter de gros pain ballé et de tourte.
Auquel outrage un d’entre eux, nommé Frogier, bien honnête homme de sa personne et notable bachelier, répondit doucement : « Depuis quand avez-vous pris cornes qu’êtes tant rogues devenus ? Dea, vous nous en souliez volontiers bailler et maintenant y refusez. Ce n’est fait de bons voisins, et ainsi ne vous faisons, nous, quand venez ici acheter notre beau froment, duquel vous faites vos gâteaux et fouaces. Encore par le marché vous eussions-nous donné de nos raisins ; mais, par la mer Dé, vous en pourriez repentir, et aurez quelque jour affaire de nous. Lors nous ferons envers vous à la pareille, et vous en souvienne. »
Adonc Marquet, grand bâtonnier de la confrérie des fouaciers, lui dit : « Vraiment, tu es bien acrêté à ce matin ; tu mangeas hier soir trop de mil. Viens çà, viens çà, je te donnerai de ma fouace. Lors Frogier en toute simplesse approcha, tirant un onzain de son baudrier, pensant que Marquet lui dût dépocher de ses fouaces, mais il lui bailla de son fouet à travers les jambes si rudement que les nœuds y apparaissaient ; puis voulut gagner à la fuite. Mais Frogier s’écria au meurtre et à la force tant qu’il put, ensemble lui jeta un gros tribard qu’il portait sous son aisselle, et l’atteint par la jointure coronale de la tête, sur l’artère crotaphique, du côté dextre, en telle sorte que Marquet tomba de sa jument ; mieux semblait homme mort que vif.
Cependant les métayers, qui là auprès challaient les noix, accoururent avec leurs grandes gaules, et frappèrent sur ces fouaciers comme sur seigle vert. Les autres bergers et bergères, oyants le cri de Frogier, y vinrent avec leurs fondes et brassiers, et les suivirent à grands coups de pierres, tant menus qu’il semblait que ce fût grêle. Finalement, les aconçurent, et otèrent de leurs fouaces environ quatre ou cinq douzaines, toutefois ils les payèrent au prix accoutumé, et leur donnèrent un cent de quecas et trois panerées de francs-aubiers. Puis les fouaciers aidèrent à monter Marquet, qui était vilainement blessé, et retournèrent à Lerné sans poursuivre le chemin de Parillé, menaçants fort et ferme les bouviers, bergers et métayers de Seuillé et de Sinais.
Ce fait, et bergers et bergères firent chère lie avec ces fouaces et beaux raisins, et se rigolèrent ensemble au son de la belle bousine, se moquants de ces beaux fouaciers glorieux, qui avaient trouvé malencontre par faute de s’être signés de la bonne main au matin. Et avec gros raisins chenins, étuvèrent les jambes de Frogier mignonnement, si bien qu’il fut tantôt guéri.
COMMENT LES HABITANTS DE LERNÉ, PAR LE COMMANDEMENT DE PICROCHOLE, LEUR ROI, ASSAILLIRENT AU DÉPOURVU LES BERGERS DE GARGANTUA.
Les fouaciers retournés à Lerné, soudain, devant boire ni manger, se transportèrent au Capitoly, et là, devant leur roi, nommé Picrochole, tiers de ce nom, proposèrent leur complainte montrants leurs paniers rompus, leurs bonnets foupis, leurs robes déchirées, leurs fouaces détroussées, et singulièrement Marquet blessé énormément, disants le tout avoir été fait par les bergers et métayers de Grandgousier, près le grand carroi, par-delà Seuillé.
Lequel incontinent entra en courroux furieux, et sans plus outre s’interroger quoi ni comment, fit crier par son pays ban et arrière ban, et qu’un chacun, sur peine de la hart, convint en armes en la grand’place devant le château, à l’heure de midi. Pour mieux confermer son entreprise, envoya sonner le tambourin à l’entour de la ville. Lui-même, cependant qu’on apprêtait son diner, alla faire affûter son artillerie, déployer son enseigne et oriflant, et charger force munitions, tant de harnais d’armes que de gueules.
En dînant, bailla les commissions, et fut, par son édit, constitué le seigneur Trepelu sur l’avant-garde, en laquelle furent comptés seize mille quatorze haquebutiers, trente cinq mille et onze aventuriers. À l’artillerie fut commis le grand écuyer Touquedillon, en laquelle furent comptées neuf cents quatorze grosses pièces de bronze, en canons, doubles canons, basilics, serpentines, couleuvrines, bombardes, faucons, passevolants, spiroles et autres pièces. L’arrière-garde fut baillée au duc Raquedenare. En la bataille se tint le roi et les princes de son royaume.
Ainsi sommairement accoutrés, devant que se mettre en voie, envoyèrent trois cents chevaux légers, sous la conduite du capitaine Engoulevent, pour découvrir le pays et savoir si embûche aucune était par la contrée. Mais après avoir diligemment recherché, trouvèrent tout le pays à l’environ en paix et silence, sans assemblée quelconque. Ce que entendant, Picrochole commanda qu’un chacun marchât sous son enseigne hâtivement. Adonc, sans ordre et mesure, prirent les champs les uns parmi les autres, gåtants et dissipants tout par où ils passaient, sans épargner ni pauvre ni riche, ni lieu sacré ni profane ; emmenaient bœufs, vaches, taureaux, veaux, génisses, brebis, moutons, chèvres et boucs, poules, chapons, poulets, oisons, jars, oies, porcs, truies, gorets, abattants les noix, vendangeants les vignes, emportants les ceps, croulants tous les fruits des arbres. C’était un désordre incomparable de ce qu’ils faisaient, et ne trouvèrent personne qui leur résistât, mais un chacun se mettait à leur merci, les suppliant être traités plus humainement en considération de ce qu’ils avaient de tous temps été bons et amiables voisins, et que jamais envers eux ne commirent excès ni outrage, pour ainsi soudainement être par iceux mal vexés et que Dieu les en punirait de bref. Ès quelles remontrances rien plus ne répondaient sinon qu’ils leur voulaient apprendre à manger de la fouace.
COMMENT UN MOINE DE SEUILLÉ SAUVA LE CLOS DE L’ABBAYE DU SAC DES ENNEMIS.
Tant firent et tracassèrent, pillant et larronnant, qu’ils arrivèrent à Seuillé, et détroussèrent hommes et femmes, et prirent ce qu’ils purent : rien ne leur fût ni trop chaud ni trop pesant. Combien que la peste y fut par la plus grande part des maisons, ils entraient partout, ravissaient tout ce qu’était dedans, et jamais nul n’en prit danger, qui est cas assez merveilleux, car les curés, vicaires, prêcheurs, médecins, chirurgiens et apothicaires, qui allaient visiter, panser, guérir, prêcher et admonester les malades, étaient tous morts de l’infection, et ces diables pilleurs et meurtriers onques n’y prirent mal. Dont vient cela, messieurs ? Pensez-y, je vous prie.
Le bourg ainsi pillé, se transportèrent en l’abbaye avec horrible tumulte, mais la trouvèrent bien resserrée et fermée, dont l’armée principale marcha outre vers le gué de Vède, exceptés sept enseignes de gens de pied et deux cents lances qui là restèrent et rompirent les murailles du clos afin de gâter toute la vendange.
Les pauvres diables de moines ne savaient auquel de leurs saints se vouer. À toutes aventures firent sonner ad capitulum capitulantes. Là fut décreté qu’ils feraient une belle procession, renforcée de beaux prêchants et litanies contra hostium insidias, et beaux répons pro pace.
En l’abbaye était pour lors un moine claustrier nommé frère Jean des Entommeures, jeune, galant, frisque, de hait, bien à dextre, hardi, aventureux, délibéré, haut, maigre, bien fendu de gueule, bien avantagé en nez, beau dépêcheur d’heures, beau débrideur de messes, beau décrotteur de vigiles, pour tout dire sommairement un vrai moine si onques en fut depuis que le monde moinant moina de moinerie ; au reste clerc jusques ès dents en matière de bréviaire.
Icelui, entendant le bruit que faisaient les ennemis par le clos de leur vigne, sortit hors pour voir ce qu’ils faisaient, et avisant qu’ils vendangeaient leur clos auquel était leur boite de tout l’an fondée, retourne au chœur de l’église où étaient les autres moines, tous étonnés comme fondeurs de cloches, lesquels voyant chanter ini, nim, pe, ne, ne, ne, ne, ne, ne, tum, ne, num, mum, ini, i, mi, i, mi, co, o, ne, no, o, o, ne, no, ne, no, no, no, rum, ne, num, num : « C’est, dit-il, bien chien chanté. Vertus Dieu ! que ne chantez-vous : Adieu paniers, vendanges sont faites ?… Je me donne au diable s’ils ne sont en notre clos, et tant bien coupent et ceps et raisins qu’il n’y aura, par le corps Dieu ! de quatre années que halleboter dedans. Ventre saint Jacques ! que boirons-nous cependant, nous autres pauvres diables ? Seigneur Dieu, da mihi potum ! »
Lors dit le prieur claustral : « Que fera cet ivrogne ici ? Qu’on me le mène en prison. Troubler ainsi le service divin !
— Mais, dit le moine, le service du vin, faisons tant qu’il ne soit troublé, car vous-même, monsieur le prieur, aimez boire du meilleur : si fait tout homme de bien. Jamais homme noble ne hait le bon vin : c’est un apophtegme monacal. Mais ces répons que chantez ici ne sont, par Dieu ! point de saison.
« Pourquoi sont nos heures en temps de moissons et vendanges courtes, en l’Avent et tout hiver longues ? Feu, de bonne mémoire, frère Macé Pelosse, vrai zélateur (ou je me donne au diable) de notre religion, me dit, il m’en souvient, que la raison était afin qu’en cette saison nous fassions bien serrer et faire le vin, et qu’en hiver nous le humons.
« Écoutez, messieurs, vous autres qui aimez le vin, le corps Dieu ! si me suivez ! car hardiment que saint Antoine me arde si ceux tâtent du piot qui n’auront secouru la vigne ! Ventre Dieu ! les biens de l’Église ! Ha ! non, non ! Diable ! saint Thomas l’Anglais voulut bien pour iceux mourir : si j’y mourais ne serais-je saint de même ? Je n’y mourrai jà pourtant, car c’est moi qui le fais ès autres. »
Ce disant, mit bas son grand habit et se saisit du bâton de la croix qui était de cœur de cormier, long comine une lance, rond à plein poing, et quelque peu semé de fleurs de lys, toutes presque effacées. Ainsi sortit en beau sayon, mit son froc en écharpe, et de son bâton de la croix donna si brusquement sur les ennemis qui, sans ordre ni enseigne, ni trompette, ni tambourin, parmi le clos vendangeaient — car les porte-guidons et porte-enseignes avaient mis leurs guidons et enseignes l’orée des murs, les tambourineurs avaient défoncé leurs tambourins d’un côté pour les emplir de raisins, les trompettes étaient chargées de moussines, chacun était dérayé, il choqua donc si raidement sur eux, sans dire gare, qu’il les renversait comme porcs, frappant à tort et à travers, à la vieille escrime.
Ès uns escarbouillait la cervelle, ès autres rompait bras et jambes, ès autres délochait les spondyles du col, ès autres démoulait les reins, avalait le nez, pochait les yeux, fendait les mandibules, enfonçait les dents en la gueule, décroulait les omoplates, sphacelait les grèves, dégondait les ischies, débezillait les faucilles.
Si quelqu’un se voulait cacher entre les ceps plus épais, à icelui froissait toute l’arête du dos et l’éreinait comme un chien.
Si aucun sauver se voulait en fuyant, à icelui faisait voler la tête en pièces par la commissure lambdoïde. Si quelqu’un gravait en une arbre, pensant y être en sûreté, icelui de son bâton empalait par le fondement.
Si quelqu’un de sa vieille connaissance lui criait : « Ha ! frère Jean, mon ami, frère Jean, je me rends ! »
— Il t’est, disait-il, bien force ; mais ensemble tu rendras l’âme à tous les diables. » Et soudain lui donnait dronos. Et si personne tant fut épris de témérité qu’il lui voulût résister en face, là montrait-il la force de ses muscles, car il leur transperçait la poitrine par le médiastin et par le cœur ; à d’autres, donnant sur la faute des côtes, leur subvertissait l’estomac, et mouraient soudainement. Ès autres tant fièrement frappait par le nombril qu’il leur faisait sortir les tripes. Ès autres, parmi les couillons, perçait le boyau culier. Croyez que c’était le plus horrible spectacle qu’on vit onques.
Les uns criaient sainte Barbe, les autres saint Georges, les autres sainte Nitouche, les autres Notre-Dame de Cunault, de Lorette, de Bonnes Nouvelles, de La Lenou, de Rivière. Les uns se vouaient à saint Jacques, les autres au saint suaire de Chambéry, mais il brûla trois mois après, si bien qu’on n’en put sauver un seul brin. Les autres à Cadouin, les autres à saint Jean d’Angely, les autres à saint Eutrope de Saintes, à saint Mexmes de Chinon, à saint Martin de Candes, à saint Clouaud de Sinais, ès reliques de Javrezay, et mille autres bons petits saints. Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir, les uns mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant. Les autres criaient à haute voix : Confession ! confession ! Confileor, miserere, in manus. »
Tant fut grand le cri des navrés que le prieur de l’abbaye avec tous ses moines sortirent, lesquels, quand aperçurent ces pauvres gens ainsi rués parmi la vigne et blessés à mort, en confessèrent quelques-uns. Mais, cependant que les prêtres s’amusaient à confesser, les petits moinetons coururent au lieu où était frère Jean, et lui demandèrent en quoi il voulait qu’ils lui aidassent.
À quoi répondit qu’ils égorgetassent ceux qui étaient portés par terre. Adonc, laissants leurs grandes capes sur une treille au plus près, commencèrent égorgeter et achever ceux qu’il avait déjà meurtris. Savez-vous de quels ferrements ? À beaux gouvets, qui sont petits demi-couteaux dont les petits enfants de notre pays cernent les noix.
Puis, à tout son bâton de croix, gagna la brèche qu’avaient fait les ennemis. Aucuns des moinetons emportèrent les enseignes et guidons en leurs chambres pour en faire des jartiers. Mais quand ceux qui s’étaient confessés voulurent sortir par icelle brèche, le moine les assommait de coups, disant : « Ceux-ci sont confès et repentants et ont gagné les pardons : ils s’en vont en paradis aussi droit comme une faucille, et comme est le chemin de Faye. » Ainsi, par sa prouesse, furent déconfits tous ceux de l’armée qui étaient entrés dedans le clos, jusques au nombre de treize mille six cents vingt et deux, sans les femmes et petits enfants, cela s’entend toujours. Jamais Maugis ermite ne se porta si vaillamment à tout son bourdon contre les Sarrasins, desquels est écrit ès gestes des quatre fils Aymon, comme fit le moine à l’encontre des ennemis avec le bâton de la croix.
COMMENT PICROCHOLE PRIT D’ASSAUT LA ROCHE-CLERMAUD, ET LE REGRET ET DIFFICULTÉ QUE FIT GRANDGOUSIER D’ENTREPRENDRE GUERRE.
Cependant que le moine s’escarmouchait, comme avons dit, contre ceux qui étaient entrés le clos, Picrochole, à grande hâtiveté, passa le gué de Vède avec ses gens et assaillit la Roche-Clermaud, auquel lieu ne lui fut faite résistance quelconque, et parce qu’il était jà nuit, délibéra en icelle ville s’héberger, soi et ses gens, et rafraîchir de sa colère pungitive. Au matin, prit d’assaut les boulevards et château, et le rempara très bien, et le pourvut de munitions requises, pensant là faire sa retraite si d’ailleurs était assailli, car le lieu était fort, et par art et par nature, à cause de la situation et assiette.
Or laissons-les là, et retournons à notre bon Gargantua, qui est à Paris, bien instant à l’étude des bonnes lettres et exercitations athlétiques, et le vieux bonhomme Grandgousier, son père, qui après souper se chauffe les couilles à un beau, clair et grand feu, et attendant graîler des châtaignes, écrit au foyer avec un bâton brûlé d’un bout, dont on écharbotte le feu, faisant à sa femme et famille de beaux contes du temps jadis.
Un des bergers qui gardaient les vignes, nommé Pillot, se transporta devers lui en icelle heure, et raconta entièrement les excès et pillages que faisait Picrochole, roi de Lerné, en ses terres et domaines, et comment il avait pillé, gâté, saccagé tout le pays, excepté le clos de Seuillé que frère Jean des Entommeures avait sauvé à son honneur, et de présent était ledit roi en la Roche-Clermaud, et là, en grande instance, se remparait lui et ses gens.
« Holos ! holos ! dit Grandgousier. Qu’est ceci, bonnes gens ? Songé-je, ou si vrai est ce qu’on me dit ? Picrochole, mon ami ancien de tout temps, de toute race et alliance, me vient-il assaillir ? Qui le meut ? qui le point ? qui le conduit ? qui l’a ainsi conseillé ? Ho, ho, ho, ho, ho ! mon Dieu, mon Sauveur, aide-moi, inspire-moi, conseille-moi à ce qu’est de faire. Je proteste, je jure devant toi, — ainsi me sois-tu favorable ! — si jamais à lui déplaisir, ni à ses gens dommage, ni en ses terres je fis pillerie ; mais bien au contraire je l’ai secouru de gens, d’argent, de faveur et de conseil, en tous cas qu’ai pu connaître son avantage. Qu’il m’ait donc en ce point outragé, ce ne peut être que par l’esprit malin. Bon Dieu, tu connais mon courage, car à toi rien ne peut être celé. Si par cas il était devenu furieux, et que pour lui réhabiliter son cerveau, tu me l’eusses ici envoyé, donne-moi et pouvoir et savoir le rendre au joug de ton saint vouloir par bonne discipline.
« Ho, ho, ho ! mes bonnes gens, mes amis et mes féaux serviteurs, faudra-t-il que je vous empêche à m’y aider ? Las ! ma vieillesse ne requérait dorénavant que repos, et toute ma vie n’ai rien tant procuré que paix ; mais il faut, je le vois bien, que maintenant de harnais je charge mes pauvres épaules lasses et faibles, et en ma main tremblante je prenne la lance et la masse pour secourir et garantir mes pauvres sujets. La raison le veut ainsi, car de leur labeur je suis entretenu et de leur sueur je suis nourri, moi, mes enfants et ma famille. Ce nonobstant, je n’entreprendrai guerre que je n’aie essayé tous les arts et moyens de paix ; là je me résolus. »
Adonc fit convoquer son conseil et proposa l’affaire tel comme il était, et fut conclu qu’on enverrait quelque homme prudent devers Picrochole savoir pourquoi ainsi soudainement était parti de son repos, et envahi les terres èsquelles n’avait droit quiconque ; davantage qu’on envoyât quérir Gargantua et ses gens afin de maintenir le pays et défendre à ce besoin. Le tout plut à Grandgousier et commanda qu’ainsi fut fait. Dont sur l’heure envoya le Basque, son laquais, quérir à toute diligence Gargantua, et lui écrivait comme s’ensuit.
LA TENEUR DES LETTRES QUE GRANDGOUSIER ÉCRIVAIT À GARGANTUA.
« La ferveur de tes études requérait que de longtemps ne te révoquasse de cetui philosophique repos, si la confiance de nos amis et anciens confédérés n’eût de présent frustré la sûreté de ma vieillesse. Mais, puisque telle est cette fatale destinée que par iceux sois inquiété èsquels plus je me reposais, force m’est de te rappeler au subside des gens et biens qui te sont par droit naturel affiés. Car ainsi comme débiles sont les armes au dehors si le conseil n’est en la maison, aussi vaine est l’étude et le conseil inutile, qui, en temps opportun, par vertu n’est exécuté et à son effet réduit.
« Ma délibération n’est de provoquer, ains d’apaiser ; d’assaillir, mais de défendre ; de conquêter, mais de garder mes féaux sujets et terres héréditaires, èsquelles est hostilement entré Picrochole sans cause ni occasion, et de jour en jour poursuit sa furieuse entreprise, avec excès non tolérables à personnes libères.
« Je me suis en devoir mis pour modérer sa colère tyrannique, lui offrant tout ce que je pensais lui pouvoir être en contentement, et, par plusieurs fois, ai envoyé amiablement devers lui pour entendre en quoi, par qui et comment il se sentait outragé ; mais de lui n’ai eu réponse que de volontaire défiance, et qu’en mes terres prétendait seulement droit de bienséance. Dont j’ai connu que Dieu éternel l’a laissé au gouvernail de son franc arbitre et propre sens, qui ne peut être que méchant si par grâce divine n’est continuellement guidé, et, pour le contenir en office et réduire à connaissance me l’a ici envoyé à molestes enseignes.
« Pourtant, mon fils bien aimé, le plus tôt que faire pourras, ces lettres vues, retourne à diligence secourir, non tant moi (ce que toutefois par pitié naturellement du dois) que les tiens, lesquels par raison tu peux sauver et garder. L’exploit sera fait à moindre effusion de sang que sera possible, et si possible est, par engins plus expédients, cautèles et ruses de guerre, nous sauverons toutes les âmes et les enverrons joyeux à leurs domiciles.
« Très-cher fils, la paix du Christ notre rédempteur soit avec toi. Salue Ponocrates, Gymnaste et Eudémon de par moi.
« Du vingtième de septembre.
« Ton père,
« Grandgousier. »
COMMENT ULRICH GALLET FUT ENVOYÉ DEVERS PICROCHOLE.
Les lettres dictées et signées, Grandgousier ordonna qu’Ulrich Gallet, maître de ses requêtes, homme sage et discret, duquel, en divers et contentieux affaires, il avait éprouvé la vertu et bon avis, allât devers Picrochole pour lui remontrer ce que par eux avait été décrété.
En celle heure partit le bon homme Gallet et, passé le gué, demanda au meunier de l’état de Picrochole, lequel lui fit réponse que ses gens ne lui avaient laissé ni coq ni géline, et qu’ils étaient enserrés en la Roche-Clermaud, et qu’il ne lui conseillait point de procéder outre de peur du guet, car leur fureur était énorme. Ce que facilement il crut, et pour celle nuit hébergea avec le meunier.
Au lendemain inatin, se transporta avec la trompette à la porte du château, et requit ès gardes qu’ils le fissent parler au roi, pour son profit.
Les paroles annoncées au roi, ne consentit aucunement qu’on lui ouvrit la porte, mais se transporta sur le boulevard et dit à l’ambassadeur : « Qui a-t-il de nouveau ? Que voulez-vous dire ? » Adonc l’ambassadeur proposa comme s’ensuit.
LA HARANGUE FAITE PAR GALLET À PICROCHOLE.
« Plus juste cause de douleur naître ne peut entre les humains que si, du lieu dont par droiture espéraient grâce et bénévolence, ils reçoivent ennui et dommage. Et non sans cause ( combien que sans raison) plusieurs venus en tel accident ont cette indignité moins estimé tolérable que leur vie propre, et, en cas que par force ni autre engin ne l’ont pu corriger, se sont eux-mêmes privés de cette lumière.
« Donc merveille n’est si le roi Grandgousier, mon maître, est, à ta furieuse et hostile venue, saisi de grand déplaisir et perturbé en son entendement. Merveille serait si ne l’avaient ému les excès incomparables qui, en ses terres et sujets, ont été par toi et tes gens commis, èsquels n’a été omis exemple aucun d’inhumanité. Ce que lui est tant grief de soi, par la cordiale affection de laquelle toujours a chéri ses sujets, qu’à mortel homme plus être ne saurait. Toutefois, sur l’estimation humaine, plus grief lui est, en tant que par toi et les tiens ont été ces griefs et torts faits, qui, de toute mémoire et ancienneté aviez, toi et tes pères, une amitié avec lui et tous ses ancêtres conçu, laquelle, jusques à présent, comme sacrée, ensemble aviez inviolablement maintenue, gardée et entretenue, si bien que, non lui seulement ni les siens, mais les nations barbares, Poitevins, Bretons, Manceaux, et ceux qui habitent outre les îles de Canarre et Isabella, ont estimé aussi facile démolir le firmament et les abîmes ériger au-dessus des nues que désemparer votre alliance, et tant l’ont redoutée en leurs entreprises qu’ils n’ont jamais osé provoquer, irriter ni endommager l’un par crainte de l’autre.
« Plus y a. Cette sacrée amitié tant a empli ce ciel que peu de gens sont aujourd’hui habitants par tout le continent et îles de l’Océan qui n’aient ambitieusement aspiré être reçus en icelle, à pactes par vous-mêmes conditionnés, autant estimants votre confédération que leurs propres terres et domaines. En sorte que, de toute mémoire, n’a été prince ni ligue tant efferée ou superbe qui ait osé courir sur, je ne dis point vos terres, mais celles de vos confédérés, et si, par conseil précipité, ont encontre eux attenté quelque cas de nouvelleté, le nom et titre de votre alliance entendu, ont soudain désisté de leurs entreprises. Quelle furie donc t’émeut maintenant, toute alliance brisée, toute amitié conculquée, tout droit trépassé, envahir hostilement ses terres sans en avoir été par lui ni les siens endommagé, irrité ni provoqué ? Où est foi ? où est loi ? où est raison ? où est humanité ? où est crainte de Dieu ? Cuides-tu ces outrages être recélés ès esprits éternels et au Dieu souverain, qui est juste rétributeur de nos entreprises ? Si le cuides, tu te trompes, car toutes choses viendront à son jugement. Sont-ce fatales destinées ou influences des astres qui veulent mettre fin à tes aises et repos ? Ainsi ont toutes choses leur fin et période, et quand elles sont venues à leur point superlatif, elles sont en bas ruinées, car elles ne peuvent longtemps en tel état demeurer. C’est la fin de ceux qui leurs fortunes et prospérités ne peuvent par raison et tempérance modérer.
« Mais si ainsi était fée et dut ores ton heur et repos prendre fin, fallait-il que ce fût en incommodant à mon roi, celui par lequel tu étais établi ? Si ta maison devait ruiner, fallait-il qu’en sa ruine elle tombât sur les âtres de celui qui l’avait ornée ? La chose est tant hors les mètes de raison, tant abhorrente de sens commun, qu’à peine peut-elle être par humain entendement conçue, et jusques à ce demeurera non croyable entre les étrangers que l’effet assuré et témoigné leur donne à entendre que rien n’est saint ni sacré à ceux qui se sont émancipés de Dieu et raison pour suivre leurs affections perverses.
« Si quelque tort eût été par nous fait en tes sujets et domaines, si par nous eût été porté faveur à tes mal voulus, si en tes affaires ne t’eussions secouru, si par nous ton nom et honneur eût été blessé, ou, pour mieux dire, si l’esprit calomniateur, tentant à mal te tirer, eût, par fallaces espèces et fantasmes ludificatoires, mis en ton entendement qu’envers toi cussions fait chose non digne de notre ancienne amitié, tu devais premier enquérir de la vérité, puis nous en admonester, et nous eussions tant à ton gré satisfait qu’eusses eu occasion de toi contenter. Mais, ô Dieu éternel ! quelle est ton entreprise ? Voudrais-tu, comme tyran perfide, piller ainsi et dissiper le royaume de mon maitre ? L’as-tu éprouvé tant ignave et stupide qu’il ne voulut, ou tant destitué de gens, d’argent, de conseil et d’art militaire qu’il ne pût résister à tes iniques assauts ?
« Dépars d’ici présentement, et demain pour tout le jour sois retiré en tes terres, sans par le chemin faire aucun tumulte ni force, et paie mille besans d’or pour les dommages qu’as fait en ces terres. La moitié bailleras demain, l’autre moitié payeras ès ides de mai prochainement venant, nous délaissant cependant pour otages les ducs de Tournemoule, de Basdefesses et de Menuail, ensemble le prince de Gratelles et le vicomte de Morpiaille. »
COMMENT GRANDGOUSIER, POUR ACHETER LA PAIX, FIT RENDRE LES FOUACES.
À tant se tut le bon homme Gallet, mais Picrochole à tous ses propos ne répond autre chose, sinon : « Venez les quérir, venez les quérir. Ils ont belle couille, et molle. Ils vous broieront de la fouace. » Adonc retourne vers Grandgousier, lequel trouva à genoux, tête nue, incliné en un petit coin de son cabinet, priant Dieu qu’il voulût amollir la colère de Picrochole, et le mettre au point de raison sans y procéder par force. Quand vit le bon homme de retour, il lui demanda : « Ha ! mon ami, mon ami, quelles nouvelles m’apportez-vous ?
— Il n’y a, dit Gallet, ordre : cet homme est du tout hors du sens et délaissé de Dieu.
— Voire mais, dit Grandgousier, mon ami, quelle cause prétend-il de cet excès ?
— Il ne m’a, dit Gallet, cause quelconque exposé, sinon qu’il m’a dit en colère quelques mots de fouaces. Je ne sais si l’on n’aurait point fait outrage à ses fouaciers.
— Je le veux, dit Grandgousier, bien entendre devant qu’autre chose délibérer sur ce que serait de faire. »
Alors manda savoir de cet affaire, et trouva pour vrai qu’on avait pris par force quelques fouaces de ses gens, et que Marquet avait reçu un coup de tribard sur la tête, toutefois que le tout avait été bien payé et que le dit Marquet avait premier blessé Frogier de son fouet par les jambes, et sembla à tout son conseil qu’en toute force il se devait défendre.
Ce nonobstant dit Grandgousier : « Puisqu’il n’est question que de quelques fouaces, j’essaierai de le contenter, car il me déplaît par trop de lever guerre. » Adonc s’enquêta combien on avait pris de fouaces, et entendant quatre ou cinq douzaines, commanda qu’on en fit cinq charretées en icelle nuit, et que l’une fut de fouaces faîtes à beau beurre, beaux moyeux d’œufs, beau safran et belles épices, pour être distribuées à Marquet, et que, pour ses intérêts, il lui donnait sept cents mille et trois philippus pour payer les barbiers qui l’auraient pansé, et d’abondant lui donnait la métairie de la Pomardière, à perpétuité franche pour lui et les siens.
Pour le tout conduire et passer fut envoyé Gallet, lequel par le chemin fit cueillir près de la Saulaye force grands rameaux de cannes et roseaux, et en fit armer autour leurs charrettes et chacun des charretiers. Lui-même en tint un en sa main, par ce voulant donner à connaître qu’ils ne demandaient que paix et qu’ils venaient pour l’acheter.
Eux venus à la porte, requirent parler à Picrochole de par Grandgousier. Picrochole ne voulut onques les laisser entrer, ni aller à eux parler, et leur manda qu’il était empêché, mais qu’ils dissent ce qu’ils voudraient au capitaine Touquedillon, lequel affûtait quelque pièce sur les murailles. Adonc lui dit le bonhomme : « Seigneur, pour vous retirer de tout ce débat et ôter toute excuse que ne retournez en notre première alliance, nous vous rendons présentement les fouaces dont est la controverse. Cinq douzaines en prirent nos gens ; elles furent très bien payées. Nous aimons tant la paix que nous en rendons cinq charrettes, desquelles cette ici sera pour Marquet qui plus se plaint. Davantage, pour le contenter entièrement, voilà sept cents mille et trois philippus que je lui livre, et, pour l’intérêt qu’il pourrait prétendre, je lui cède la métairie de la Pomardière, à perpétuité pour lui et les siens possédable, en franc aloi (voyez ci le contrat de la transaction) et pour Dieu vivons dorénavant en paix, et vous retirez en vos terres joyeusement, cédants cette place ici, en laquelle n’avez droit quelconque, comme bien le confessez, et amis comme par avant. »
Touquedillon raconta le tout à Picrochole, et de plus en plus envenima son courage, lui disant : « Ces rustres ont belle peur. Par Dieu ! Grandgousier se conchie, le pauvre buveur ! Ce n’est son art aller en guerre, mais oui bien vider les flacons. Je suis d’opinion que retenons ces fouaces et l’argent, et au reste nous hâtons de remparer ici et poursuivre notre fortune. Mais pensent-ils bien avoir affaire à une dupe, de vous paître de ces fouaces ? Voilà que c’est. Le bon traitement et la grande familiarité que leur avez par ci devant tenue, vous ont rendu envers eux contemptible. Oignez vilain, il vous poindra. Poignez vilain, il vous oindra.
— Ça, ça, ça, dit Picrochole, saint Jacques ! ils en auront : faites ainsi qu’avez dit.
— D’une chose, dit Touquedillon, vous veux-je avertir. Nous sommes ici assez mal avitaillés et pourvus maigrement des harnais de gueule. Si Grandgousier nous mettait siège, dès à présent m’en irais faire arracher les dents toutes, seulement que trois me restassent, autant à vos gens comme à moi ; avec icelles nous n’avancerons que trop à manger nos munitions.
— Nous, dit Picrochole, n’auront que trop mangeailles. Sommes-nous ici pour manger ou pour batailler ?
— Pour batailler, vraiment, dit Touquedillon ; mais de la panse vient la danse, et où faim règne force exule.
— Tant jaser, dit Picrochole. Saisissez ce qu’ils ont amené. »
Adonc prirent argent et fouaces, et bœufs et charrettes, et les renvoyèrent sans mot dire, sinon qu’ils n’approchassent de si près, pour la cause qu’on leur dirait demain. Ainsi sans rien faire retournèrent devers Grandgousier et lui contèrent le tout, ajoutants qu’il n’était aucun espoir de les tirer à paix, sinon à vive et forte guerre.
COMMENT CERTAINS GOUVERNEURS DE PICROCHOLE, PAR CONSEIL PRÉCIPITÉ, LE MIRENT AU DERNIER PÉRIL.
Les fouaces détroussées, comparurent devant Picrochole les duc de Menuail, comte Spadassin et capitaine Merdaille, et lui dirent : « Sire, aujourd’hui nous vous rendons le plus heureux, plus chevalereux prince qui onques fut depuis la mort d’Alexandre Macedo.
— Couvrez, couvrez-vous, dit Picrochole.
— Grand merci, dirent-ils, sire, nous sommes à notre devoir. Le moyen est tel. Vous laisserez ici quelque capitaine en garnison, avec petite bande de gens, pour garder la place, laquelle nous semble assez forte, tant par nature que par les remparts faits à votre invention. Votre armée partirez en deux, comme trop mieux l’entendez.
« L’une partie ira ruer sur ce Grandgousier et ses gens. Par icelle sera de prime abordée facilement déconfit. Là recouvrerez argent à tas, car le vilain a du comptant. Vilain, disons-nous, parce qu’un noble prince n’a jamais un sou. Thésauriser est fait de vilain.
« L’autre partie, cependant, tirera vers Aunis, Saintonge, Angoumois et Gascogne, ensemble Périgot, Médoc et Elanes. Sans résistance prendront villes, châteaux et forteresses. À Bayonne, à Saint-Jean-de-Luc et Fontarabie, saisirez toutes les naufs, et côtoyant vers Galice et Portugal, pillerez tous les lieux maritimes jusques à Ulisbonne, où aurez renfort de tout équipage requis à un conquérant. Par le corbieu ! Espagne se rendra, car ce ne sont que madourrés ! Vous passerez par l’étroit de Sibyle et là érigerez deux colonnes plus magnifiques que celles d’Hercule à perpétuelle mémoire de votre nom, et sera nommé cetui détroit la mer Picrocholine.
« Passée la mer Picrocholine, voici Barberousse qui se rend votre esclave…
— Je, dit Picrochole, le prendrai à merci.
— Voire, dirent-ils, pourvu qu’il se fasse baptiser… Et oppugnerez les royaumes de Tunic, d’Hippes, Argière, Bône, Corone, hardiment toute Barbarie. Passant outre, retiendrez en votre main Majorque, Minorque, Sardaigne, Corsique et autres îles de la mer Ligustique et Baléare.
« Côtoyant à gauche, dominerez toute la Gaule Narbonique, Provence et Allobroges, Gênes, Florence, Luques et à Dieu seas Rome ! Le pauvre Monsieur du Pape meurt déjà de peur.
— Par ma foi, dit Picrochole, je ne lui baiserai jà sa pantoufle.
— Prise Italie, voilà Naples, Calabre, Apouille et Sicile toutes à sac, et Malte avec. Je voudrais bien que les plaisants chevaliers jadis Rhodiens vous résistassent pour voir de leur urine !
— J’irais, dit Picrochole, volontiers à Lorette.
— Rien, rien, dirent-ils, ce sera au retour. De là prendrons Candie, Chypre, Rhodes et les îles Cyclades, et donnerons sur la Morée. Nous la tenons. Saint Treignan, Dieu gard’ Jérusalem ! car le Soudan n’est pas comparable à votre puissance.
— Je, dit-il, ferai donc bâtir le temple de Salomon ?
— Non, dirent-ils, encore, attendez un peu. Ne soyez jamais tant soudain à vos entreprises. Savez-vous que disait Octavian Auguste ? Festina lente. Il vous convient premièrement avoir l’Asie minor, Carie, Lycie, Pamphile, Cilicie, Lydie, Phrygie, Mysie, Bétune, Charasie, Satalie, Samagarie, Castamena, Luga, Savasta, jusques à Euphrate.
— Verrons-nous, dit Picrochole, Babylone et le mont Sinay ?
— Il n’est, dirent-ils, jà besoin pour cette heure. N’est-ce pas assez tracassé dea avoir transfrété la mer Hircane, chevauché les deux Arménies et les trois Arabies ?
— Par ma foi, dit-il, nous sommes affolés. Ha ! pauvres gens ! — Quoi ? dirent-ils.
— Que boirons-nous par ces déserts ? Car Julian Auguste et tout son ost y moururent de soif, comme l’on dit.
— Nous, dirent-ils, avons jà donné ordre à tout. Par la mer Siriace, vous avez neuf mille quatorze grands naufs, chargées des meilleurs vins du monde ; elles arrivent à Japhes. Là se sont trouvés vingt et deux cents mille chameaux et seize cents éléphants, lesquels aurez pris à une chasse environ Sigeilmes, lorsque entrâtes en Libye, et d’abondant eûtes toute la caravane de la Mecha. Ne vous fournirent-ils de vin à suffisance ?
— Voire, mais, dit-il, nous ne bûmes point frais.
— Par la vertu, dirent-ils, non pas d’un petit poisson, un preux, un conquérant, un prétendant et aspirant à l’empire univers ne peut toujours avoir ses aises. Dieu soit loué qu’êtes venu, vous et vos gens, saufs et entiers jusques au fleuve du Tigre !
— Mais, dit-il, que fait ce pendant la part de notre armée qui déconfit ce vilain humeux de Grandgousier ?
— Ils ne chôment pas, dirent-ils ; nous les rencontrerons tantôt. Ils vous ont pris Bretagne, Normandie, Flandres, Hainaut, Brabant, Artois, Hollande, Zélande ; ils ont passé le Rhin par sus le ventre des Suisses et Lansquenets, et part d’entre eux ont dompté Luxembourg, Lorraine, la Champagne, Savoie jusques à Lyon, auquel lieu ont trouvé vos garnisons retournants des conquêtes navales de la mer Méditerranée, et se sont rassemblés en Bohême, après avoir mis à sac Souève, Vuitemberg, Bavière, Autriche, Moravie, et Styrie. Puis ont donné fièrement ensemble sur Lubeck, Norwerge, Sweden Rich, Dace, Gotthie, Engroneland, les Estrelins, jusques à la mer Glaciale. Ce fait, conquêtèrent les îles Orchades, et subjuguèrent Écosse, Angleterre et Irlande. De là, navigants par la mer Sabuleuse et par les Sarmates, ont vaincu et dompté Prussie, Polonie, Lituanie, Russie, Valache, la Transilvane et Hongrie, Bulgarie, Turquie, et sont à Constantinople.
— Allons nous, dit Picrochole, rendre à eux le plus tôt, car je veux être aussi empereur de Thébizonde. Ne tuerons-nous pas tous ces chiens turcs et mahumétistes ?
— Que diable, dirent-ils, ferons-nous donc ? Et donnerez leurs biens et terres à ceux qui vous auront servi honnêtement.
— La raison, dit-il, le veut, c’est équité. Je vous donne la Carmaigne, Syrie et toute la Palestine.
— Ha ! dirent-ils, sire, c’est du bien de vous, grand merci ! Dieu vous fasse bien toujours prospérer ! »
Là présent était un vieux gentilhomme, éprouvé en divers hasards et vrai routier de guerre, nommé Echéphron, lequel, oyant ces propos, dit : « J’ai grand peur que toute cette entreprise sera semblable à la farce du pot au lait, duquel un cordouanniers se faisait riche par rêverie, puis, le pot cassé, n’eut de quoi dîner. Que prétendez-vous par ces belles conquêtes ? Quelle sera la fin de tant de travaux et traverses ?
— Ce sera, dit Picrochole, que nous retournés, reposerons à nos aises. »
Dont dit Echéphron : « Et si par cas jamais n’en retournez, car le voyage est long et périlleux, n’est-ce mieux que dès maintenant nous reposons, sans nous mettre en ces hasards ?
— Ô ! dit Spadassin, par Dieu, voici un bon rêveur ! Mais allons nous cacher au coin de la cheminée, et là passons avec les dames notre vie et notre temps à enfiler des perles, ou à filer comme Sardanapalus. Qui ne s’aventure n’a cheval ni mule, ce dit Salomon.
— Qui trop, dit Echéphron, s’aventure, perd cheval et mule, répondit Malcon.
— Baste ! dit Picrochole, passons outre. Je ne crains que ces diables de légions de Grandgousier. Cependant que nous sommes en Mésopotamie, s’ils nous donnaient sur la queue, quel remède ?
— Très bon, dit Merdaille. Une belle petite commission, laquelle vous enverrez ès Moscovites, vous mettra en camp pour un moment quatre cents cinquante mille combattants d’élite. Ô ! si vous m’y faites votre lieutenant, je tuerais un pigne pour un mercier ! Je mors, je rue, je frappe, j’attrape, je tue, je renie !
— Sus, sus, dit Picrochole, qu’on dépêche tout, et qui m’aime si me suive. »
COMMENT GARGANTUA LAISSA LA VILLE DE PARIS POUR SECOURIR SON PAYS, ET COMMENT GYMNASTE RENCONTRA LES ENNEMIS.
En cette même heure, Gargantua, qui était issu de Paris soudain les lettres de son père lues, sur sa grand’ jument venant, avait jà passé le pont de la Nonnain, lui, Ponocrates, Gymnaste et Eudémon, lesquels pour le suivre avaient pris chevaux de poste ; le reste de son train venait à justes journées, amenant tous ses livres et instrument philosophique. Lui, arrivé à Parillé, fut averti par le métayer de Gouguet comment Picrochole s’était remparé à la Roche-Clermaud et avait envoyé le capitaine Tripet, avec grosse armée, assaillir le bois de Vède et Vaugaudry, et qu’ils avaient couru la poule jusques au Pressoir-Billard, et que c’était chose étrange et difficile à croire des excès qu’ils faisaient par le pays. Tant qu’il lui fit peur et ne savait bien que dire ni que faire.
Mais Ponocrates lui conseilla qu’ils se transportassent vers le seigneur de la Vauguyon qui de tous temps avait été leur ami et confédéré, et par lui seraient mieux avisés de tous affaires, ce qu’ils firent incontinent et le trouvèrent en bonne délibération de leur secourir, et fut d’opinion qu’il enverrait quelqu’un de ses gens pour découvrir le pays et savoir en quel état étaient les ennemis, afin d’y procéder par conseil pris selon la forme de l’heure présente. Gymnaste s’offrit d’y aller ; mais il fut conclu que, pour le meilleur, il menât avec soi quelqu’un qui connût les voies et détorses, et les rivières de l’entour.
Adonc partirent lui et Prelinguand, écuyer de Vauguyon, et sans effroi épièrent de tous côtés. Cependant Gargantua se rafraîchit et reput quelque peu avec ses gens, et fit donner à sa jument un picotin d’avoine : c’étaient soixante et quatorze muids, trois boisseaux.
Gymnaste et son compagnon tant chevauchèrent qu’ils rencontrèrent les ennemis tous épars et mal en ordre, pillants et dérobants tout ce qu’ils pouvaient, et, de tant loin qu’ils l’aperçurent, accoururent sur lui à la foule pour le détrousser. Adonc il leur cria :
« Messieurs, je suis pauvre diable ; je vous requiers qu’ayez de moi merci. J’ai encore quelque écu, nous le boirons, car c’est aurum potabile, et ce cheval ici sera vendu pour payer ma bienvenue. Cela fait, retenez-moi des vôtres, car jamais homme ne sut mieux prendre, larder, rôtir et apprêter, voire, par Dieu ! démembrer et gourmander poule que moi qui suis ici, et pour mon proficiat, je bois à tous bons compagnons. »
Lors découvrit sa ferrière, et sans mettre le nez dedans, buvait assez honnêtement. Les maroufles le regardaient, ouvrants la gueule d’un grand pied, et tirants les langues comme lévriers, en attente de boire après ; mais Tripet, le capitaine, sur ce point accourut voir que c’était. À lui Gymnaste offrit sa bouteille, disant : « Tenez, capitaine, buvez en hardiment ; j’en ai fait l’essai, c’est vin de la Foye-Monjau.
— Quoi ! dit Tripet, ce gautier ici se gabèle de nous. Qui es-tu ?
— Je suis, dit Gymnaste, pauvre diable.
— Ha ! dit Tripet, puisque tu es pauvre diable, c’est raison que passes outre, car tout pauvre diable passe partout sans péage ni gabelle ; mais ce n’est de coutume que pauvres diables soient si bien montés. Pourtant, monsieur le diable, descendez que j’aie le roussin, et si bien il ne me porte, vous, maître diable, me porterez, car j’aime fort qu’un diable tel m’emporte. »
COMMENT GYMNASTE SOUPLEMENT TUA LE CAPITAINE TRIPET ET AUTRES GENS DE PICROCHOLE.
Ces mots entendus, aucuns d’entre eux commencèrent avoir frayeur, et se signaient de toutes mains, pensants que ce fût un diable déguisé. Et quelqu’un d’eux, nommé Bon Joan, capitaine des Francs-taupins, tira ses heures de sa braguette et cria assez haut : « Agios ho Theos ! Si tu es de Dieu, si parle ; si tu es de l’Autre, si t’en va. Et pas ne s’en allait, ce qu’entendirent plusieurs de la bande, et départaient de la compagnie, le tout notant et considérant Gymnaste. Pourtant fit semblant descendre de cheval, et quand fut pendant du côté du montoir, fit souplement le tour de l’étrivière, son épée bâtarde au côté, et, par dessous passé, se lança en l’air et se tint des deux pieds sur la selle, le cul tourné vers la tête du cheval. Puis dit : « Mon cas va au rebours. » Adonc, en tel point qu’il était, fit la gambade sur un pied, et tournant à senestre, ne faillit onques de rencontrer sa propre assiette sans en rien varier. Dont dit Tripet : Ha ! ne ferai pas cetui-là pour cette heure, et pour cause.
— Bren, dit Gymnaste, j’ai failli ; je vais défaire cetui saut. »
Lors, par grande force et agilité, fit, en tournant à dextre, la gambade comme devant. Ce fait, mit le pouce de la dextre sur l’arçon de la selle, et leva tout le corps en l’air, se soutenant tout le corps sur le muscle et nerf dudit pouce, et ainsi se tourna trois fois. À la quatrième, se renversant tout le corps sans à rien toucher, se guinda entre les deux oreilles du cheval, soudant tout le corps en l’air sur le pouce de la senestre, et en cet état fit le tour du moulinet. Puis, frappant du plat de la main dextre sur le milieu de la selle, se donna tel branle qu’il s’assit sur la croupe comme font les damoiselles.
Ce fait, tout à l’aise passe la jambe droite par sus la selle, et se mit en état de chevaucheur, sur la croupe : « Mais, dit-il, mieux vaut que je me mette entre les arçons. » Adonc, s’appuyant sur les pouces des deux mains à la croupe devant soi, se renversa cul sur tête en l’air, et se trouva entre les arçons en bon maintien ; puis d’un soubresaut leva tout le corps en l’air, et ainsi se tint pieds joints entre les arçons, et là tournoya plus de cent tours, les bras étendus en croix, et criait, ce faisant, à haute voix : « J’enrage, diables, j’enrage, j’enrage ; tenez-moi, diables, tenez-moi, tenez. »
Tandis qu’ainsi voltigeait, les maroufles en grand ébahissement disaient l’un à l’autre : « Par la mer Dé, c’est un lutin ou un diable ainsi déguisé. Ab hoste maligno libera nos, Domine ! » Et fuyaient à la route, regardant derrière soi comme un chien qui emporte un plumail.
Lors Gymnaste, voyant son avantage, descend de cheval, dégaine son épée, et à grands coups chargea sur les plus huppés, et les ruait à grands monceaux, blessés, navrés et meurtris, sans que nul lui résistât, pensants que ce fût un diable affamé, tant par les merveilleux voltigements qu’il avait fait que par les propos que lui avait tenu Tripet, en l’appelant pauvre diable, sinon que Tripet, en trahison, lui voulut fendre la cervelle de son épée lansquenette ; mais il était bien armé, et de cetui coup ne sentit que le chargement ; et soudain se tournant, lança un estoc volant audit Tripet, et cependant qu’icelui se couvrait en haut, lui tailla d’un coup l’estomac, le colon et la moitié du foie, dont tomba par terre, et, tombant, rendit plus de quatre potées de soupes, et l’âme mêlée parmi les soupes.
Ce fait, Gymnaste se retire, considérant que les cas de hasard jamais ne faut poursuivre jusques à leur période, et qu’il convient à tous chevaliers révérentement traiter leur bonne fortune, sans la molester ni géhenner, et, montant sur son cheval, lui donne des éperons, tirant droit son chemin vers la Vauguyon, et Prelinguand avec lui.
COMMENT GARGANTUA DÉMOLIT LE CHÂTEAU DU GUÉ DE VÈDE, ET COMMENT ILS PASSÈRENT LE GUÉ.
Venu que fut, raconta l’état onquel avait trouvé les ennemis et du stratagème qu’il avait fait, lui seul, contre toute leur caterve, affirmant qu’ils n’étaient que marauds, pilleurs et brigands, ignorants de toute discipline militaire, et que hardiment ils se missent en voie, car il leur serait très facile de les assommer comme bêtes.
Adonc monta Gargantua sur sa grande jument, accompagné comme devant avons dit, et, trouvant en son chemin un haut et grand arbre (lequel communément on nommait l’arbre de saint Martin, pour ce qu’ainsi était crû un bourdon que jadis saint Martin y planta), dit : « Voici ce qu’il me fallait. Cet arbre me servira de bourdon et de lance. » Et l’arrachit facilement de terre, et en ôta les rameaux, et le para pour son plaisir. Cependant sa jument pissa pour se lâcher le ventre, mais ce fut en telle abondance qu’elle en fit sept lieues de déluge, et dériva tout le pissat au gué de Vède, et tant l’enfla devers le fil de l’eau que toute cette bande des ennemis furent en grand horreur noyés, exceptés aucuns qui avaient pris le chemin vers les coteaux à gauche.
Gargantua, venu à l’endroit du bois de Vède, fut avisé par Eudémon que dedans le château était quelque reste des ennemis ; pour laquelle chose savoir Gargantua s’écria tant qu’il put : « Êtes-vous là, ou n’y êtes pas ? Si vous y êtes, n’y soyez plus ; si n’y êtes, je n’ai que dire. » Mais un ribaud canonnier, qui était au machicoulis, lui tira un coup de canon et l’atteint par la temple dextre furieusement ; toutefois ne lui fit pour ce mal en plus que s’il lui eût jeté une prune : « Qu’est-ce là, dit Gargantua ; nous jetez-vous ici des grains de raisins ? La vendange vous coûtera cher ! » pensant de vrai que le boulet fut un grain de raisin. Ceux qui étaient dedans le château, amusés à la pille, entendants le bruit, coururent aux tours et forteresses, et lui tirèrent plus de neuf mille vingt et cinq coups de fauconneaux et arquebuses, visants tous à sa tête, et si menu tiraient contre lui qu’il s’écria : « Ponocrates, mon ami, ces mouches ici m’aveuglent ; baillez moi quelque rameau de ces saules pour les chasser, » pensant, des plombées et pierres d’artillerie, que fussent mouches bovines. Ponocrates l’avisa que n’étaient autres mouches que les coups d’artillerie que l’on tirait du château. Alors choqua de son grand arbre contre le château, et à grands coups abattit et tours et forteresses, et ruina tout par terre. Par ce moyen furent tous rompus et mis en pièces ceux qui étaient en icelui.
De là partants, arrivèrent au pont du moulin et trouvèrent tout le gué couvert de corps morts, en telle foule qu’ils avaient engorgé le cours du moulin, et c’étaient ceux qui étaient péris au déluge urinal de la jument. Là furent en pensement comment ils pourraient passer, vu l’empêchement de ces cadavres. Mais Gymnaste dit : « Si les diables y ont passé, j’y passerai fort bien.
— Les diables, dit Eudémon, y ont passé pour en emporter les âmes damnées.
— Saint Treignan, dit Ponocrates, par donc conséquence nécessaire, il y passera.
— Voire, voire, dit Gymnaste, ou je demeurerai en chemin. »
Et donnant des éperons à son cheval, passa franchement outre, sans que jamais son cheval eût frayeur des corps morts, car il l’avait accoutumé, selon la doctrine d’Elian, à ne craindre les âmes ni corps morts, — non en tuant les gens, comme Diomèdes tuait les Thraces et Ulysses mettait les corps de ses ennemis ès pieds de ses chevaux, ainsi que raconte Homère, mais en lui mettant un fantôme parmi son foin et le faisant ordinairement passer sur icelui quand il lui baillait son avoine. Les trois autres le suivirent sans faillir, excepté Eudémon, duquel le cheval enfonça le pied droit jusques au genou dedans la panse d’un gros et gras vilain qui était là noyé à l’envers, et ne le pouvait tirer hors. Ainsi demeurait empêtré jusques à ce que Gargantua, du bout de son bâton, enfondra le reste des tripes du vilain en l’eau, cependant que le cheval levait le pied, et (qui est chose merveilleuse en hippiatrie) fut ledit cheval guéri d’un suros qu’il avait en celui pied, par l’attouchement des boyaux de ce gros maroufle.
COMMENT GARGANTUA, SOI PEIGNANT, FAISAIT TOMBER DE SES CHEVEUX LES BOULETS D’ARTILLERIE.
Issus la rive de Vède, peu de temps après abordèrent au château de Grandgousier, qui les attendait en grand désir. À sa venue, ils le festoyèrent à tour de bras ; jamais on ne vit gens plus joyeux, car Supplementum supplementi chronicorum dit que Gargamelle y mourut de joie. Je n’en sais rien de ma part, et bien peu me soucie ni d’elle ni d’autre. La vérité fut que Gargantua, se rafraîchissant d’habillements et se testonnant de son pigne (qui était grand de cent cannes, tout appointé de grandes dents d’éléphants toutes entières), faisait tomber à chacun coup plus de sept balles de boulets qui lui étaient demeurés entre les cheveux à la démolition du bois de Vède.
Ce que voyant Grandgousier, son père, pensait que fussent poux et lui dit : « Dea, mon bon fils, nous as-tu apporté jusques ici des éperviers de Montaigu ? Je n’entendais que là tu fisses résidence. » Adonc Ponocrates répondit : « Seigneur, ne pensez que je l’aie mis au collège de pouillerie qu’on nomme Montaigu. Mieux l’eusse voulu mettre entre les guenaux de Saint-Innocent pour l’énorme cruauté et vilenie que j’y ai connue, car trop mieux sont traités les forcés entre les Maures et Tartares, les meurtriers en la prison criminelle, voire certes les chiens en votre maison que ne sont ces malotrus au dit collège, et si j’étais roi de Paris, le diable m’emporte si je ne mettais le feu dedans, et faisais brûler et principal et régents, qui endurent cette inhumanité devant leurs yeux être exercée. »
Lors, levant un de ces boulets, dit : « Ce sont coups de canon que naguères a reçu votre fils Gargantua passant devant le bois de Vède, par la trahison de vos ennemis. Mais ils en eurent telle récompense qu’ils sont tous péris en la ruine du château, comme les Philistins par l’engin de Samson, et ceux qu’opprima la tour de Siloé, desquels est écrit Luc, xiii. Iceux je suis d’avis que nous poursuivons, cependant que l’heur est pour nous, car l’occasion a tous ses cheveux au front. Quand elle est outre passée, vous ne la pouvez plus révoquer ; elle est chauve par le derrière de la tête, et jamais plus ne retourne.
— Vraiment, dit Grandgousier, ce ne sera pas à cette heure, car je veux vous festoyer pour ce soir, et soyez les très bien venus. »
Ce dit, on apprêta le souper, et de surcroît furent rôtis seize bœufs, trois génisses, trente et deux veaux, soixante et trois chevreaux moissonniers, quatre vingt quinze moutons, trois cents gorets de lait à beau moût, onze vingt perdrix, sept cents bécasses, quatre cents chapons de Loudunais et Cornouailles, six mille poulets et autant de pigeons, six cents gelinottes, quatorze cents levrauts, trois cents et trois outardes, et mille sept cents hutaudeaux ; de venaison l’on ne put tant soudain recouvrir, fors onze sangliers qu’envoya l’abbé de Turpenay, et dix et huit bêtes fauves que donna le seigneur de Grandmont ; ensemble sept vingt faisans qu’envoya le seigneur des Essars, et quelques douzaines de ramiers, d’oiseaux de rivière, de cercelles, buors, courles, pluviers, francolis, cravans, tiransons, vanereaux, tadournes, pocheculières, pouacres, hégronneaux, foulques, aigrettes, cigognes, cannes-petières, oranges, flamants (qui sont phœnicoptères), terrigoles, poules d’Inde, force coscossons et renfort de potages. Sans point de faute, y était de vivres abondance, et furent apprêtés honnêtement par Frippesauce, Hochepot et Pileverjus, cuisiniers de Grandgousier. Janot, Micquel et Verrenet apprêtèrent fort bien à boire.
COMMENT GARGANTUA MANGEA EN SALADE SIX PÈLERINS.
Le propos requiert que racontons ce qu’advint à six pèlerins qui venaient de Saint-Sébastien près de Nantes, et pour soi héberger celle nuit, de peur des ennemis, s’étaient mussés au jardin dessus les poisars, entre les choux et laitues. Gargantua se trouva quelque peu altéré, et demanda si l’on pourrait trouver de laitues pour faire salade, et entendant qu’il y en avait des plus belles et grandes du pays, car elles étaient grandes comme pruniers ou noyers, y voulut aller lui-même, et en emporta en sa main ce que bon lui sembla ; ensemble emporta les six pèlerins, lesquels avaient si grand peur qu’ils n’osaient ni parler ni tousser.
Les lavant donc premièrement en la fontaine, les pèlerins disaient en voix basse, l’un à l’autre : « Qu’est-il de faire ? nous noyons ici entre ces laitues. Parlerons-nous ? mais si nous parlons, il nous tuera comme espies. » Et, comme ils délibéraient ainsi, Gargantua les mit avec ses laitues dedans un plat de la maison, grand comme la tonne de Citeaux, et, avec huile et vinaigre et sel, les mangeait pour soi rafraîchir devant souper, et avait jà engoulé cinq des pèlerins. Le sixième était dedans le plat, caché sous une laitue, excepté son bourdon qui apparaissait au dessus, lequel voyant, Grandgousier dit à Gargantua : « Je crois que c’est là une corne de limaçon ; ne le mangez point.
— Pourquoi ? dit Gargantua ; ils sont bons tout ce mois. » Et tirant le bourdon, ensemble enleva le pèlerin, et le mangeait très bien. Puis but un horrible trait de vin pineau et attendirent que l’on apprêtât le souper.
Les pèlerins, ainsi dévorés, se tirèrent hors les meules de ses dents le mieux que faire purent, et pensaient qu’on les eût mis en quelque basse fosse des prisons, et lorsque Gargantua but le grand trait, cuidèrent noyer en sa bouche, et le torrent du vin presque les emporta au gouffre de son estomac ; toutefois sautants avec leurs bourdons comme font les miquelots, se mirent en franchise l’orée des dents. Mais par malheur l’un d’eux, tâtant avec son bourdon le pays, à savoir s’ils étaient en sûreté, frappa rudement en la faute d’une dent creuse et férut le nerf de la mandibule, dont fit très forte douleur à Gargantua et commença crier de rage qu’il endurait. Pour donc se soulager du mal, fit apporter son cure-dents, et, sortant vers le noyer grollier, vous dénigea messieurs les pèlerins.
Car il arrapait l’un par les jambes, l’autre par les épaules, l’autre par la besace, l’autre par la foilluse, l’autre par l’écharpe, et le pauvre hère qui l’avait féru du bourdon, l’accrocha par la braguette ; toutefois ce lui fut un grand heur, car il lui perça une bosse chancreuse qui le martyrisait depuis le temps qu’ils eurent passé Ancenis. Ainsi les pèlerins dénigés s’enfuirent à travers la plante à beau trot, et apaisa la douleur.
En laquelle heure fut appelé par Eudémon pour souper, car tout était prêt : « Je m’en vais donc, dit-il, pisser mon malheur. » Lors pissa si copieusement que l’urine trancha le chemin aux pèlerins, et furent contraints passer la grande boire. Passants de là par l’orée de la touche en plein chemin, tombèrent tous, excepté Fournillier, en une trappe qu’on avait fait pour prendre les loups à la traînée, dont échappèrent moyennant l’industrie dudit Fournillier, qui rompit tous les lacs et cordages. De là issus, pour le reste de celle nuit, couchèrent en une loge près le Coudray, et là furent réconfortés de leur malheur par les bonnes paroles d’un de leur compagnie, nommé Lasdaller, lequel leur remontra que cette aventure avait été prédite par David, Psal :
Cum exsurgerent homines in nos, forte vivos deglutissent nos, quand nous fûmes mangés en salade au grain de sel. Cum irasceretur furor eorum in nos, forsitan aqua absorbuisset nos, quand il but le grand trait. Torrentem pertransivit anima nostra, quand nous passâmes la grande boire. Forsitan pertransisset anima nostra aquam intolerabilem, de son urine, dont il nous tailla le chemin. Benedictus Dominus, qui non dedit nos in captionem dentibus eorum. Anima nostra, sicut passer, erepta est de laqueo venantium, quand nous tombâmes en la trappe. Laqueus contritus est par Fournillier, et nos liberati sumus. Adjutorium nostrum, etc.
COMMENT LE MOINE FUT FESTOYÉ PAR GARGANTUA, ET DES BEAUX PROPOS QU’IL TINT EN SOUPANT.
Quand Gargantua fut à table, et la première pointe des morceaux fut baufrée, Grandgousier commença raconter la source et la cause de la guerre mue entre lui et Picrochole, et vint au point de narrer comment frère Jean des Entommeures avait triomphé à la défense du clos de l’abbaye, et le loua au-dessus des prouesses de Camille, Scipion, Pompée, César et Thémistocles. Adonc requit Gargantua que sur l’heure fût envoyé quérir, afin qu’avec lui on consultât de ce qu’était à faire. Par leur vouloir l’alla quérir son maître d’hôtel, et l’amena joyeusement avec son bâton de croix sur la mule de Grandgousier. Quand il fut venu, mille caresses, mille embrassements, mille bons jours furent donnés : « Hé, frère Jean, mon ami, frère Jean, mon grand cousin, frère Jean, de par le diable, l’accolée, mon ami ! à moi, la brassée ! Cza, couillon, que je t’éreine ! à force de t’accoler. » Et frère Jean de rigoler : jamais homme ne fut tant courtois ni gracieux.
« Cza, cza, dit Gargantua, une escabelle ici auprès de moi, à ce bout.
— Je le veux bien, dit le moine, puisqu’ainsi vous plaît. Page, de l’eau ; boute, mon enfant, boute ; elle me rafraîchira le foie. Baille ici que je gargarise.
— Deposita cappa, dit Gymnaste, ôtons ce froc.
— Ho ! par Dieu, dit le moine, mon gentilhomme, il y a un chapitre in statutis ordinis auquel ne plairait le cas.
— Bren, dit Gymnaste, bren pour votre chapitre. Ce froc vous rompt les deux épaules : mettez bas.
— Mon ami, dit le moine, laisse-le moi, car par Dieu ! je n’en bois que mieux. Il me fait le corps tout joyeux. Si je le laisse, messieurs les pages en feront des jarretières, comme il me fut fait une fois à Coulaines. Davantage, je n’aurai nul appétit. Mais si en cet habit je m’assis à table, je boirai, par Dieu ! et à toi, et à ton cheval, et de hait. Dieu gard’ de mal la compagnie ! J’avais soupé, mais pour ce ne mangerai-je point moins, car j’ai un estomac pavé, creux comme la botte saint Benoît, toujours ouvert comme la gibecière d’un avocat. De tous pois sons fors que la tanche, prenez l’aile de la perdrix ou la cuisse d’une nonnain. (N’est-ce falotement mourir quand on meurt le caiche raide ?) Notre prieur aime fort le blanc de chapon.
— En cela, dit Gymnaste, il ne semble point aux renards, car des chapons, poules, poulets qu’ils prennent, jamais ne mangent le blanc.
— Pourquoi ? dit le moine.
— Parce, répondit Gymnaste, qu’ils n’ont point de cuisiniers à les cuire, et, s’ils ne sont compétentement cuits, ils demeurent rouge et non blanc. La rougeur des viandes est indice qu’elles ne sont assez cuites, exceptés les gammares et écrevisses que l’on cardinalise à la cuite.
— Fête-Dieu Bayard ! dit le moine, l’enfermier de notre abbaye n’a donc la tête bien cuite, car il a les yeux rouges comme un jadeau de vergne !… Cette cuisse de levraut est bonne pour les goutteux… À propos truelle, pourquoi est-ce que les cuisses d’une damoiselle sont toujours fraîches ?
— Ce problème, dit Gargantua, n’est ni en Aristotèles, ni en Alexandre Aphrodisé, ni en Plutarque.
— C’est, dit le moine, pour trois causes, par lesquelles un lieu est naturellement rafraîchi. Primo pour ce que l’eau décourt tout du long ; secundo, pour ce que c’est un lieu ombrageux, obscur et ténébreux, auquel jamais le soleil ne luit, et tiercement pour ce qu’il est continuellement éventé des vents du trou bise, de chemise, et d’abondant de la braguette. Et de hait !
« Page, à la humerie ! Crac, crac, crac ! Dieu est bon qui nous donne ce bon piot ! J’avoue Dieu, si j’eusse été au temps de Jésus-Christ, j’eusse bien engardé que les Juifs ne l’eussent pris au jardin d’Olivet. Ensemble le diable me faille si j’eusse failli de couper les jarrets à messieurs les apôtres qui fuirent tant lâchement, après qu’ils eurent bien soupé, et laissèrent leur bon maître au besoin ! Je hais plus que poison un homme qui fuit quand il faut jouer des couteaux. Hon ! que je ne suis roi de France pour quatre vingts ou cent ans ! Par Dieu ! je vous mettrais en chien courtaut les fuyards de Pavie ! Leur fièvre quartaine ! Pourquoi ne mouraient-ils là plutôt que laisser leur bon prince en cette nécessité ? N’est-il meilleur et plus honorable mourir vertueusement bataillant que vivre fuyant vilainement ?… Nous ne mangerons guère d’oisons cette année. Ha ! mon ami, baille de ce cochon. Diavol ! il n’y a plus de moût. Germinavit radix Jesse. Je renie ma vie, je meurs de soif… Ce vin n’est des pires. Quel vin buviez-vous à Paris ? Je me donne au diable si je n’y tins plus de six mois pour un temps maison ouverte à tous venants !… Connaissez-vous frère Claude de Saint-Denis ? Ô le bon compagnon que c’est ! Mais quelle mouche l’a piqué ? Il ne fait rien qu’étudier depuis je ne sais quand. Je n’étudie point, de ma part. En notre abbaye nous n’étudions jamais, de peur des auripeaux. Notre feu abbé disait que c’est chose monstrueuse voir un moine savant. Par Dieu ! monsieur mon ami, magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes…
« Vous ne vîtes onques tant de lièvres comme il y en a cette année. Je n’ai pu recouvrir ni autour, ni tiercelet de lieu du monde. Monsieur de La Bellonnière m’avait promis un lanier, mais il m’écrivit naguères qu’il était devenu pantois. Les perdrix nous mangeront les oreilles mésouan. Je ne prends point de plaisir à la tonnelle, car j’y morfonds. Si je ne cours, si je ne tracasse, je ne suis point à mon aise. Vrai est que, sautant les haies et buissons, mon froc y laisse du poil. J’ai recouvert un gentil lévrier. Je donne au diable si lui échappe lièvre. Un laquais le menait à Monsieur de Maulevrier, je le détroussai. Fis-je mal ?
— Nenni, frère Jean, dit Gymnaste, nenni, de par tous les diables, nenni !
— Ainsi, dit le moine, à ces diables, cependant qu’ils durent ! Vertu Dieu ! qu’en eût fait ce boiteux ? Le corps Dieu ! il prend plus de plaisir quand on lui fait présent d’un bon couble de bœufs.
— Comment, dit Ponocrates, vous jurez, frère Jean ?
— Ce n’est, dit le moine, que pour orner mon langage. Ce sont couleurs de rhétorique Cicéroniane. »
POURQUOI LES MOINES SONT REFUIS DU MONDE ET POURQUOI LES UNS ONT LE NEZ PLUS GRAND QUE LES AUTRES.
« Foi de christian, dit Eudémon, j’entre en grande rêverie considérant l’honnêteté de ce moine, car il nous ébaudit ici tous. Et comment donc est-ce qu’on rechasse les moines de toutes bonnes compagnies, les appelants trouble-fête, comme abeilles chassent les frelons d’entour leurs ruches ? Ignavum fucos pecus, dit Maro, a presepibus arcent. » À quoi répondit Gargantua : « Il n’y a rien si vrai que le froc et la cagoule tire à soi les opprobres, injures et malédictions du monde, tout ainsi comme le vent dit Cecias attire les nues. La raison péremptoire est parce qu’ils mangent la merde du monde, c’est-à-dire les péchés, et, comme mâchemerdes, l’on les rejette en leurs retraits : ce sont leurs couvents et abbayes, séparés de conversation politique comme sont les retraits d’une maison. Mais, si entendez pourquoi un singe en une famille est toujours moqué et herselé, vous entendrez pourquoi les moines sont de tous refuis, et des vieux et des jeunes. Le singe ne garde point la maison, comme un chien ; il ne tire pas l’arroi, comme le bœuf ; il ne produit ni lait ni laine, comme la brebis ; il ne porte pas le faix, comme le cheval. Ce qu’il fait est tout conchier et dégâter, qui est la cause pourquoi de tous reçoit moqueries et bastonnades.
« Semblablement un moine (j’entends de ces ocieux moines) ne laboure comme le paysan, ne garde le pays, comme l’homme de guerre, ne guérit les malades, comme le médecin, ne prêche ni endoctrine le monde, comme le bon docteur évangélique et pédagogue, ne porte les commodités et choses nécessaires à la république, comme le marchand. C’est la cause pourquoi de tous sont hués et abhorrés.
— Voire, mais, dit Grandgousier, ils prient Dieu pour nous.
— Rien moins, répondit Gargantua. Vrai est qu’ils molestent tout leur voisinage à force de trinqueballer leurs cloches.
— Voire, dit le moine, une messe, unes matines, unes vêpres bien sonnées, sont à demi dites.
— Ils marmonnent grand renfort de légendes et psaumes nullement par eux entendus. Ils comptent force patenôtres, entrelardées de longs Ave Marias, sans y penser ni entendre, et ce j’appelle moque-Dieu, non oraison. Mais ainsi leur aide Dieu s’ils prient pour nous, et non par peur de perdre leurs miches et soupes grasses ! Tous vrais christians, de tous états, en tous lieux, en tous temps, prient Dieu, et l’esprit prie et interpelle pour iceux, et Dieu les prend en grâce. Maintenant, tel est notre bon frère Jean. Pourtant chacun le souhaite en sa compagnie. Il n’est point bigot, il n’est point dessiré ; il est honnête, joyeux, délibéré, bon compagnon. Il travaille, il labeure, il défend les opprimés, il conforte les affligés, il subvient ès souffreteux, il garde les clos de l’abbaye…
— Je fais, dit le moine, bien davantage, car, en dépêchant nos matines et anniversaires on chœur, ensemble je fais des cordes d’arbalètes, je polis des matras et garrots, je fais des rets et des poches à prendre les connils. Jamais je ne suis oisif. Mais or cza, à boire ! à boire ! cza. Apporte le fruit. Ce sont châtaignes du Bois d’Estrocs. Avec bon vin nouveau, voi vous là composeur de pets. Vous n’êtes encore céans amoustillés ! Par Dieu ! je bois à tous gués, comme un cheval de promoteur. »
Gymnaste lui dit : « Frère Jean, ôtez cette roupie que vous pend au nez.
— Ha, ha ! dit le moine, serais-je en danger de noyer, vu que suis en l’eau jusques au nez ? Non, non. Quare ? Quia :
Elle en sort bien, mais point n’y entre
Car il est bien antidoté de pampre.
« Ô mon ami, qui aurait bottes d’hiver de tel cuir, hardiment pourrait-il pêcher aux huîtres, car jamais ne prendraient eau.
— Pourquoi, dit Gargantua, est-ce que frère Jean a si beau nez ?
— Par ce, répondit Grandgousier, qu’ainsi Dieu l’a voulu, lequel nous fait en telle forme et telle fin, selon son divin arbitre, que fait un potier ses vaisseaux.
— Par ce, dit Ponocrates, qu’il fut des premiers à la foire des nez. Il prit des plus beaux et plus grands.
— Trut avant ! dit le moine. Selon vraie philosophie monastique, c’est parce que ma nourrice avait les tétins mollets : en la laitant, mon nez y enfondrait comme en beurre, et là s’élevait et croissait comme la pâte dedans la met. Les durs tétins de nourrices font les enfants camus. Mais gai ! gai ! ad formam nasi cognoscitur ad te levavi. Je ne mange jamais de confitures. Page, à la humerie ! Item, rôties ! »
COMMENT LE MOINE FIT DORMIR GARGANTUA, ET DE SES HEURES ET BRÉVIAIRE.
Le souper achevé, consultèrent sur l’affaire instant, et fut conclu qu’environ la minuit, ils sortiraient à l’escarmouche pour savoir quel guet et diligence faisaient leurs ennemis, et cependant qu’ils se reposeraient quelque peu pour être plus frais. Mais Gargantua ne pouvait dormir en quelque façon qu’il se mit. Dont lui dit le moine : « Je ne dors jamais bien à mon aise sinon quand je suis au sermon, ou quand je prie Dieu. Je vous supplie, commençons, vous et moi, les sept psaumes pour voir si tantôt ne serez endormi. » L’invention plut très bien à Gargantua, et, commençant le premier psaume sur le point de Beati quorum, s’endormirent et l’un et l’autre. Mais le moine ne faillit onques à s’éveiller avant la minuit, tant il était habitué l’heure des matines claustrales.
Lui éveillé, tous les autres éveilla, chantant à pleine voix la chanson :
Ho ! Regnault, réveille-toi, veille,
Ô Regnault, réveille-toi.
Quant tous furent éveillés, il dit : Messieurs, l’on dit que matines commencent par tousser et souper par boire. Faisons au rebours, commençons maintenant nos matines par boire, et de soir, à l’entrée de souper, nous tousserons à qui mieux mieux. » Dont dit Gargantua : « Boire si tôt après le dormir ? Ce n’est vécu en diète de médecine. Il se faut premier écurer l’estomac des superfluités et excréments.
— C’est, dit le moine, bien médeciné. Cent diables me sautent au corps s’il n’y a plus de vieux ivrognes qu’il n’y a de vieux médecins. J’ai composé avec mon appétit en telle paction que toujours il se couche avec moi, et à cela je donne bon ordre le jour durant ; aussi avec moi il se lève. Rendez tant que voudrez vos cures, je n’en vais après mon tiroir. — Quel tiroir, dit Gargantua, entendez-vous ?
— Mon bréviaire, dit le moine, car tout ainsi que les fauconniers, devant que paître leurs oiseaux, les font tirer quelque pied de poule pour leur purger le cerveau des flegmes et pour les mettre en appétit, ainsi, prenant ce joyeux petit bréviaire au matin, je m’écure tout le poumon et voi me là prêt à boire.
— À quel usage, dit Gargantua, dites-vous ces belles heures ?
— À l’usage, dit le moine, de Fécan, à trois psaumes et trois leçons, ou rien du tout qui ne veut. Jamais je ne m’assujettis à heures les heures sont faites pour l’homme et non l’homme pour les heures. Pourtant je fais des miennes à guise d’étrivières, je les accourcis ou allonge quand bon me semble. Brevis oratio penetrat cælos, longa potatio evacuat scyphos. Où est écrit cela ?
— Par ma foi, dit Ponocrates, je ne sais, mon petit couillaut, mais tu vaux trop.
— En cela, dit le moine, je vous ressemble. Mais venite apotemus. »
L’on apprêta carbonnades à force, et belles soupes de primes et but le moine à son plaisir. Aucuns lui tinrent compagnie, les autres s’en déportèrent. Après, chacun commença soi armer et accoutrer, et armèrent le moine contre son vouloir, car il ne voulait autres armes que son froc devant son estomac, et le bâton de la croix en son poing. Toutefois, à leur plaisir, fut armé de pied en cap, et monté sur un bon coursier du royaume, et un gros braquemart au côté. Ensemble Gargantua, Ponocrates, Gymnaste, Eudémon et vingt et cinq des plus aventureux de la maison de Grandgousier, tous armés à l’avantage, la lance au poing, montés comme saint Georges, chacun ayant un arquebusier en croupe.
COMMENT LE MOINE DONNA COURAGE À SES COMPAGNONS, ET COMMENT IL PENDIT À UNE ARBRE.
Or s’en vont les nobles champions à leur aventure, bien délibérés d’entendre quelle rencontre faudra poursuivre, et de quoi se faudra contregarder quand viendra la journée de la grande et horrible bataille. Et le moine leur donne courage, disant :
« Enfants, n’ayez ni peur ni doute ; je vous conduirai sûrement. Dieu et saint Benoît soient avec nous ! Si j’avais la force de même le courage, par la mort bieu ! je vous les plumerais comme un canard. Je ne crains rien fors l’artillerie. Toutefois je sais quelque oraison que m’a baillée le sous secrétain de notre abbaye, laquelle garantit la personne de toutes bouches à feu. Mais elle ne me profitera de rien, car je n’y ajoute point de foi. Toutefois, mon bâton de croix fera diables. Par Dieu ! qui fera la cane de vous autres, je me donne au diable si je ne le fais moine en mon lieu, et l’enchevêtre de mon froc ; il porte médecine à couardise de gens.
« Avez point oui parler du lévrier de monsieur de Meurles qui ne valait rien pour les champs ? Il lui mit un froc au col ; par le corps Dieu ! il n’échappait ni lièvre, ni renard devant lui, et, que plus est, couvrit toutes les chiennes du pays, qui auparavant était esréné, et de frigidis et maleficiatis… »
Le moine disant ces paroles en colère, passa sous un noyer, tirant vers la Saulaie, et embrocha la visière de son heaume à la roupte d’une grosse branche de noyer. Ce nonobstant donna fièrement des éperons à son cheval, lequel était chatouilleur à la pointe, en manière que le cheval bondit en avant, et le moine, voulant défaire sa visière du croc, lâche la bride, et de la main se pend aux branches, cependant que le cheval se dérobe dessous lui. Par ce moyen demeura le moine pendant au noyer, et criant à l’aide et au meurtre, protestant aussi de trahison.
Eudémon premier l’aperçut, et appelant Gargantua : « Sire, venez et voyez Absalon pendu. » Gargantua venu considéra la contenance du moine et la forme dont il pendait, et dit à Eudémon : « Vous avez mal rencontré, le comparant à Absalon, car Absalon se pendit par les cheveux, mais le moine, ras de tête, s’est pendu par les oreilles.
— Aidez-moi, dit le moine, de par le diable ! N’est-il pas bien le temps de jaser ? Vous me semblez les prêcheurs décrétalistes qui disent que quiconque verra son prochain en danger de mort, il le doit, sur peine d’excommunication trisulce, plutôt admonester de soi confesser et mettre en état de grâce que de lui aider.
« Quand donc je les verrai tombés en la rivière et prêts d’être noyés, en lieu de les aller quérir et bailler la main, je leur ferai un beau et long sermon de contemptu mundi et fuga seculi, et lorsqu’ils seront raides morts, je les irai pêcher.
— Ne bouge, dit Gymnaste, mon mignon, je te vais quérir, car tu es gentil petit monachus :
Monachus in claustro
Non valet ova duo ;
Sed quando est extra,
Bene valet triginta.
« J’ai vu des pendus plus de cinq cents, mais je n’en vis onques qui eût meilleure grâce en pendillant, et si je l’avais aussi bonne, je voudrais ainsi pendre toute ma vie.
— Aurez-vous, dit le moine, tantôt assez prêché ? Aidez-moi de par Dieu, puisque de par l’Autre ne voulez. Par l’habit que je porte, vous en repentirez, tempore et loco prelibatis. »
Alors descendit Gymnaste de son cheval, et, montant au noyer, souleva le moine par les goussets d’une main, et de l’autre défit sa visière du croc de l’arbre, et ainsi le laissa tomber en terre, et soi après. Descendu que fut, le moine se défit de tout son harnais, et jeta l’une pièce après l’autre parmi le champ, et reprenant son bâton de la croix, remonta sur son cheval, lequel Eudémon avait retenu à la fuite. Ainsi s’en vont joyeusement, tenants le chemin de la Saulsaie.
COMMENT L’ESCARMOUCHE DE PICROCHOLE FUT RENCONTRÉE PAR GARGANTUA ET COMMENT LE MOINE TUA LE CAPITAINE TIRAVANT, ET PUIS FUT PRISONNIER ENTRE LES ENNEMIS.
Picrochole, à la relation de ceux qui avaient évadé à la route lorsque Tripet fut étripé, fut épris de grand courroux, oyant que les diables avaient couru sur ses gens, et tint son conseil toute la nuit, auquel Hastiveau et Touquedillon conclurent que sa puissance était telle qu’il pourrait défaire tous les diables d’enfer, s’ils y venaient. Ce que Picrochole ne croyait du tout, aussi ne s’en défiait-il.
Pourtant envoya, sous la conduite du comte Tiravant, pour découvrir le pays, seize cents chevaliers, tous montés sur chevaux légers, en escarmouche, tous bien aspergés d’eau bénite, et chacun ayant pour leur signe une étole en écharpe, à toutes aventures, s’ils rencontraient les diables, que par vertu tant de cette eau Gringorienne que des étoles, les fissent disparaître et évanouir. Coururent donc jusques près la Vauguyon et la Maladerie, mais onques ne trouvèrent personne à qui parler ; dont repassèrent par le dessus, et en la loge et tugure pastoral, près le Coudray, trouvèrent les cinq pèlerins, lesquels liés et baffoués emmenèrent comme s’ils fussent espies, nonobstant les exclamations, adjurations et requêtes qu’ils fissent. Descendus de là vers Seuillé, furent entendus par Gargantua, lequel dit à ses gens : « Compagnons, il y a ici rencontre, et sont en nombre trop plus dix fois que nous : choquerons-nous sur eux ?
— Que diable, dit le moine, ferons-nous donc ? Estimez-vous les hommes par nombre, et non par vertu et hardiesse ? »
Puis s’écria : « Choquons, diables ! choquons. » Ce que entendants, les ennemis pensaient certainement que fussent vrais diables, dont commencèrent fuir à bride avalée, excepté Tiravant, lequel coucha sa lance en l’arrêt, et en férut à toute outrance le moine au milieu de la poitrine, mais, rencontrant le froc horrifique, reboucha par le fer, comme si frappiez d’une petite bougie contre une enclume. Adonc le moine, avec son bâton de croix, lui donna entre col et collet, sur l’os acromion, si rudement qu’il l’étonna, et fit perdre tout sens et mouvement, et tomba ès pieds du cheval.
Et voyant l’étole qu’il portait en écharpe, dit à Gargantua : « Ceux-ci ne sont que prêtres, ce n’est qu’un commencement de moine. Par saint Jean ! je suis moine parfait, je vous en tuerai comme de mouches. » Puis le grand galop courut après, tant qu’il attrapa les derniers et les abattait comme seigle, frappant à tort et à travers. Gymnaste interrogea sur l’heure Gargantua s’ils les devaient poursuivre. À quoi dit Gargantua : « Nullement, car selon vraie discipline militaire jamais ne faut mettre son ennemi en lieu de désespoir, parce que telle nécessité lui multiplie la force et accroît le courage, qui jà était déject et failli, et n’y a meilleur remède de salut à gens estommis et recrus que de n’espérer salut aucun. Quantes victoires ont été tollues des mains des vainqueurs par les vaincus, quand ils ne se sont contentés de raison, mais ont attempté du tout mettre à internition et détruire totalement leurs ennemis, sans en vouloir laisser un seul pour en porter les nouvelles ! Ouvrez toujours à vos ennemis toutes les portes et chemins, et plutôt leur faites un pont d’argent afin de les renvoyer.
— Voire, mais, dit Gymnaste, ils ont le moine.
— Ont-ils, dit Gargantua, le moine ? Sur mon honneur, que ce sera à leur dommage. Mais afin de survenir à tous hasards, ne nous retirons pas encore ; attendons ici en silence, car je pense jà assez connaître l’engin de nos ennemis ; ils se guident par sort, non par conseil. »
Iceux ainsi attendants sous les noyers, cependant le moine poursuivait, choquant tous ceux qu’il rencontrait,
Sans de nulli
Avoir merci.
jusqu’à ce qu’il rencontra un chevalier qui portait en croupe un des pauvres pèlerins. Et là, le voulant mettre à sac, s’écria le pèlerin : « Ha ! monsieur le priour, mon ami, monsieur le priour, sauvez-moi, je vous en prie. » Laquelle parole entendue, se retournèrent arrière les ennemis, et voyants que là n’était que le moine qui faisait cet esclandre, le chargèrent de coups comme on fait un âne de bois, mais de tout rien ne sentait, mêmement quand ils frappaient sur son froc, tant il avait la peau dure. Puis le baillèrent à garder à deux archers, et, tournants bride, ne virent personne contre eux, dont estimèrent que Gargantua était fui avec sa bande. Adonc coururent vers les Noirettes, tant raidement qu’ils purent, pour les rencontrer, et laissèrent là le moine seul avec deux archers de garde. Gargantua entendit le bruit et hennissement des chevaux, et dit à ses gens : « Compagnons, j’entends le trac de nos ennemis, et jà aperçois aucuns d’iceux qui viennent contre nous à la foule. Serrons-nous ici et tenons le chemin en bon rang ; par ce moyen nous les pourrons recevoir à leur perte et à notre honneur. »
COMMENT LE MOINE SE DÉFIT DE SES GARDES, ET COMMENT L’ESCARMOUCHE DE PICROCHOLE FUT DÉFAITE.
Le moine, les voyant départir en désordre, conjectura qu’ils allaient charger sur Gargantua et ses gens, et se contristait merveilleusement de ce qu’il ne les pouvait secourir. Puis avisa la contenance de ses deux archers de garde, lesquels eussent volontiers couru après la troupe pour y butiner quelque chose, et toujours regardaient vers la vallée en laquelle ils descendaient.
Davantage syllogisait, disant : « Ces gens ici sont bien mal exercés en faits d’armes, car onques ne m’ont demandé ma foi, et ne m’ont ôté mon braquemart. » Soudain après tira son dit braquemart et en férut l’archer qui le tenait à dextre, lui coupant entièrement les veines jugulaires et artères sphagitides du col, avec le gargaréon, jusques ès deux adènes, et, retirant le coup, lui entrouvrit la moelle spinale entre la seconde et tierce vertèbre ; là tomba l’archer tout mort. Et le moine, détournant son cheval à gauche, courut sur l’autre, lequel, voyant son compagnon mort et le moine avantagé sur soi, criait à haute voix : « Ha ! monsieur le priour, je me rends, monsieur le priour, mon bon ami, monsieur le priour ! » Et le moine criait de même : « Monsieur le postériour, mon ami, monsieur le postériour, vous aurez sur vos postères.
— Ha ! disait l’archer, monsieur le priour, mon mignon, monsieur le priour, que Dieu vous fasse abbé.
— Par l’habit, disait le moine, que je porte, je vous ferai ici cardinal. Rançonnez-vous les gens de religion ? Vous aurez un chapeau rouge à cette heure de ma main. »
Et l’archer criait : « Monsieur le priour, monsieur le priour, monsieur l’abbé futur, monsieur le cardinal, monsieur le tout ! Ha ! ha ! hés ! non, monsieur le priour, mon bon petit seigneur le priour, je me rends à vous.
— Et je te rends, dit le moine, à tous les diables ! »
Lors d’un coup lui trancha la tête, lui coupant le test sur les os pétreux et enlevant les deux os bregmatis et la commissure sagittale, avec grande partie de l’os coronal, ce que faisant lui trancha les deux méninges, et ouvrit profondément les deux postérieurs ventricules du cerveau ; et demeura le crâne pendant sur les épaules à la peau du péricrane par derrière, en forme d’un bonnet doctoral, noir par dessus, rouge par dedans. Ainsi tomba raide mort en terre.
Ce fait, le moine donne des éperons à son cheval, et poursuit la voie que tenaient les ennemis, lesquels avaient rencontré Gargantua et ses compagnons au grand chemin, et tant étaient diminués au nombre pour l’énorme meurtre qu’y avait fait Gargantua avec son grand arbre, Gymnaste, Ponocrates, Eudémon et les autres, qu’ils commençaient soi retirer à diligence, tous effrayés et perturbés de sens et entendement comme s’ils vissent la propre espèce et forme de mort devant leurs yeux. Et — comme vous voyez un âne, quand il a au cul un œstre Junonique, ou une mouche qui le point, courir çà et là sans voie ni chemin, jetant sa charge par terre, rompant son frein et rênes, sans aucunement respirer ni prendre repos, et ne sait-on qui le meut, car l’on ne voit rien qui le touche, — ainsi fuyaient ces gens, de sens dépourvus, sans savoir cause de fuir, tant seulement les poursuit une terreur panique, laquelle avaient conçue en leurs âmes.
Voyant le moine que toute leur pensée n’était sinon à gagner au pied, descend de son cheval et monte sur une grosse roche qui était sur le chemin, et avec son grand braquemart frappait sur ces fuyards à grand tour de bras, sans se faindre ni épargner. Tant en tua et mit par terre que son braquemart rompit en deux pièces.
Adonc pensa en soi-même que c’était assez massacré et tué, et que le reste devait échapper pour en porter les nouvelles. Pourtant saisit en son poing une hache de ceux qui là gisaient morts, et se retourna de rechef sur la roche, passant temps à voir fuir les ennemis et culbuter entre les corps morts, excepté qu’à tous faisait laisser leurs piques, épées, lances et haquebutes, et ceux qui portaient les pèlerins liés, il les mettait à pied, et délivrait leurs chevaux aux dits pèlerins, les retenant avec soi l’orée de la haie, et Touquedillon, lequel il retint prisonnier.
COMMENT LE MOINE AMENA LES PÈLERINS, ET LES BONNES PAROLES QUE LEUR DIT GRANDGOUSIER.
Cette escarmouche parachevée, se retira Gargantua avec ses gens, excepté le moine, et sur la pointe du jour se rendirent à Grandgousier, lequel en son lit priait Dieu pour leur salut et victoire, et les voyant tous saufs et entiers, les embrassa de bon amour, et demanda nouvelles du moine. Mais Gargantua lui répondit que sans doute leurs ennemis avaient le moine : « Ils auront, dit Grandgousier, donc male encontre, » ce qu’avait été bien vrai. Pourtant encore est le proverbe en usage de bailler le moine à quelqu’un.
Adonc commanda qu’on apprêtât très bien à déjeuner pour les rafraîchir. Le tout apprêté, l’on appela Gargantua ; mais tant lui grevait de ce que le moine ne comparait aucunement qu’il ne voulait ni boire ni manger. Tout soudain le moine arrive, et, dès la porte de la basse-cour, s’écria : « Vin frais, vin frais, Gymnaste, mon ami ! » Gymnaste sortit, et vit que c’était frère Jean qui amenait cinq pèlerins et Touquedillon prisonnier. Dont Gargantua sortit au devant, et lui firent le meilleur recueil que purent, et le menèrent devant Grandgousier, lequel l’interrogea de toute son aventure. Le moine lui disait tout, et comment on l’avait pris, et comment il s’était défait des archers, et la boucherie qu’il avait fait par le chemin, et comment il avait recouvert les pèlerins et amené le capitaine Touquedillon.
Puis se mirent à banqueter joyeusement tous ensemble. Cependant Grandgousier interrogeait les pèlerins de quel pays ils étaient, dont ils venaient, et où ils allaient. Lasdaller pour tous répondit : « Seigneur, je suis de Saint-Genou en Berry, cetui-ci est de Paluau, cetui-ci d’Onzay, cetui-ci est d’Argy, et cetui-ci est de Villebrenin. Nous venons de Saint-Sébastien près de Nantes, et nous en retournons par nos petites journées.
— Voire, mais, dit Grandgousier, qu’alliez-vous faire à Saint-Sébastien ?
— Nous allions, dit Lasdaller, lui offrir nos votes contre la peste.
— Ô ! dit Grandgousier, pauvres gens, estimez-vous que la peste vienne de saint Sébastien ?
— Oui vraiment, dit Lasdaller, nos prêcheurs nous l’affirment.
— Oui ? dit Grandgousier, les faux prophètes vous annoncent-ils tels abus ? Blasphèment-ils en cette façon les justes et saints de Dieu qu’ils les font semblables aux diables, qui ne font que mal entre les humains, comme Homère écrit que la peste fut mise en l’ost des Grégeois par Apollo, et comme les poètes feignent un grand tas de Véjoves et dieux malfaisants ? Ainsi prêchait à Sinais un cafard que saint Antoine mettait le feu ès jambes, saint Eutrope faisait les hydropiques, saint Gildas les fols, saint Genou les gouttes. Mais je le punis en tel exemple, quoiqu’il m’appelât hérétique, que depuis ce temps cafard quiconque n’est osé entrer en mes terres, et m’ébahis si votre roi les laisse prêcher par son royaume tels scandales, car plus sont à punir que ceux qui, par art magique ou autre engin, auraient mis la peste par le pays. La peste ne tue que le corps, mais tels imposteurs empoisonnent les âmes. »
Lui disant ces paroles, entra le moine tout délibéré, et leur demanda : « Dont êtes-vous, vous autres pauvres hères ?
— De Saint-Genou, dirent-ils.
— Et comment, dit le moine, se porte l’abbé Tranchelion, le bon buveur ? Et les moines, quelle chère font-ils ? Le corps Dieu ! ils biscotent vos femmes, cependant qu’êtes en romivage.
— Hin hen ! dit Lasdaller, je n’ai pas peur de la mienne, car qui la verra de jour ne se rompra jà le col pour l’aller visiter la nuit.
— C’est, dit le moine, bien rentré de piques. Elle pourrait être aussi laide que Proserpine, elle aura, par Dieu, la saccade, puisqu’il y a moines autour, car un bon ouvrier met indifférentement toutes pièces en œuvre. Que j’aie la vérole en cas que ne les trouviez engrossées à votre retour, car seulement l’ombre du clocher d’une abbaye est féconde.
— C’est, dit Gargantua, comme l’eau du Nil en Égypte, si vous croyez Strabo, et Pline, liv. VII, chap. iii. Avisez que c’est de la miche, des habits et des corps. »
Lors dit Grandgousier : « Allez-vous-en, pauvres gens, au nom de Dieu le créateur, lequel vous soit en guide perpétuelle, et dorénavant ne soyez faciles à ces ocieux et inutiles voyages. Entretenez vos familles, travaillez, chacun en sa vacation, instruez vos enfants, et vivez comme vous enseigne le bon apôtre saint Paul. Ce faisants, vous aurez la garde de Dieu, des anges et des saints avec vous, et n’y aura peste ni mal qui vous porte nuisance. » Puis les mena Gargantua prendre leur réfection en la salle ; mais les pèlerins ne faisaient que soupirer, et dirent à Gargantua : « Ô que heureux est le pays qui a pour seigneur un tel homme ! Nous sommes plus édifiés et instruits en ces propos qu’il nous a tenus qu’en tous les sermons que jamais nous furent prêchés en notre ville.
— C’est, dit Gargantua, ce que dit Platon, liv. V de Rep., que lors les républiques seraient heureuses quand les rois philosopheraient ou les philosophes régneraient. » Puis leur fit emplir leurs besaces de vivres, leurs bouteilles de vin, et à chacun donna cheval pour soi soulager au reste du chemin, et quelques carolus pour vivre.
COMMENT GRANDGOUSIER TRAITA HUMAINEMENT TOUQUEDILLON PRISONNIER.
Touquedillon fut présenté à Grandgousier et interrogé par icelui sur l’entreprise et affaires de Picrochole, quelle fin il prétendait par ce tumultuaire vacarme. À quoi répondit que sa fin et sa destinée était de conquêter tout le pays, s’il pouvait, pour l’injure faite à ses fouaciers. « C’est, dit Grandgousier, trop entrepris : qui trop embrasse peu étreint. Le temps n’est plus d’ainsi conquêter les royaumes, avec dommage de son prochain frère christian. Cette imitation des anciens Hercules, Alexandres, Annibals, Spicions, Césars et autres tels, est contraire à la profession de l’évangile, par lequel nous est commandé garder, sauver, régir et administrer chacun ses pays et terres, non hostilement envahir les autres, et ce que les Sarrasins et barbares jadis appelaient prouesses, maintenant nous appelons briganderies et méchancetés. Mieux eût-il fait soi contenir en sa maison, royalement la gouvernant, qu’insulter en la mienne, hostilement la pillant, car par bien la gouverner l’eût augmentée, par me piller sera détruit. Allez-vous-en, au nom de Dieu, suivez bonne entreprise, remontrez à votre roi les erreurs que connaîtrez, et jamais ne le conseillez ayant égard à votre profit particulier, car avec le commun est aussi le propre perdu. Quant est de votre rançon, je vous la donne entièrement, et veux que vous soient rendues armes et cheval ; ainsi faut-il faire entre voisins et anciens amis, vu que cette notre différence n’est point guerre proprement.
« Comme Platon, li. V, de Rep., voulait être non guerre nommée, ains sédition, quand les Grecs mouvaient armes les uns contre les autres, ce que si par male fortune advenait, il commande qu’on use de toute modestie. Si guerre la nommez, elle n’est que superficiaire, elle n’entre point au profond cabinet de nos cœurs, car nul de nous n’est outragé en son honneur, et n’est question, en somme totale, que de rhabiller quelque faute commise par nos gens, j’entends et vôtres et nôtres, laquelle, encore que connussiez, vous deviez laisser couler outre, car les personnages querellants étaient plus à contemner qu’à ramentevoir, mêmement leur satisfaisant selon le grief, comme je me suis offert. Dieu sera juste estimateur de notre différend, lequel je supplie plutôt par mort me tollir de cette vie et mes biens dépérir devant mes yeux, que par moi ni les miens en rien soit offensé. »
Ces paroles achevées, appela le moine, et devant tous lui demanda : « Frère Jean, mon bon ami, êtes-vous qui avez pris le capitaine Touquedillon ici présent ?
— Sire, dit le moine, il est présent ; il a âge et discrétion ; j’aime mieux que le sachez par sa confession que par ma parole. »
Adonc dit Touquedillon : « Seigneur, c’est lui véritablement qui m’a pris, et je me rends son prisonnier franchement.
— L’avez-vous, dit Grandgousier au moine, mis à rançon ?
— Non, dit le moine ; de cela je ne me soucie.
— Combien, dit Grandgousier, voudriez-vous de sa prise ?
— Rien, rien, dit le moine, cela ne me mène pas. »
Lors commanda Grandgousier que, présent Touquedillon, fussent comptés au moine soixante et deux mille saluts pour celle prise, ce que fut fait, cependant qu’on fit la collation audit Touquedillon, auquel demanda Grandgousier s’il voulait demeurer avec lui ou si mieux aimait retourner à son roi. Touquedillon répondit qu’il tiendrait le parti lequel il lui conseillerait : « Donc, dit Grandgousier, retournez à votre roi, et Dieu soit avec vous ! »
Puis lui donna une belle épée de Vienne, avec le fourreau d’or fait à belles vignettes d’orfèverie, et un collier d’or pesant sept cents deux mille marcs, garni de fincs pierreries, à l’estimation de cent soixante mille ducats, et dix mille écus par présent honorable. Après ces propos, monta Touquedillon sur son cheval. Gargantua, pour sa sureté, lui bailla trente hommes d’armes et six vingts archers sous la conduite de Gymnaste, pour le mener jusques ès portes de la Roche-Clermaud si besoin était. Icelui départi, le moine rendit à Grandgousier les soixante et deux mille saluts qu’il avait reçu, disant : « Sire, ce n’est ores que vous devez faire tels dons. Attendez la fin de cette guerre, car l’on ne sait quels affaires pourraient survenir, et guerre faite sans bonne provision d’argent n’a qu’un soupirail de vigueur. Les nerfs des batailles sont les pécunes.
— Donc, dit Grandgousier, à la fin je vous contenterai par honnête récompense, et tous ceux qui m’auront bien servi. »
COMMENT GRANDGOUSIER MANDA QUÉRIR SES LÉGIONS, ET COMMENT TOUQUEDILLON TUA HASTIVEAU, PUIS FUT TUÉ PAR LE COMMANDEMENT DE PICROCHOLE.
En ces mêmes jours, ceux de Bessé, du Marché Vieux, du bourg Saint-Jacques, du Rainneau, de Parillé, de Rivière, des Roches-Saint-Paul, du Vaubreton, de Pautille, du Bréhemont, du Pont-de-Clam, de Cravant, de Grandmont, des Bourdes, de la Villaumère, de Huymes, de Ligré, de Ussé, de Saint-Louant, de Panzoust, des Couldreaulx, de Véron, de Coulaine, de Chosé, de Varennes, de Bourgueil, de l’Île-Bouchard, du Croulay, de Narsay, de Cande, de Montsoreau et autres lieux confins, envoyèrent devers Grandgousier ambassades pour lui dire qu’ils étaient avertis des torts que lui faisait Picrochole, et pour leur ancienne confédération, ils lui offraient tout leur pouvoir, tant de gens que d’argent et autres munitions de guerre.
L’argent de tous montait, par les pactes qu’ils lui envoyaient, six vingt quatorze millions deux écus et demi d’or. Les gens étaient quinze mille hommes d’armes, trente et deux mille chevaux-légers, quatre vingt neuf mille arquebusiers, cent quarante mille aventuriers, onze mille deux cents canons, doubles canons, basilics et spiroles, pionniers quarante sept mille : le tout soudoyé et avitaillé pour six mois et quatre jours. Lequel offre Gargantua ne refusa ni accepta du tout. Mais grandement les remerciant, dit qu’il composerait cette guerre par tel engin que besoin ne serait tant empêcher de gens de bien. Seulement envoya qui amènerait en ordre les légions lesquelles entretenait ordinairement en ses places de la Devinière, de Chaviny, de Gravot et Quinquenais, montant en nombre deux mille cinq cents hommes d’armes, soixante et six mille hommes de pied, vingt et six mille arquebusiers, deux cents grosses pièces d’artillerie, vingt et deux mille pionniers, et six mille chevaux-légers, tous par bandes, tant bien assorties de leurs trésoriers, de vivandiers, de maréchaux, d’armuriers et autres gens nécessaires au trac de bataille, tant bien instruits en art militaire, tant bien armés, tant bien reconnaissants et suivants leurs enseignes, tant soudains à entendre et obéir à leurs capitaines, tant expédiés à courir, tant forts à choquer, tant prudents à l’aventure, que mieux ressemblaient une harmonie d’orgues et concordance d’horloge qu’une armée ou gendarmerie.
Touquedillon, arrivé, se présenta à Picrochole et lui conta au long ce qu’il avait fait et vu. À la fin conseillait, par fortes paroles, qu’on fit appointement avec Grandgousier, lequel il avait éprouvé le plus homme de bien du monde, ajoutant que ce n’était ni preu ni raison molester ainsi ses voisins, desquels jamais n’avaient eu que tout bien, et, au regard du principal, que jamais ne sortiraient de cette entreprise qu’à leur grand dommage et malheur, car la puissance de Picrochole n’était telle qu’aisément ne les pût Grandgousier mettre à sac. Il n’eut achevé cette parole que Hastiveau dit tout haut :
« Bien malheureux est le prince qui est de tels gens servi, qui tant facilement sont corrompus, comme je connais Touquedillon, car je vois son courage tant changé que volontiers se fût adjoint à nos ennemis pour contre nous batailler et nous trahir, s’ils l’eussent voulu retenir. Mais comme vertu est de tous, tant amis qu’ennemis, louée et estimée, aussi méchanceté est tôt connue et suspecte, et posé que d’icelle les ennemis se servent à leur profit, si ont-ils toujours les méchants et traîtres en abomination. »
À ces paroles, Touquedillon, impatient, tira son épée et en transperça Hastiveau un peu au-dessus de la mamelle gauche, dont mourut incontinent, et, tirant son coup du corps, dit franchement :
« Ainsi périsse qui féaux serviteurs blâmera. »
Picrochole soudain entra en fureur, et, voyant l’épée et fourreau tant diapré, dit :
— « T’avait-on donné ce bâton pour, en ma présence, tuer malignement mon tant bon ami Hastiveau ? »
Lors commanda à ses archers qu’ils le missent en pièces, ce que fut fait sur l’heure, tant cruellement que la chambre était toute pavée de sang. Puis fit honorablement inhumer le corps de Hastiveau, et celui de Touquedillon jeter par sus les murailles en la vallée.
Les nouvelles de ces outrages furent sues par toute l’armée, dont plusieurs commencèrent à murmurer contre Picrochole, tant que Grippeminault lui dit :
« Seigneur, je ne sais quelle issue sera de cette entreprise. Je vois vos gens peu confermés en leurs courages. Ils considèrent que nous sommes ici mal pourvus de vivres, et jà beaucoup diminués en nombre par deux ou trois issues. Davantage, il vient grand renfort de gens à vos ennemis. Si nous sommes assiégés une fois, je ne vois point comment ce ne soit à notre ruine totale.
— Bren, bren! dit Picrochole, vous semblez les anguilles de Melun vous criez avant qu’on vous écorche. Laissez-les seulement venir. »
COMMENT GARGANTUA ASSAILLIT PICROCHOLE DEDANS LA ROCHE-CLERMAUD ET DEFIT L’ARMÉE DUDIT PICROCHOLE.
Gargantua eut la charge totale de l’armée. Son père demeura en son fort, et leur donnant courage par bonnes paroles, promit grand dons à ceux qui feraient quelques prouesses. Puis gagnèrent le gué de Vède, et par bateaux et ponts légèrement faits, passèrent outre d’une traite. Puis, considérant l’assiette de la ville, qui était en lieu haut et avantageux, délibéra celle nuit sur ce qu’était de faire. Mais Gymnaste lui dit :
« Seigneur, telle est la nature et complexion des Français qu’ils ne valent qu’à la première pointe. Lors ils sont pires que diables. Mais s’ils séjournent, ils sont moins que femmes. Je suis d’avis qu’à l’heure présente, après que vos gens auront quelque peu respiré et repu, fassiez donner l’assaut. »
L’avis fut trouvé bon. Adonc produit toute son armée en plein camp, mettant les subsides du côté de la montée. Le moine prit avec lui six enseignes de gens de pied, et deux cents hommes d’armes, et, en grande diligence, traversa les marais et gagna au-dessus le Puy jusques au grand chemin de Loudun.
Cependant l’assaut continuait : les gens de Picrochole ne savaient si le meilleur était sortir hors et les recevoir, ou bien garder la ville sans bouger. Mais furieusement sortit avec quelque bande d’hommes d’armes de sa maison, et là fut reçu et festoyé à grands coups de canon qui grêlaient devers les coteaux, dont les gargantuistes se retirèrent au val, pour mieux donner lieu à l’artillerie. Ceux de la ville défendaient le mieux que pouvaient, mais les traits passaient outre par dessus, sans nul férir. Aucuns de la bande, sauvés de l’artillerie, donnèrent fièrement sur nos gens, mais peu profitèrent, car tous furent reçus entre les ordres et là rués par terre. Ce que voyants, se voulaient retirer, mais cependant le moine avait occupé le passage, par quoi se mirent en fuite sans ordre ni maintien. Aucuns voulaient leur donner la chasse, mais le moine les retint, craignant que, suivants les fuyants, perdissent leurs rangs et que, sur ce point, ceux de la ville chargeassent sur eux. Puis, attendant quelque espace et nul ne comparant à l’encontre, envoya le duc Phrontiste pour admonester Gargantua à ce qu’il avançât pour gagner le coteau à la gauche, pour empêcher la retraite de Picrochole par cette porte. Ce que fit Gargantua en toute diligence, et y envoya quatre légions de la compagnie de Sébaste ; mais si tôt ne purent gagner le haut qu’ils ne rencontrassent en barbe Picrochole, et ceux qui avec lui s’étaient épars.
Lors chargèrent sus raidement, toutefois grandement furent endommagés par ceux qui étaient sur les murs, en coups de trait et artillerie. Quoi voyant Gargantua, en grande puissance alla les secourir, et commença son artillerie à heurter sur ce quartier de murailles, tant que toute la force de la ville y fut révoquée. Le moine voyant celui côté, lequel il tenait assiégé, dénué de gens et gardes, magnaniment tira vers le fort, et tant fit qu’il monta sus, lui et aucuns de ses gens, pensant que plus de crainte et de frayeur donnent ceux qui surviennent à un conflit que ceux qui lors à leur force combattent. Toutefois ne fit onques effroi jusques à ce que tous les siens eussent gagné la muraille, excepté les deux cents hommes d’armes qu’il laissa hors pour les hasards.
Puis s’écria horriblement, et les siens ensemble, et sans résistance tuèrent les gardes d’icelle porte, et l’ouvrirent ès hommes d’armes, et en toute fierté coururent ensemble vers la porte de l’orient où était le désarroi, et par derrière renversèrent toute leur force.
Voyants les assiégés de tous côtés, et les gargantuistes avoir gagné la ville, se rendirent au moine à merci. Le moine leur fit rendre les bâtons et armes, et tous retirer et resserrer par les églises, saisissant tous les bâtons des croix, et commettant gens ès portes pour les garder d’issir. Puis, ouvrant celle porte orientale, sortit au secours de Gargantua. Mais Picrochole pensait que le secours lui venait de la ville, et par outrecuidance se hasarda plus que devant, jusques à ce que Gargantua s’écria :
« Frère Jean, mon ami, frère Jean, en bon heur soyez venu ! »
Adonc connaissant Picrochole et ses gens que tout était désespéré, prirent la fuite en tous endroits. Gargantua les poursuivit jusque près Vaugaudry, tuant et massacrant, puis sonna la retraite.
COMMENT PICROCHOLE FUYANT FUT SURPRIS DE MALES FORTUNES, ET CE QUE FIT GARGANTUA APRÈS LA BATAILLE.
Picrochole, ainsi désespéré, s’enfuit vers l’Île-Bouchard, et au chemin de Rivière son cheval broncha par terre, à quoi tant fut indigné que de son épée le tua en sa chole. Puis ne trouvant personne qui le remontât, voulut prendre un âne du moulin qui là auprès était ; mais les meuniers le meurtrirent tout de coups, et le détroussèrent de ses habillements, et lui baillèrent pour soi couvrir une méchante séquenie. Ainsi s’en alla le pauvre colérique ; puis passant l’eau au Port-Huault, et racontant ses males fortunes, fut avisé par une vieille lourpidon que son royaume lui serait rendu à la venue des coquecigrues ; depuis ne sait-on qu’il est devenu. Toutefois l’on m’a dit qu’il est de présent pauvre gagne-denier à Lyon, colère comme devant, et toujours se guémente à tous étrangers de la venue des coquecigrues, espérant certainement, selon la prophétie de la vieille, être à leur venue réintégré en son royaume.
Après leur retraite, Gargantua premièrement recensa les gens, et trouva que peu d’iceux étaient péris en la bataille, savoir est quelques gens de pied de la bande du capitaine Tolmère, et Ponocrates, qui avait un coup d’arquebuse en son pourpoint. Puis les fit rafraichir chacun par sa bande, et commanda ès trésoriers que ce repas leur fût défrayé et payé, et que l’on ne fit outrage quelconque en la ville, vu qu’elle était sienne, et après leur repas, ils comparussent en la place devant le château, et là seraient payés pour six mois. Ce que fut fait : puis fit convenir devant soi en ladite place tous ceux qui là restaient de la part de Picrochole, esquels, présents tous ses princes et capitaines, parla comme s’ensuit.
LA CONCION QUE FIT GARGANTUA ÈS VAINCUS.
« Nos pères, aïeux et ancêtres de toute mémoire ont été de ce sens et cette nature que, des batailles par eux consommées, ont pour signe mémorial des triomphes et victoires plus volontiers érigé trophées et monuments ès cœurs des vaincus, par grâce, que ès terres par eux conquêtées, par architecture, car plus estimaient la vive souvenance des humains acquise par libéralité que la mute inscription des arcs, colonnes et pyramides sujette ès calamités de l’air et envie d’un chacun.
« Souvenir assez vous peut de la mansuétude dont ils usèrent envers les Bretons, à la journée de Saint-Aubin-du-Cormier et à la démolition de Parthenay. Vous avez entendu, et entendant admirez le bon traitement qu’ils firent ès barbares de Spagnola qui avaient pillé, dépopulé et saccagé les fins maritimes d’Olonne et Talmondais. Tout ce ciel a été rempli des louanges et gratulations que vous-mêmes et vos pères fites lorsque Alpharbal, roi de Canarre, non assouvi de ses fortunes, envahit furieusement le pays d’Aunis, exerçant la piratique en toutes les îles Armoriques et régions confines. Il fut, en juste bataille navale, pris et vaincu de mon père, auquel Dieu soit garde et protecteur. Mais quoi ? Au cas que les autres rois et empereurs, voire qui se font nommer catholiques, l’eussent misérablement traité, durement emprisonné, et rançonné extrêmement, il le traita courtoisement, amiablement, le logea avec soi en son palais et, par incroyable débonnaireté, le renvoya en sauf-conduit, chargé de dons, chargé de grâces, chargé de toutes offices d’amitié.
« Qu’en est-il avenu ? Lui retourné en ses terres, fit assembler tous les princes et états de son royaume, leur exposa l’humanité qu’il avait en nous connue, et les pria sur ce délibérer, en façon que le monde y cût exemple, comme avait jà en nous de gracieuseté honnête, aussi en eux de honnêteté gracieuse. Là fut décrété, par consentement unanime, que l’on offrirait entièrement leurs terres, domaines et royaume, à en faire selon notre arbitre.
« Alpharbal, en propre personne, soudain retourna avec neuf mille trente et huit grandes naufs onéraires, menant non seulement les trésors de sa maison et lignée royale, mais presque de tout le pays, car soi embarquant pour faire voile au vent vesten nord est, chacun à la foule jetait dedans icelles or, argent, bagues, joyaux, épiceries, drogues et odeurs aromatiques, papegais, pélicans, guenons, civettes, genettes, porc-épics. Point n’était fils de bonne mère réputé qui dedans ne jetât ce qu’avait de singulier.
« Arrivé que fut, voulait baiser les pieds de mon dit père : le fait fut estimé indigne et ne fut toléré, ains fut embrassé socialement ; offrit ses présents : ils ne furent reçus, par trop être excessifs ; se donna mancipe et serf volontaire, soi et sa postérité : ce ne fut accepté, par ne sembler équitable ; céda, par le décret des états, ses terres et royaume, offrant la transaction et transport signé, scellé et ratifié de tous ceux qui faire le devaient : ce fut totalement refusé et les contrats jetés au feu. La fin fut que mon dit père commença lamenter de pitié et pleurer copieusement, considérant le franc vouloir et simplicité des Canarriens, et par mots exquis et sentences congrues, diminuait le bon tour qu’il leur avait fait, disant ne leur avoir fait bien qui fût à l’estimation d’un bouton, et, si rien d’honnêteté leur avait montré, il était tenu de ce faire. Mais tant plus l’augmentait Alpharbal.
« Quelle fut l’issue ? En lieu que, pour sa rançon, prise à toute extrémité, eussions pu tyranniquement exiger vingt fois cent mille écus, et retenir pour otagers ses enfants ainés, ils se sont faits tributaires perpétuels, et obligés nous bailler par chacun an deux millions d’or affiné à vingt-quatre carats. Ils nous furent l’année première ici payés ; la seconde, de franc vouloir, en payèrent xxiij cents mille écus ; la tierce, xxvj cents mille ; la quarte, trois millions, et tant toujours croissant de leur bon gré que serons contraints leur inhiber de rien plus nous apporter. C’est la nature de gratuité, car le temps, qui toute chose ronge et diminue, augmente et accroît les bienfaits, parce qu’un bon tour, libéralement fait à homme de raison, croît continuement par noble pensée et remembrance. Ne voulant donc aucunement dégénérer de la débonnaireté héréditaire de mes parents, maintenant je vous absous et délivre, et vous rends francs et libères comme par avant.
« D’abondant, serez à l’issue des portes payés chacun pour trois mois, pour vous pouvoir retirer en vos maisons et familles, et vous conduiront en saulveté six cents hommes d’armes et huit mille hommes de pied sous la conduite de mon écuyer Alexandre, afin que par les paysans ne soyez outragés. Dieu soit avec vous. Je regrette de tout mon cœur que n’est ici Picrochole, car je lui eusse donné à entendre que, sans mon vouloir, sans espoir d’accroître ni mon bien ni mon nom, était faite cette guerre. Mais puisqu’il est éperdu et ne sait-on où ni comment est évanoui, je veux que son royaume demeure entier à son fils, lequel par ce qu’est par trop bas d’âge (car il n’a encore cinq ans accomplis) sera gouverné et instruit par les anciens princes et gens savants du royaume. Et par autant qu’un royaume ainsi désolé serait facilement ruiné si on ne réfrénait la convoitise et avarice des administrateurs d’icelui, j’ordonne et veux que Ponocrates soit sur tous ses gouverneurs entendant, avec autorité à ce requise, et assidu avec l’enfant jusques à ce qu’il le connaîtra idoine de pouvoir par soi régir et régner.
« Je considère que facilité trop énervée et dissolue de pardonner ès malfaisants leur est occasion de plus légèrement derechef mal faire, par cette pernicieuse confiance de grâce. Je considère que Moise, le plus doux homme qui de son temps fût sur la terre, aigrement punissait les mutins et séditieux on peuple d’Israel. Je considère que Jules César, empereur tant débonnaire que de lui dit Cicéron que sa fortune rien plus souverain n’avait sinon qu’il pouvait, et sa vertu meilleur n’avait sinon qu’il voulait toujours sauver et pardonner à un chacun, icelui toutefois, ce nonobstant, en certains endroits punit rigoureusement les auteurs de rébellion.
« À ces exemples, je veux que me livrez avant le départir, premièrement ce beau Marquet, qui a été source et cause première de cette guerre par sa vaine outrecuidance ; secondement, ses compagnons fouaciers, qui furent négligents de corriger sa tête folle sur l’instant ; et finalement tous les conseillers, capitaines, officiers et domestiques de Picrochole, lesquels l’auraient incité, loué, ou conseillé de sortir ses limites pour ainsi nous inquiéter. »
COMMENT LES VICTEURS GARGANTUISTES FURENT RÉCOMPENSÉS APRÈS LA BATAILLE.
Cette concion faite par Gargantua, furent livrés les séditieux par lui requis, exceptés Spadassin, Merdaille et Menuail, lesquels étaient fuis six heures devant la bataille, l’un jusques au col de Laignel, d’une traite, l’autre jusques au val de Vire, l’autre jusques à Logroine, sans derrière soi regarder ni prendre haleine par chemin, et deux fouaciers, lesquels périrent en la journée. Autre mal ne leur fit Gargantua, sinon qu’il les ordonna pour tirer les presses à son imprimerie, laquelle il avait nouvellement instituée.
Puis ceux qui là étaient morts, il fit honorablement inhumer en la vallée des Noirettes et au camp de Brûlevieille. Les navrés il fit panser et traiter en son grand nosocome. Après, avisa ès dommages faits en la ville et habitants, et les fit rembourser de tous leurs intérêts, à leur confession et serment, et y fit bâtir un fort château, y commettant gens et guet, pour à l’avenir mieux soi défendre contre les soudaines émeutes. Au départir, remercia gracieusement tous les soudards de ses légions, qui avaient été à cette défaite, et les renvoya hiverner en leurs stations et garnisons, exceptés aucuns de la légion décumane lesquels il avait vu en la journée faire quelques prouesses, et les capitaines des bandes, lesquels il amena avec soi devers Grandgousier.
À la vue et venue d’iceux, le bon homme fut tant joyeux que possible ne serait le décrire. Adonc leur fit un festin le plus magnifique, le plus abondant, et le plus délicieux que fût vu depuis le temps du roi Assuère. À l’issue de table, il distribua à chacun d’iceux tout le parement de son buffet, qui était au poids de dix huit cents mille quatorze besants d’or, en grands vases d’antique, grands pots, grands bassins, grands tasses, coupes, potets, candélabres, calathes, nacelles, violiers, drageoirs et autre telle vaisselle toute d’or massif, outre la pierrerie, émail et ouvrage, qui par estime de tous excédait en prix la matière d’iceux. Plus, leur fit compter de ses coffres à chacun douze cents mille écus comptants, et d’abondant à chacun d’iceux donna à perpétuité (excepté s’ils mouraient sans hoirs) ses châteaux et terres voisines, selon que plus leur étaient commodes. À Ponocrates donna la Roche-Clermaud ; à Gymnaste, le Coudray ; à Eudémon, Montpensier ; le Rivau, à Tolmère ; à Ithybole, Montsoreau ; à Acamas, Cande ; Varennes à Chironacte ; Gravot à Sébaste ; Quinquenais à Alexandre ; Ligré à Sophrone, et ainsi de ses autres places.
COMMENT GARGANTUA FIT BÂTIR POUR LE MOINE L’ABBAYE DE THÉLÈME.
Restait seulement le moine à pourvoir, lequel Gargantua voulait faire abbé de Seuillé, mais il le refusa. Il lui voulut donner l’abbaye de Bourgueil ou de Saint-Florent, laquelle mieux lui duirait, ou toutes deux, s’il les prenait à gré. Mais le moine lui fit réponse péremptoire que de moines il ne voulait charge ni gouvernement : « Car comment, disait-il, pourrai-je gouverner autrui, qui moi-même gouverner ne saurais ? S’il vous semble que je vous aie fait, et que puisse à l’avenir faire service agréable, octroyez-moi de fonder une abbaye à mon devis. » La demande plut à Gargantua, et offrit tout son pays de Thélème, jouxte la rivière de Loire, à deux lieues de la grande forêt du Port-Huault, et requit à Gargantua qu’il instituât sa religion au contraire de toutes autres.
« Premièrement donc, dit Gargantua, il n’y faudra jà bâtir murailles au circuit, car toutes autres abbayes sont fièrement murées.
— Voire, dit le moine, et non sans cause : où mur y a, et devant, et derrière, y a force murmure, envie, et conspiration mutue… »
Davantage, vu que en certains couvents de ce monde est en usance que si femme aucune y entre (j’entends des prudes et pudiques), on nettoie la place par laquelle elles ont passé, fut ordonné que si religieux ou religieuses y entrait par cas fortuit, on nettoierait curieusement tous les lieux par lesquels auraient passé, et parce que ès religions de ce monde tout compassé, limité et réglé par heures, fut décrété que là ne serait horloge, ni cadran aucun. Mais, selon les occasions et opportunités, seraient toutes les œuvres dispensées : « Car, disait Gargantua, la plus vraie perte du temps qu’il sût était de compter les heures. Quel bien en vient-il ? et la plus grande rêverie du monde était soi gouverner au son d’une cloche, et non au dicté de bon sens et entendement. »
Item, parce qu’en icelui temps on ne mettait en religion des femmes, sinon celles qu’étaient borgnes, boiteuses, bossues, laides, défaites, folles, insensées, maléficiées et tarées, ni les hommes, sinon catarrés, mal nés, niais et empêche de maison…
« À propos, dit le moine, une femme qui n’est ni belle ni bonne, à quoi vaut toile ?
— À mettre en religion, dit Gargantua.
— Voire, dit le moine, et à faire des chemises. »
— … fut ordonné que là ne seraient reçues, sinon les belles, bien formées et bien naturées, et les beaux, bien formés et bien naturés.
Item, parce que ès couvents des femmes n’entraient les hommes, sinon à l’emblée et clandestinement, fut décrété que jà ne seraient là les femmes au cas que n’y fussent les hommes, ni les hommes en cas qui n’y fussent les femmes.
Item, parce que tant hommes que femmes, une fois reçues en religion, après l’an de probation, étaient forcés et astreints y demeurer perpétuellement leur vie durante, fut établi que tant hommes que femmes là reçus sortiraient quand bon leur semblerait, franchement et entièrement.
Item, parce que ordinairement les religieux faisaient trois vœux, savoir est de chasteté, pauvreté et obédience, fut constitué que là honorablement on pût être marié, que chacun fût riche et vécût en liberté. Au regard de l’âge légitime, les femmes y étaient reçues depuis dix jusques à quinze ans, les hommes, depuis douze jusques à dix et huit.
COMMENT FUT BÂTIE ET DOTÉE L’ABBAYE DES THÉLÉMITES.
Pour le bâtiment et assortiment de l’abbaye, Gargantua fit livrer de comptant vingt et sept cents mille huit cents trente et un moutons à la grand’laine, et par chacun an, jusques à ce que le tout fût parfait, assigna sur la recette de la Dive seize cents soixante et neuf mille écus au soleil, et autant à l’étoile poussinière. Pour la fondation et entretènement d’icelle, donna à perpétuité vingt trois cents soixante neuf mille cinq cents quatorze nobles à la rose de rente foncière, indemnés, amortis et solvables par chacun an à la porte de l’abbaye, et de ce, leur passa belles lettres.
Le bâtiment fut en figure hexagone, en telle façon qu’à chacun angle était bâtie une grosse tour ronde, à la capacité de soixante pas en diamètre, et étaient toutes pareilles en grosseur et portrait. La rivière de Loire découlait sur l’aspect de septentrion. Au pied d’icelle était une des tours assise, nommée Artice. En tirant vers l’orient était une autre nommée Calaer. L’autre en suivant, Anatole ; l’autre après, Mésembrine ; l’autre après, Hespérie ; la dernière, Crière. Entre chacune tour était espace de trois cents douze pas. Le tout bâti à six étages, comprenant les caves sous terre pour un. Le second était voûté à la forme d’une anse de panier, le reste était embrunché de gui de Flandres à forme de culs-de-lampes. Le dessus couvert d’ardoise fine, avec l’endossure de plomb, à figures de petits mannequins et animaux bien assortis et dorés, avec les gouttières qui issaient hors la muraille entre les croisées, peintes en figure diagonale d’or et azur jusques en terre, où finissaient en grands échenaux, qui tous conduisaient en la rivière par-dessous le logis.
Ledit bâtiment était cent fois plus magnifique que n’est Bonivet, ni Chambourg, ni Chantilly ; car en icelui étaient neuf mille trois cents trente et deux chambres, chacune garnie d’arrière-chambre, cabinet, garde-robe, chapelle, et issue en une grande salle. Entre chacune tour, au milieu dudit corps de logis, était une vis brisée dedans icelui même corps, de laquelle les marches étaient part de porphyre, part de pierre numidique, part de marbre serpentin, longues de xxij pieds ; l’épaisseur était de trois doigts, l’assiette par nombre de douze entre chacun repos. En chacun repos étaient deux beaux arceaux d’antique, par lesquels était reçue la clarté, et par iceux on entrait en un cabinet fait à claire voie, de largeur de la dite vis, et montait jusques au-dessus la couverture, et là finissait en pavillon. Par icelle vis on entrait de chacun côté en une grande salle, et des salles ès chambres.
Depuis la tour Artice jusques à Crière étaient les belles grandes librairies en grec, latin, hébreu, français, toscan et espagnol, disparties par les divers étages selon iceux langages. Au milieu était une merveilleuse vis, de laquelle l’entrée était par le dehors du logis en un arceau large de six toises. Icelle était faite en telle symétrie et capacité que six hommes d’armes, la lance sur la cuisse, pouvaient de front ensemble monter jusques au dessus de tout le bâtiment.
Depuis la tour Anatole jusques à Mésembrine étaient belles grandes galeries, toutes peintes des antiques prouesses, histoires et descriptions de la terre. Au milieu était une pareille montée et porte, comme avons dit, du côté de la rivière. Sur icelle porte était écrit en grosses lettres antiques ce que s’en suit :
Ci n’entrez pas, hypocrites, bigots,
Vieux matagots marmiteux boursouflés,
Torcous, badauds, plus que n’étaient les Goths,
Ni Ostrogoths, précurseurs des magots ;
Hères, cagots, cafards empantouflés,
Gueux mitouflés, frapparts écorniflés.
Beffés, enflés, fagoteurs de tabus,
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COMMENT ÉTAIT LE MANOIR DES THÉLÉMITES.
Au milieu de la basse-cour était une fontaine magnifique, de bel albâtre ; au dessus, les trois Grâces, avec cornes d’abondance, et jetaient l’eau par les mamelles, bouche, oreilles, yeux et autres ouvertures du corps. Le dedans du logis sur ladite basse-cour était sur gros piliers de cassidoine et porphyre, à beaux arcs d’antique, au dedans desquels étaient belles galeries longues et amples, ornées de peintures et cornes de cerfs, licornes, rhinocéros, hippopotames, dents d’éléphants, et autres choses spectables. Le logis des dames comprenait depuis la tour Artice jusques à la porte Mésembrine. Les hommes occupaient le reste. Devant ledit logis des dames, afin qu’elles eussent l’ébattement, entre les deux premières tours, au dehors, étaient les lices, l’hippodrome, le théâtre et natatoires, avec les bains mirifiques à triple solier, bien garnis de tous assortiments et foison d’eau de myrrhe.
Jouxte la rivière était le beau jardin de plaisance ; au milieu d’icelui, le beau labyrinthe. Entre les deux autres tours étaient les jeux de paume et de grosse balle. Du côté de la tour Crière était le verger, plein de tous arbres fruitiers, toutes ordonnées en ordre quinconce. Au bout était le grand parc, foisonnant en toute sauvagine. Entre les tierces tours étaient les buttes pour l’arquebuse, l’arc et l’arbalète. Les offices, hors la tour Hespérie, à simple étage. L’écurie au-delà des offices. La fauconnerie au-devant d’icelles, gouvernée par asturciers bien experts en l’art, et était annuellement fournie par les Candiens, Vénitiens et Sarmates, de toutes sortes d’oiseaux paragons, aigles, gerfauts, autours, sacres, laniers, faucons, éperviers, émerillons et autres, tant bien faits et domestiqués que, partants du château pour s’ébattre ès champs, prenaient tout ce que rencontraient. La vénerie était un peu plus loin, tirant vers le parc.
Toutes les salles, chambres et cabinets, étaient tapissés en diverses sortes, selon les saisons de l’année. Tout le pavé était couvert de drap vert. Les lits étaient de broderie. En chacune arrière-chambre était un miroir de cristallin, enchâssé en or fin, au tour garni de perles, et était de telle grandeur qu’il pouvait véritablement représenter toute la personne. À l’issue des salles du logis des dames, étaient les parfumeurs et testonneurs, par les mains desquels passaient les hommes quand ils visitaient les dames. Iceux fournissaient par chacun matin les chambres des dames d’eau rose, d’eau de naphe et d’eau d’ange, et à chacune la précieuse cassolette vaporante de toutes drogues aromatiques.
COMMENT ÉTAIENT RÉGLÉS LES THÉLÉMITES À LEUR MANIÈRE DE VIVRE.
Toute leur vie était employée, non par lois, statuts ou règles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les parforçait ni à boire, ni à manger, ni à faire chose autre quelconques. Ainsi l’avait établi Gargantua. En leur règle n’était que cette clause :
FAIS CE QUE TU VOUDRAS,
parce que gens libères, bien nés, bien instruits, conversants en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux et retire de vice, lequel ils nommaient honneur. Iceux, quand par vile subjection et contrainte sont déprimés et asservis, détournent la noble affection par laquelle à vertu franchement tendaient, à déposer et enfreindre ce joug de servitude, car nous entreprenons toujours choses défendues et convoitons ce que nous est dénié.
Par cette liberté, entrèrent en louable émulation de faire tous ce qu’à un seul voyaient plaire. Si quelqu’un ou quelqu’une disait Buvons, tous buvaient. Si disait : « Jouons, » tous jouaient. Si disait : « Allons à l’ébat ès champs, tous y allaient. Si c’était pour voler ou chasser, les dames, montées sur belles haquenées, avec leur palefroi gorrier, sur le poing mignonnement engantelé portaient chacune ou un épervier, ou un laneret, ou un émerillon ; les hommes portaient les autres oiseaux.
Tant noblement étaient appris, qu’il n’était entre eux celui ni celle qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments harmonieux, parler de cinq à six langages, et en iceux composer, tant en carme qu’en oraison solue. Jamais ne furent vus chevaliers tant preux, tant galants, tant dextres à pied et à cheval, plus verts, mieux remuants, mieux maniants tous bâtons, que là étaient. Jamais ne furent vues dames tant propres, tant mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l’aiguille, à tout acte mulièbre honnête et libre, que là étaient. Par cette raison quand le temps venu était que aucun d’icelle abbaye, ou à la requête de ses parents, ou pour autre cause, voulût issir hors, avec soi il emmenait une des dames, celle laquelle l’aurait pris pour son dévot, et étaient ensemble mariés, et si bien avaient vécu à Thélème en dévotion et amitié, encore mieux la continuaient-ils en mariage, d’autant s’entr’aimaient-ils à la fin de leurs jours comme le premier de leurs noces…