Scène V


Julie (surgissant brusquement hors de sa chambre ; elle est dans la même tenue que précédemment, mais sans seau.)
Bastien, je t'en prie, viens ! ce petit me rendra folle ! Je ne peux pas en venir à bout !
À la voix de Julie, Chouilloux s'est levé.

Follavoine (bondissant vers sa femme et vivement, à voix couverte.)
Ah ! çà, tu perds la tête ! Tu viens ici comme ça ! Regarde-toi, je t'en prie ! (Indiquant Chouilloux.)
Monsieur Chouilloux !

Julie (sans même se retourner vers Chouilloux.)
Je m'en fiche de M. Chouilloux !…

Chouilloux
Hein ?

Follavoine (affolé.)
Mais non ! mais non ! Je t'en prie ! (Présentant à tort et à travers.)
Monsieur Chouilloux ! Ma femme !

Chouilloux (s'inclinant.)
Madame !

Julie (très rapidement.)
Oui ! bonjour, monsieur ! Vous m'excuserez, n'est-ce pas, de me montrer ainsi… !

Chouilloux (très talon rouge.)
Mais je vous en prie, madame ! une jolie femme est bien de toutes les façons !

Julie (n'écoutant pas ce qu'il dit.)
Trop aimable ! merci ! (À son mari.)
Je t'en prie, il n'y a pas moyen de venir à bout de ce petit ! Quand on lui parle de purgation…

Follavoine
Oui ! Eh ! bien, tant pis ! je regrette ! Je suis là à causer sérieusement avec M. Chouilloux ! j'ai autre chose à faire que de m'occuper des purgations de ton fils.

Julie (indignée, à Chouilloux.)
Oh !… voilà un père, monsieur ! Voilà un père !
(Elle passe n° 1.)

Chouilloux (ne sachant que répondre)
Oui, madame ! oui !

Follavoine (sur un ton impératif.)
Je te prie d'aller t'habiller ! Je suis honteux pour toi de voir dans quel état tu oses te montrer ! Il faut vraiment n'avoir aucun souci de sa dignité…

Julie
Ah ! bien, si tu crois que je vais m'occuper de ma toilette dans des moments pareils !

Chouilloux (voulant paraître s'intéresser.)
Vous avez un enfant souffrant, madame ?

Julie (sur un ton douloureux.)
Oui, monsieur, oui !

Follavoine (haussant les épaules.)
Mais il n'a rien, monsieur Chouilloux ! il n'a rien !

Julie (comme un argument sans réplique.)
Enfin il n'a pas été ce matin.

Chouilloux
Ah ? Ah ?

Follavoine
Eh ! bien, oui ! il a un peu de paresse d'intestin.

Julie
Il appelle ça rien, lui ! il appelle ça rien ! On voit bien qu'il ne s'agit pas de lui !

Follavoine
Enfin, quoi ? c'est l'affaire d'une purgation !

Julie
Oui, oh ! je sais bien ! Mais purge-le, si tu peux, toi. C'est pour ça que je te dis de venir. Seulement, il n'y a pas de danger ! Toutes les corvées c'est pour moi !

Follavoine
Vraiment, ne dirait-on pas qu'il s'agit de quelque chose de grave !

Chouilloux (hochant la tête, et gravement.)
Ce n'est pas grave, en effet ; mais, tout de même, il ne faut pas jouer avec ces choses-là !

Julie
Ah ! Tu vois ce que dit monsieur… qui a du savoir.

Follavoine (flagorneur.)
Ah ! vraiment, monsieur Chouilloux… ?

Chouilloux (id.)
Evidemment !… Evidemment !… (À Julie.)
Est-ce que l'enfant est sujet — pardonnez-moi le mot — à la constipation ?

Julie
Il a plutôt une tendance, oui.

Chouilloux
Oui ? Eh ! bien… il faut surveiller ça ! parce qu'un beau jour, ça dégénère en entérite, et c'est le diable pour s'en défaire.

Julie (à Follavoine.)
Là ! Là ! Tu vois ?

Chouilloux
Je peux vous en parler savamment : j'en ai eu une, qui m'a duré cinq ans !

Julie (instinctivement tournant la tête vers sa chambre ou est son fils.)
Ah ! (Dans le mouvement de retour de la tête du côté de Chouilloux.)
Pauv'Bébé !

Chouilloux (s'inclinant.)
Merci !

Julie
Comment ?

Chouilloux
Ah ! pardon, je croyais que c'était à moi que…

Julie
Non !… Non !

Chouilloux
Oui, madame, cinq ans ! J'avais attrapé ça à la guerre.

Julie
En 70 !

Chouilloux
Non, en 98.

Julie (le regardant, un peu désorientée.)
En 98 ? Mais… il n'y a pas eu de guerre, en 98.

Chouilloux
"À la guerre, à la guerre" ! au ministère de la Guerre !… où je suis fonctionnaire.

Julie
Ah ! bon !

Follavoine
Oui, parce que M. Chouilloux est…

Julie
Oui, oui, je sais.

Chouilloux
Souvent, j'avais soif… je buvais de l'eau, qu'on prenait là, n'importe où… J'étais le monsieur qui disait : "Ah ! là, là !… les microbes !… l'eau du robinet, voilà !…" Oui, eh bien ! à ce régime, je me suis collé la bonne entérite ! et, résultat : j'ai dû aller trois ans de suite à Plombières !

Julie (sautant là-dessus.)
Ah ! Alors, pour Bébé, vous croyez que Plombières… ?

Chouilloux
Ah ! Non !… non, lui, il aurait plutôt l'entérite à forme constipée : Châtel-Guyon conviendrait mieux. Moi, j'avais en quelque sorte l'entérite… Mais si on s'asseyait ?

Follavoine (tandis que Chouilloux et Julie s'asseyent sur le canapé.)
C'est ça, monsieur Chouilloux ! tout ça est si intéressant !
(Il est allé chercher près de son bureau la chaise volante qu'il apporte près du canapé et s'y assied.)

Chouilloux
… J'avais plutôt, dis-je, l'entérite — pardonnez-moi cette confidence !  — l'entérite relâchée…

Julie
Ah ?… Ah ?

Follavoine (flagorneur.)
Ah ! comme c'est intéressant, monsieur Chouilloux.

Chouilloux
Alors, Plombières était désigné. Ah ! quel régime !

Julie (tout à ce qui l'intéresse.)
Et… qu'est-ce qu'on vous fait faire, à Châtel-Guyon ?

Chouilloux (légèrement interloqué.)
Hein ! à… ? Je ne sais pas madame ; je n'y ai pas été. (Revenant à ce qui l'intéresse.)
Mais à Plombières… ! Tous les matins, une douche ascendante : un litre, un litre et demi.

Julie
Oui, ça, ça m'est égal ! Mais vous ne savez pas si à Châtel-Guyon… ?

Chouilloux
Mais non, madame, je vous dis, je n'y ai pas été !… (Revenant à ses moutons.)
Une fois la douche terminée, je prenais un bain… un bain d'une heure ; après quoi un massage…

Julie (pressée d'en revenir à ce qui l'intéresse.)
Oui !… oui…

Chouilloux
Après quoi, le repas ; rien que des plats blancs : purées, pâtes, macaroni, nouilles ; gâteaux de riz, de semoule…

Julie
Oui, mais… à Châtel-Guyon… ?

Follavoine (se levant, agacé.)
Oh ! mais puisque M. Chouilloux te dit qu'il n'y a pas été !

Chouilloux
Oui, je suis désolé, mais…

Follavoine
Il ne peut te parler que de son régime de Plombières.

Julie (le plus ingénument du monde.)
Mais je m'en moque, moi, de son régime de Plombières.

Chouilloux (décontenancé.)
Ah ?… pardon !

Julie
En quoi veux-tu que ça m'intéresse le régime de Plombières de M. Chouilloux, puisque pour Bébé c'est Châtel-Guyon ! (Se levant.)
M. Chouilloux, qui est un homme intelligent, me comprend très bien.

Chouilloux (pendant que Julie passe n° 2.)
Mais oui ! mais oui !

Julie
Il pourrait aussi me raconter comment on pêche la morue à Terre-Neuve ; ça serait très intéressant ; ça n'aurait rien à voir avec la santé de Toto.

Chouilloux (conciliant.)
Evidemment ! évidemment !

Julie
Je ne suis pas là pour écouter des histoires ; j'ai à purger Bébé !

Follavoine (qui en a par-dessus la tête.)
Eh ! ben, bon ! bien ! ça va bien ! va purger Bébé !

Julie (très aimable, à Chouilloux.)
Vous m'excusez, n'est-ce pas, monsieur ?

Chouilloux (se levant.)
Je vous en prie, madame.

Julie (sèche, à Follavoine.)
Alors, tu ne veux pas venir ? non ?

Follavoine
Ah ! non ! non !

Julie
Oh ! ce père ! ce père !

Follavoine
Oui ! C'est entendu ! bon ! Et habille-toi !

Julie
Oui ! Oh !… Oh ! ce père !
(Elle sort.)

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