Scène IV


Rose (arrivant du fond et introduisant Chouilloux.)
Monsieur Chouilloux !

Follavoine
Veux-tu remp… !

Chouilloux (descend légèrement en scène. Il est en redingote, rosette de la Légion d'honneur à la boutonnière.)
Bonjour, cher monsieur Follavoine !

Follavoine (sans se retourner.)
Ah ! foutez-moi la p… ! (Se retournant à ce moment, tandis que Rose sort, et reconnaissant Chouilloux.)
Oh ! pardon !… monsieur Chouilloux ! Déjà !

Chouilloux
Est-ce que j'arrive trop tôt ?

Follavoine
Du tout ! du tout ! Seulement je conversais avec madame Follavoine ; alors, je n'avais pas entendu sonner.

Chouilloux
J'ai sonné, cependant ; et on m'a ouvert. (Badin. )
Je n'ai pas encore le don de traverser les murailles !

Follavoine (flagorneur.)
Ah ! Charmant ! Charmant !

Chouilloux (modeste.)
Oh ! mon Dieu… !

Follavoine (lui prenant son chapeau des mains.)
Si vous voulez vous débarrasser !

Chouilloux
Trop aimable ! (Descendant et s'arrêtant stupéfait à la vue du seau de toilette.)
Tiens !

Follavoine (qui a déposé le chapeau de Chouilloux sur le rebord de la bibliothèque de gauche, descendant vivement pour se placer entre le seau et Chouilloux.)
Oh ! pardon ! Excusez ! Je vous en prie ! C'est ma femme qui est venue ici tout à l'heure ; elle tenait ça à la main, et, alors, par distraction… (En parlant, il est remonté jusqu'à la porte du fond. L'ouvrant et appelant d'une voix rude.)
Rose !… Rose !(Voix de Rose)
 :
Monsieur !

Follavoine
Eh ! bien, venez ! (À Chouilloux, tout en redescendant vers lui de telle sorte que le seau soit entre eux deux.)
Je suis confus, vraiment ! Surtout un jour où j'ai l'honneur… !

Chouilloux (s'inclinant à plusieurs reprises.)
Oh ! je vous en prie ! je vous en prie !

Follavoine (avec force courbettes.)
Je dis ce que je pense, monsieur Chouilloux ! je dis ce que je pense !

Chouilloux (de même.)
Trop aimable !… oui ! vraiment… !

Rose (paraissant au fond.)
Monsieur m'a appelée ?

Follavoine
Oui. Tenez ! Enlevez donc le seau de madame.

Rose (stupéfaite.)
Ah !… Qu'est-ce qu'il fait là ?(Follavoine)
 :
C'est madame qui l'a laissé… par mégarde.(Rose)
 :
Ah ! ben… ! Madame a dû, bien sûr, le chercher !
(Elle le ramasse.)

Follavoine
Oui, c'est bien, allez ! (Remontant à la suite de Rose et la poussant vers la chambre de Julie.)
Et tenez ! allez donc dire à madame que M. Chouilloux est là !

Rose
Oui, monsieur.
(Elle sort pan coupé gauche.)

Chouilloux (vivement, remontant vers Follavoine.)
Oh ! Je vous en prie ! Ne dérangez pas madame.

Follavoine
Laissez ! Laissez ! Si je ne la presse pas un peu… ! Les femmes ne sont jamais prêtes !

Chouilloux
Ah ! bien ! Je ne peux pas dire ça de la mienne !… Tous les matins, c'est la première sortie ! le footing lui est recommandé ; moi ce n'est plus de mon âge ; alors elle a son cousin… qui marche avec elle.

Follavoine (étourdiment aimable.)
Oui ! oui ! en effet C'est… c'est ce qu'on m'a dit !…

Chouilloux
Ca fait tout à fait mon affaire.

Follavoine
Oui, ça… ça ne sort pas de la famille.

Chouilloux
Ca ne sort pas de la famille… et puis ça ne me fatigue pas !… (Ils rient. — En pivotant pour descendre en scène, Chouilloux aperçoit le vase de nuit sur la table.)
Ah ! je vois qu'on s'occupe de notre affaire !

Follavoine (qui est descendu également.)
Ah ! oui !… oui !

Chouilloux (sur le ton d'un homme sûr de son fait. Indiquant le vase de nuit.)
C'est le pot de chambre.

Follavoine
C'est le… oui !… oui… Ah ! vous avez reconnu ?

Chouilloux (modeste)
Oui, oh !… (En ce disant il a gagné un peu la droite devant la table. Se retournant et considérant le vase.)
Eh ! bien, mais ça ne paraît pas mal !… bien conditionné !…

Follavoine
Oh ! pour être conditionné, ça !

Chouilloux
Et alors, c'est de la porcelaine incassable ?
(Il cogne le vase avec son index replié.)

Follavoine (remontant au-dessus de sa table.)
Incassable, parfaitement.

Chouilloux (en contemplation devant le vase.)
Ainsi voyez !… (Brusquement, s'asseyant sur le fauteuil qui est à droite de la table.)
Non, je vous demande ça, parce que c'est le point qui avait retenu notre attention, à M. le sous-secrétaire d'Etat et à moi.

Follavoine
Aha ! oui, oui ?

Chouilloux
Parce que, pour la porcelaine ordinaire, après mûre réflexion, nous n'en voulons pas.

Follavoine
Oh ! que je vous comprends !

Chouilloux
La moindre des choses, c'est cassé !

Follavoine
Ah !… tout de suite !

Chouilloux
Ce serait gaspiller l'argent de l'Etat.

Follavoine
Absolument ! (Indiquant son vase.)
Tandis que ça : bravo ! c'est solide ! on n'en voit pas la fin ! (Descendant en scène.)
Non, mais, tenez, prenez en main, vous qui êtes connaisseur !

Chouilloux
Oh !… pas plus que ça !

Follavoine
Si ! Si ! Voyez comme c'est léger !

Chouilloux (prenant le vase et le soupesant.)
Oh ! c'est curieux ! Ça ne pèse pas son poids !

Follavoine (prenant le poignet de Chouilloux et l'agitant de façon à imprimer au vase un mouvement de poêle à frire.)
Et comme c'est agréable à la main ?… hein ?… C'est-à-dire que ça devient un plaisir. (Changeant de ton.)
Bien entendu, nous faisons ça en blanc et en couleur ; si vous le désirez, pour l'armée, rayé comme les guérites, par exemple… aux couleurs nationales… ?

Chouilloux
Oh ! non ! Ce serait prétentieux.

Follavoine
Je suis de cet avis ; et vraiment une augmentation de dépense inutile.

Chouilloux
Eh bien, mais c'est à voir, ça ! c'est à voir ! (Il repose le vase sur la table et revient à Follavoine.)
On nous a présenté également des vases en tôle émaillée, ce n'est pas mal non plus.

Follavoine
Oh ! monsieur Chouilloux ! non !… ce n'est pas sérieux !… Vous n'allez pas prendre de la tôle émaillée !

Chouilloux
Pourquoi pas ?

Follavoine
Mais parce que !… Il ne s'agit plus là de mon intérêt personnel ; je le laisse de côté ! Mais la tôle émaillée, monsieur Chouilloux ! mais ça sent tout de suite mauvais ; et puis ça n'a pas la propreté de la porcelaine ! (Indiquant son vase.)
Ca, à la bonne heure !

Chouilloux
Evidemment, il y a du pour et du contre.

Follavoine
Sans parler de la question d'hygiène !… Vous n'êtes pas sans savoir qu'il est reconnu que la plupart des appendicites sont dues à l'emploi des ustensiles émaillés.

Chouilloux (moitié riant, moitié sérieux.)
Oui, oh ! bien, là ! étant donné l'usage qu'on en veut faire, je ne crois pas que…

Follavoine
On ne sait jamais, monsieur Chouilloux ! la jeunesse est si légère ! On veut étrenner le récipient tout neuf ; on fait un punch monstre ; la chaleur fait craquer l'émail ; quelques parcelles tombent ; on boit, on en avale… Enfin, vous savez ce que c'est ?

Chouilloux
Moi ? non !… Non, je vous jure qu'il ne m'est jamais arrivé de boire du punch dans…

Follavoine
Non ! mais vous avez été soldat.

Chouilloux
Pas davantage ! J'ai passé mon conseil de révision ; on m'a fait mettre tout nu et on m'a dit : "Vous ne devez pas avoir une bonne vue !" Ca a décidé de ma vocation militaire : j'ai fait toute ma carrière au ministère de la Guerre.

Follavoine
Ah ?… Ah ? Eh bien, croyez-moi monsieur ! pas de tôle émaillée ! prenez, si vous voulez, du caoutchouc durci ! du celluloïd ! soit ! Quoique au fond rien ne vaut la porcelaine ! le seul défaut, c'est la fragilité ; eh ! bien, du moment qu'on a paré à cet inconvénient ! Tenez, d'ailleurs, vous allez voir. (Voulant aller à la table dont Chouilloux lui obstrue le chemin.)
Pardon !

Chouilloux (ne comprenant pas où il veut en venir et s'effaçant dans le sens du mouvement de Follavoine.)
Pardon !

Follavoine (indiquant son vase sur la table.)
Non, je vais…

Chouilloux (s'effaçant pour le laisser passer.)
Ah ! pardon !

Follavoine (prenant le vase sur la table.)
Vous allez voir la solidité. (Il élève le vase en l'air comme pour le lancer par terre, puis se ravise.)
Non ! ici, avec le tapis, Ça ne prouverait rien !… mais là, dans le couloir, c'est du plancher… Vous allez voir !(Il est allé, tout en parlant, ouvrir la porte du fond toute grande et redescend avec son vase devant le trou du souffleur, à côté de Chouilloux. Indiquant à Chouilloux le point où il faut regarder.)
Là-bas, monsieur Chouilloux ! (Chouilloux fait mine d'y aller. Follavoine le retenant.)
Non, restez ici, mais regardez là-bas ! (Au moment de lancer son vase.)
Suivez-moi bien ! (Le balançant pour lui donner de l'élan)
Une !… deux !… trois !… (Lançant le vase et pendant sa trajectoire.)
Hop ! Voilà.
Au moment même où il dit "voilà !" le vase tombe et se brise ; les deux personnages restent un instant bouche bée, comme stupéfiés.

Chouilloux (décrivant un demi-cercle autour de Follavoine toujours figé et se trouvant ainsi, face à lui, légèrement au-dessus et à droite, et, parlant, face au public.)
C'est cassé !

Follavoine
Hein ?

Chouilloux
C'est cassé !

Follavoine
Ah ! oui, c'est… C'est cassé.

Chouilloux (qui est remonté jusqu'à la porte.)
Il n'y a pas !… ça n'est pas un effet d'optique.

Follavoine (qui est remonté également.)
Non ! non ! C'est bien cassé ! C'est curieux ! Je ne comprends pas ! Car, enfin, je vous jure, c'est la première fois que ça lui arrive.

Chouilloux (descendant.)
Il s'est peut-être trouvé une paille.
Follavoine (descendant également.)
Peut-être oui !… D'ailleurs, au fond, je ne suis pas fâché de cette expérience ; elle prouve justement que… que… Enfin, comme on dit : "l'exception confirme la règle" Parce que, jamais ! jamais ça ne se casse !

Chouilloux
Jamais ?

Follavoine
Jamais ! Ou alors, je ne sais pas : une fois sur mille !

Chouilloux
Ah ! Une fois sur mille.

Follavoine
Oui, et… et encore ! D'ailleurs vous allez voir ! (Remontant vers la bibliothèque.)
J'ai là un autre exemplaire ; nous allons pouvoir le lancer et le relancer… (Redescendant avec un second vase qu'il a pris dans la bibliothèque.)
Ne tenez pas compte de celui-là : c'est une mauvaise cuisson.

Chouilloux
Oui, c'est un mal cuit.

Follavoine
Voilà. (Allant se placer devant le trou du souffleur, à côté de Chouilloux qui y est déjà.)
Regardez bien : une… deux…(Se ravisant.)
Non, tenez ! Lancez-le vous-même !
(Il lui met le vase dans la main.)

Chouilloux
Moi !

Follavoine
Oui ! Comme ça vous vous rendrez mieux compte.

Chouilloux
Ah ?…
(Follavoine s'efface un peu à droite ; Chouilloux prend la place de Follavoine, tout cela sans changer de numéro. )

Follavoine
Allez !

Chouilloux
Oui ! (Balançant le vase.)
Une… deux…
(Il s'arrête, très ému.)

Follavoine
Eh ! bien ! Allez ! Qu'est-ce qui vous arrête ?

Chouilloux
C'est que c'est la première fois qu'il m'arrive de jouer au bowling avec…

Follavoine
Allez ! Allez ! N'ayez pas peur ! (Pour le tranquilliser.)
Je vous dis : un sur mille !

Chouilloux
Une ! deux ! et trois !
(Il lance le vase.)

Follavoine (pendant la trajectoire.)
Hop ! (Au moment où le vase arrive à terre.)
Voilà !
Le vase éclate en morceaux. Même jeu que précédemment ; ils restent tous deux comme médusés.

Chouilloux (après un temps, remontant jusqu'à la porte pour bien constater le dégât.)
C'est cassé !

Follavoine (qui est remonté également.)
C'est cassé, oui ! C'est cassé !…

Chouilloux
Deux sur mille !…

Follavoine
Deux sur mille, oui ! Ecoutez ! Je n'y comprends rien ; il y a là quelque chose que je ne m'explique pas ! Evidemment ça doit tenir à la façon de lancer le vase ; je sais que, quand c'est mon contremaître qui l'envoie, jamais, au grand jamais… !

Chouilloux
Ah ! jamais ?

Follavoine
Jamais !

Chouilloux (allant s'asseoir sur le canapé, tandis que Follavoine referme la porte du fond.)
C'est tout à fait intéressant.

Follavoine
Oui, oh ! mais non !… ça n'est pas encore ça !… Evidemment vous avez pu vous rendre compte de la différence qui existe entre la porcelaine cassable et…

Chouilloux (achevant la phrase pour lui.)
…la porcelaine incassable.

Follavoine
Oui !… Mais tout de même ces expériences ne sont pas assez concluantes pour fixer votre religion.

Chouilloux
Mais si, mais si, je me rends très bien compte… Quoi ! c'est ces mêmes vases-là ! Seulement, au lieu de se casser, ils ne se cassent pas !

Follavoine
Voilà !

Chouilloux
Tout à fait intéressant !

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