Acte IV



(Un vieux jardin dépendant de la maison des Prozorov. Une longue allée de sapins qui mène à une rivière. Sur l'autre berge, une forêt. À droite, la terrasse de la maison ; sur la table, une bouteille et des verres ; on vient de boire du champagne. Il est midi. Des passants traversent parfois le jardin, pour aller de la rue à la rivière ; cinq soldats passent rapidement.Tchéboutykine, d'une humeur placide qu'il gardera pendant tout l'acte, est assis dans un fauteuil, dans le jardin, où il attend qu'on l'appelle. Il porte une casquette ; il a une canne à la main. Sur la terrasse, Irina, Koulyguine (une décoration au cou, la moustache rasée), et Touzenbach font leurs adieux à Fedotik et à Rodé, qui descendent les marches. Les deux officiers sont en tenue de campagne.)

TOUZENBACH (embrassant Fedotik.)
Vous êtes un chic type, on était de bons copains. (Il embrasse Rodé.)
Encore une fois…
Adieu, mon cher !

IRINA
Au revoir !

FEDOTIK
Pas au revoir : adieu. Nous ne nous reverrons plus !

KOULYGUINE
Qui sait ! (Il s'essuie les yeux en souriant.)
Voilà que je pleure, moi aussi !

IRINA
Nous nous rencontrerons peut-être un jour.

FEDOTIK
Dans dix ou quinze ans ? Nous aurons de la peine à nous reconnaître, nous nous saluerons froidement… (Il prend une photo.)
Ne bougez pas. C'est la dernière.

RODÉ (étreint Touzenbach.)
Nous ne nous reverrons plus… (Il baise la main d'Irina.)
Merci pour tout, pour tout.

FEDOTIK (avec dépit.)
Mais attends donc un peu !

TOUZENBACH
Si Dieu le veut, oui, nous nous reverrons.
Écrivez-nous. Sans faute !

RODÉ (embrassant le jardin du regard.)
Adieu, les arbres ! (Il crie :)
Hop-hop ! (Un temps.)
Adieu, écho !

KOULYGUINE
Qui sait, vous allez peut-être vous marier, là- bas, en Pologne. Votre Polonaise vous embrassera et vous appellera : "Kochane" "Chéri" en polonais. (N.d.T.Il rit.)

FEDOTIK (consultant sa montre.)
Il nous reste à peine une heure. De notre batterie, Soliony seul s'en ira en barque, nous autres, nous partirons avec les troupes.
Aujourd'hui, trois batteries s'en vont en formation divisionnaire, trois autres demain, et à nouveau le calme et le silence dans la ville.

TOUZENBACH
Et un ennui mortel.

RODÉ
Mais où est Maria Serguéevna ?

KOULYGUINE
Macha est dans le jardin.

FEDOTIK
Nous voudrions lui dire adieu.

RODÉ
Adieu, il faut partir, sinon je vais pleurer… (Il (étreint rapidement Touzenbach et Koulyguine, ) baise la main d'Irina.)
Nous avons passé ici des jours heureux…

FEDOTIK (à Koulyguine.)
Un petit souvenir pour vous… un carnet avec un crayon… Nous descendrons vers la rivière par là… (Ils s'éloignent en se retournant.)

RODÉ (criant.)
Hop-hop !

KOULYGUINE (criant.)
Adieu ! (Au fond de la scène, Fedotik et Rodé rencontrent Macha et prennent congé d'elle ; elle sort avec eux.)

IRINA
Partis… (Elle s'assoit sur la première marche de la terrasse.)

TCHÉBOUTYKINE
Ils ont oublié de me dire adieu.

IRINA
Et vous, à quoi avez-vous donc pensé ?

TCHÉBOUTYKINE
Oui, je l'ai oublié moi-même, je ne sais comment. D'ailleurs, je les reverrai bientôt : je pars demain. Oui… Un jour encore… Dans un an, j'aurai ma retraite, alors je reviendrai ici, et je finirai mes jours auprès de vous. Il ne me reste qu'un an à tirer pour avoir ma pension. (Il fourre (un journal dans sa poche, en tire un autre.) )
Quand je reviendrai, je changerai ma manière de vivre, de fond en comble… Je serai bien sage, bien pla… placide, tout à fait convenable…

IRINA
Oui, il faudrait bien que vous changiez votre manière de vivre, mon cher ami… Vraiment, oui !

TCHÉBOUTYKINE
Oh ! je le sens bien moi-même. (Il chantonne :)
Tarara-boum-bié !

KOULYGUINE
Il est incorrigible, notre Ivan Romanytch !
Incorrigible !

TCHÉBOUTYKINE
Vous devriez me prendre comme élève, vous me corrigeriez !

IRINA
Fedor s'est rasé la moustache. Je ne peux pas le voir comme ça !

KOULYGUINE
Et pourquoi ?

TCHÉBOUTYKINE
Je dirais bien à quoi vous ressemblez, mais je n'ose pas.

KOULYGUINE
Tans pis ! C'est l'usage, le modus vivendi.
Notre directeur s'est fait raser la moustache, et moi aussi, depuis qu'on m'a nommé inspecteur.
Cela ne plaît à personne, mais je ne m'en fais pas.
Je suis content. Avec ou sans moustache, je suis content. (Il s'assoit. Au fond du jardin, André promène son enfant dans une petite voiture.)

IRINA
Cher Ivan Romanytch, mon bon ami, je suis terriblement inquiète. Dites-moi, vous étiez sur le boulevard hier soir, qu'est-ce qui s'est passé là- bas ?

TCHÉBOUTYKINE
Ce qui s'est passé ? Rien du tout. Des bêtises.(Il lit son journal.)
C'est égal !

KOULYGUINE
On raconte que Soliony et le baron se sont rencontrés hier, sur le boulevard, près du théâtre…

TOUZENBACH
À quoi bon parler de cela ? Pourquoi, voyons… (Il fait un geste de la main et rentre dans la maison.)

KOULYGUINE
Près du théâtre… Soliony a cherché chicane au baron, qui n'a pu le supporter et l'a insulté…

TCHÉBOUTYKINE
Je n'en sais rien. Des bêtises.KOULYGUINE On raconte que Soliony est amoureux d'Irina et que c'est pour ça qu'il déteste le baron… C'est naturel, Irina est une bien charmante jeune fille.
Elle ressemble même un peu à Macha, aussi pensive qu'elle. Seulement toi, Irina, tu as un caractère plus doux. Quoique Macha, elle aussi, ait très bon caractère. Je l'aime, Macha. (On entend, au fond du jardin, des "Hou-hou ! Hop-hop !")

IRINA (tressaille.)
Tout m'effraie aujourd'hui ! (Un temps.)
J'ai tout emballé, et après le dîner j'expédierai mes affaires. Nous nous marions demain, le baron et moi, et nous partons aussitôt pour la briqueterie. Après-demain, je serai déjà à l'école, une vie nouvelle commencera pour moi. Que Dieu veuille me venir en aide ! Quand j'ai passé mon examen d'institutrice, j'ai pleuré de joie, de béatitude… (Un temps.)
Une charrette viendra tout à l'heure chercher mes affaires.KOULYGUINE Tout cela est bel et bon, mais pas très sérieux.
Des idées, oui, mais aucun sérieux. Cela ne m'empêche pas de te souhaiter de tout cœur…

TCHÉBOUTYKINE (attendri.)
Ma gentille, ma douce ! Ma petite fille toute en or ! Vous êtes allés loin, vous autres, pas moyen de vous rattraper. Je suis resté en arrière, comme un oiseau migrateur, qui a vieilli et ne peut plus voler. Envolez-vous, mes chers, envolez-vous et que Dieu vous garde ! (Un temps.)
Vous avez eu tort, Fédor Iliitch, de vous raser la moustache.

KOULYGUINE
Laissez-moi donc ! (Il soupire.)
Les militaires partiront aujourd'hui, et tout reprendra comme par le passé. Quoi qu'on dise, Macha est une femme honnête et très bonne, je l'aime beaucoup, je remercie mon sort… Nous n'avons pas tous le même !… Il y a ici un nommé Kozyrev, qui travaille aux contributions indirectes. Il était au lycée avec moi, mais on l'a renvoyé de cinquième parce qu'il était incapable de comprendre le ut consecutivum. Maintenant, il est dans la misère noire, malade, et quand je le rencontre, je lui dis : "Bonjour, (ut )
consecutivum !" Il répond : "Oui, consecutivum, c'est bien ça", et il se met à tousser. Tandis que moi j'ai toujours eu de la chance, on m'a même décoré du Stanislas, deuxième degré, et c'est moi qui enseigne aux autres ce fameux ut consecutivum. Bien sûr, je suis intelligent, plus intelligent que beaucoup d'autres, mais le bonheur n'est pas là… (Dans la maison, on joue au piano "La prière d'une vierge".)

IRINA
Demain soir, je n'entendrai plus cette "Prière d'une vierge", je ne rencontrerai plus Protopopov… (Un temps.)
Protopopov est là, au salon ; il est encore venu aujourd'hui…

KOULYGUINE
La directrice n'est pas encore rentrée ?

IRINA
Non. On l'a envoyé chercher. Si vous saviez combien il m'est pénible de vivre ici, seule, sans Olia ! Elle habite au lycée ; elle est directrice, elle est occupée toute la journée, et moi je suis seule, je m'ennuie, je n'ai rien à faire, j'ai ma chambre en horreur… Alors j'ai pris une décision : s'il est dit que je ne dois pas aller à Moscou, soit, je m'incline. Tel est mon destin. Il n'y a rien à faire… Tout dépend de la volonté de Dieu, c'est vrai. Nicolas Lvovitch m'a demandée en mariage.
Eh bien, j'ai réfléchi, et j'ai dit oui. C'est un homme excellent, c'est même étonnant comme il est bon. Et soudain c'est comme si j'avais eu des ailes, je suis devenue plus gaie, je me suis sentie légère, et de nouveau je ressens le désir de travailler, travailler… Seulement, hier, il s'est passé quelque chose de mystérieux, qui me menace…

TCHÉBOUTYKINE
Des bêtises.

NATACHA (à la fenêtre.)
Voilà la directrice !

KOULYGUINE
La directrice est arrivée. Allons-y ! (Il entre avec Irina dans la maison.)

TCHÉBOUTYKINE (lisant son journal, en fredonnant.)
Tarara-boum-bié… (Macha s'approche ; dans le fond, André pousse la voiture d'enfant.)

MACHA
Le voici, assis bien tranquillement…

TCHÉBOUTYKINE
Et après ?

MACHA (s'assoit.)
Rien… Vous avez aimé ma mère ?

TCHÉBOUTYKINE
Oui. Beaucoup.

MACHA
Et elle ? Vous a-t-elle aimé ?

TCHÉBOUTYKINE (après un silence.)
Ça, je ne m'en souviens plus.

MACHA
Il est ici, le mien ? Marfa, notre cuisinière, appelait comme ça son agent de police, dans le temps : le mien… Il est ici ?

TCHÉBOUTYKINE
Pas encore.

MACHA
Lorsqu'on prend son bonheur par petits bouts, par bribes, et qu'on le perd, comme moi, on devient grossier, peu à peu, on devient méchant.(Elle montre sa poitrine.)
Ça bout, là-dedans. ((Regardant son frère André, qui pousse la ) voiture :)
Voilà notre André, notre frère… Toutes ses espérances évanouies. Des milliers d'hommes hissaient une cloche, cela avait coûté beaucoup d'efforts et d'argents, et brusquement, elle est tombée, en miettes. Comme ça, sans aucune raison. André de même…

ANDRÉ
Quand vont-ils enfin se calmer, dans la maison ? Il y a un de ces bruits !…

TCHÉBOUTYKINE
Bientôt. (Il regarde sa montre.)
J'ai une montre ancienne, à répétition. (Il la remonte ; elle sonne.)
La première, la deuxième et la cinquième batterie partiront à une heure juste.(Un temps.)
Et moi, demain.

ANDRÉ
Pour toujours ?

TCHÉBOUTYKINE
Je ne sais pas. Je reviendrai peut-être dans un an. Bien que… le diable seul… Quelle importance ? (On entend, de très loin, les sons d'un violon et d'une harpe.)

ANDRÉ
Notre ville sera déserte. Comme si l'on mettait une cloche dessus. (Un temps.)
Il s'est passé quelque chose, hier, près du théâtre. Tout le monde en parle, et moi, je ne suis pas au courant…

TCHÉBOUTYKINE
Ce n'est rien. Des bêtises. Soliony a cherché querelle au baron, celui-ci s'est emporté et l'a insulté, finalement les choses ont mal tourné, Soliony a été obligé de le provoquer en duel. (Il regarde sa montre.)
Je crois qu'il est temps… À midi et demi, dans le bosquet de la Couronne, celui qu'on voit d'ici, derrière la rivière. Pif-paf ! (Il rit.)
Soliony se prend pour Lermontov ; c'est qu'il écrit des vers ! Mais, plaisanterie à part, c'est tout de même son troisième duel.

MACHA
À qui ?

TCHÉBOUTYKINE
À Soliony.

MACHA
Et au baron ?

TCHÉBOUTYKINE
Quoi, au baron ? (Un silence.)

MACHA
Tout s'embrouille dans ma tête… il ne faut pas les laisser faire. Il pourrait blesser le baron, et même le tuer.

TCHÉBOUTYKINE
Le baron est un brave homme, mais un baron de plus ou de moins, qu'est-ce que ça peut faire ?
Tant pis ! Cela m'est égal. (Derrière le jardin, on crie : Hou-hou ! Hop-hop !)
Tu attendras bien !
C'est Skvorzov, le témoin, qui crie. Il est dans une barque. (Un silence.)

ANDRÉ
À mon avis, il est tout simplement immoral de prendre part à un duel, ou d'y assister, même en qualité de médecin.

TCHÉBOUTYKINE
Une idée que vous vous faites… Nous ne vivons pas, il n'y a rien en ce monde, nous n'existons pas, nous le croyons seulement… Et n'est-ce pas bien égal ?…

MACHA
Et je te parle, je te parle, toute la sainte journée… (Elle fait quelques pas.)
Supporter ce climat, à chaque instant il peut tomber de la neige, et encore ces conversations par-dessus le marché. (Elle s'arrête.)
Je n'irai pas dans cette maison, je ne peux pas. Dès que Verchinine viendra, prévenez-moi. (Elle marche dan l'allée.)
Des oiseaux migrateurs, déjà… (Elle lève la tête.)
Des cygnes ou des canards… Mes chers, mes bienheureux… (Elle sort.)

ANDRÉ
Quel vide dans la maison ! Les officiers s'en vont, vous aussi, ma sœur va se marier, je resterai tout seul.

TCHÉBOUTYKINE
Et ta femme ? (Entre Feraponte, qui apporte des papiers.)

ANDRÉ
Ma femme, c'est ma femme. Elle est honnête, correcte, peut-être bonne, mais il y a quelque chose en elle de mesquin, d'aveugle, de rugueux au toucher, au niveau de l'animal… Elle n'est pas tout à fait un être humain. Je vous le dis comme à un ami, le seul à qui je puisse ouvrir mon cœur.
J'aime Natacha, c'est vrai, mais elle me paraît parfois extrêmement vulgaire, et alors je m'y perds, je ne comprends plus pourquoi je l'aime à ce point, ou pourquoi je l'ai aimée…

TCHÉBOUTYKINE (se levant.)
Je partirai demain, mon vieux, nous ne nous reverrons peut-être plus jamais, alors un conseil
prends ton bonnet, un bâton, et pars… pars, et marche sans regarder en arrière. Et plus tu iras loin, mieux ça vaudra. (Au fond de la scène passent Soliony et deux officiers. Soliony s'approche de Tchéboutykine, les officiers sortent.)

SOLIONY
Docteur ! Il est temps, bientôt midi et demi. (Il salue André.)

TCHÉBOUTYKINE
J'arrive. J'en ai marre de vous tous. (À André :)
Si quelqu'un me demande, Andrioucha,

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